Del 2

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Ta tjuren vid hornen.

 L’idée de devenir travailleur de l’au-delà venait de mon grand-père. J’avais toujours été fasciné par ses récits sur les contrées de l’En-dessous et l’Au-dessus, les esprits et leurs domaines… Ainsi, lorsqu’il me parla de l’ESM [1], je n’hésitai que peu avant de d’y envoyer ma candidature. Le plus dur dans l’affaire fut de convaincre mes parents. Mon père était avocat et ma mère médecin. Autant vous dire que la manciologie était très mal placée dans la liste des carrières qu’ils m’envisageaient -d’autant plus que l’école se situait en Autriche. J’obtins finalement leur aval à forces de promesses et compromis.

 Après trois ans passés dans l’école, je devais admettre que la formation m’avait quelque peu déçu. Très théorique ; trop, sans doute. La seule en Europe, néanmoins. Je me retins bien d’émettre le moindre soupir devant mes parents, ils n'en auraient été que trop satisfaits. Je compensai toutefois les lacunes de l’enseignement par des rencontres incroyables en la personne de mes camarades. Nous venions des quatre coins de l’Europe et avions visiblement tous des chauves-souris dans le beffroi. De quoi créer des amitiés indéfectibles… et parfois plus.

 L’agitation durant le début de cette troisième année fut grande puisqu’au terme de celle-ci devait avoir lieu notre fameux stage pratique. Certains voulaient effectuer leur stage chez des artisans ésotériques [2], d’autres dans des librairies spécialisées comme la Dullahan Bookshop au Pays de Galle [3], pas très loin de chez moi. Je n’avais personnellement pas tergiversé : mon stage se déroulerait dans une agence de chaïrétique. C’était mon rêve depuis longtemps et je comptais bien en faire une réalité.

 Je demandai à l’école la liste des agences en Europe. Il y en avait dix-huit et toutes avaient répondu positivement à la possible venue d’un stagiaire. Après plusieurs tris de ma part, il en restait quatre : une en Grèce, une en Angleterre, une en France et une en Pologne. Je demandai ensuite conseil à mes professeurs et l’un d’entre eux fit un commentaire étrange : « pour celle-là, j’hésite entre l’éviter à tout prix et faire tout ton possible pour y aller. »

 La remarque piqua mon intérêt tant en bien qu’en mal. D’un côté, il s’agissait d’une agence très ancienne réputée ayant de nombreux contacts avec l’Outre-monde. J’observais de l’autre des réactions étranges lorsque j’en évoquais le nom. De l’appréhension, souvent. Parfois, de l’admiration. Du dédain, même.
Là où j’aurais sans doute dû laisser tomber l’agence Vermeil et opter pour l’Anatoloïkos [4] en Grèce, je fis ce que je pensais alors être une grosse bêtise : je pris mon téléphone.

 Tout en attendant que quelqu’un décroche à l’autre bout du fil, je me demandais avec une nervosité croissante ce qui me prenait. Je n’en eus pas longtemps le loisir en tout cas puisque l’on répondit -une voix de femme. Je me présentai avec mon meilleur français et expliquai sommairement les raisons de mon appel. Mon interlocutrice me demanda aussitôt si je préférais continuer la conversation en anglais, ce qui retira un poids de mes épaules mais me fit douter de mon accent. La femme s’avéra être Elodie Vermeil, co-propriétaire de l’agence. Elle se montra chaleureuse et répondit à mes diverses interrogations. Au fur et à mesure que nous discutions, je comprenais de moins en moins la défiance de certaines personnes envers leur agence. Peut-être des a priori datant des précédents gestionnaires.

 Au bout d’un certain temps, il m’apparût comme une certitude que l’agence Vermeil serait ma destination. Je demandai une nouvelle fois à madame Vermeil s’ils accepteraient ma demande de stage. Elle répondit par l’affirmative, se déclarant enthousiaste à l’idée de recevoir quelqu’un. Elle me prévint néanmoins que son frère était parfois un peu difficile. Ayant moi-même des frères et sœurs, je me dis qu’effectivement, ce ne devait pas toujours être facile au travail.

 Finalement, Mme Vermeil me dit « que tout était parfait » et qu’elle attendait avec impatience ma venue. Je la remerciai de tout mon cœur et elle raccrocha.

 Je reposai mon téléphone sur mon bureau, les mains tremblantes d’excitation. J’envoyai immédiatement un mail à l’administration de l’école pour leur présenter officiellement mon choix. J’envoyai ensuite un message à mes deux meilleurs amis, Damaris et Luis, pour leur annoncer la nouvelle. Puisque nous étions vendredi, nous décidâmes d’aller faire la fête avec le reste de la promo dans un bar situé non loin de l’école.

 J’avais cependant une autre raison d’aller à cette soirée, outre célébrer mon stage : il fallait que je discute avec Elena. Elle était présente.
Notre couple ne se portait pas très bien : la flamme s’était affaiblie entre la deuxième et la troisième année et les longs moments passés à effectuer des démarches au premier semestre avaient enfoncé le clou. Le fait était que nous ne passions plus autant de temps ensemble, ni n’étions aussi heureux quand nous nous voyions. Fort heureusement, elle pensait la même chose et ce fut non sans regrets mais néanmoins à l’amiable que nous conclûmes notre histoire.

 Je bus beaucoup ce soir-là, espérant noyer les relents de solitude qui commençaient à m’étreindre. Damaris partit avant la fin de la soirée avec un garçon rencontré au bar. Ainsi, Luis et moi-même retournâmes sans elle à nos pénates respectifs. Le trajet fut d’ailleurs plus long dans ce sens.

 En arrivant devant la résidence, je me sentis soudain triste. Je proposai à Luis un dernier verre dans ma chambre afin de retarder encore un peu le moment où je me retrouverais seul chez moi. Il accepta sans se faire prier.

 Une bière à la main, Luis me demanda comment je me sentais par rapport à Elena. Je lui répondis la vérité : que je me sentais tout à coup très seul. L’alcool ne devait pas aider. Luis me fit un gros câlin comme seuls les meilleurs amis savent en faire puis essaya de me faire rire, me rappelant que Damaris, nous ayant lâché pour son matamore, devait se sentir moins seule que nous. Je me mis à rire et à pleurer en même temps. Luis me fit un nouveau câlin. Enfin, après avoir fini sa bière, il m’envoya au lit en bon papa-poule qu’il était. Il attendit que je sois couché, puis me souhaita bonne-nuit et rentra chez lui.

 Une fois la lumière éteinte, je craignais ne pas réussir à m’endormir. Finalement, grâce à la fatigue émotionnelle de la journée et aux quelques cocktails dans mon estomac, je réussis à rejoindre les bras de Morphée, mes dernières pensées non pas dédiées à Elena mais bien à l’aventure qui m’attendait en France.

[1] L’Ecole Européenne de Manciologie fut fondée en 1986 à la suite des accords de Kolding (1984). Durant ces accords, il fut décidé d’élaborer une formation manciologique commune à tous les pays d’Europe et en conséquence de créer une école afin de rompre avec les méthodes d’autrefois. En effet, avant la création de l’EEM, les détenteurs du savoir manciologique choisissaient leurs élèves et les formaient afin que ceux-ci prennent leur suite. Ainsi, nombreux étaient les établissements où se succédaient les membres d’une même famille.

On observa de nombreuses controverses durant l’élaboration de la formation manciologique commune, chaque pays étant légataire de ses us et traditions. Les débats les plus âpres purent être constatés lorsqu’il fut question de l’interprétation des textes fondateurs à enseigner. Un compromis fut obtenu au prix de nombreuses coupures dans les enseignements des grands mythes.

L’EEM fut installée dans les anciens locaux des archives démonologiques de Salzbourg, inoccupés depuis l’intercession de l’En-dessous de 1875, ou Intercession de Salzbourg (plus de détails dans les ouvrages d’histoire des mancies).

En termes de diplôme, l’EEM délivre l’équivalent d’un master.

[2] Artisan ésotérique : fabricant d’objets utilisés par les travailleurs de l’au-delà. Les mantiquistes fabriquent les instruments de divination ; les apothicaires cultivent et préparent les diverses plantes et minéraux destinés aux arts magiques et rituels ; enfin, les glyphistes élaborent les outils utilisés dans les contacts avec l’Outre-monde. Un des objets les plus utilisés est l’anneau d’Eldritch. Celui-ci permet aux êtres humains de réaliser de la thaumaturgie.

[3] La Dullahan Bookshop de Swansea, Pays de Galles, est la plus ancienne librairie manciologique du Royaume-Uni.

[4] L’Anatoloïkos de Thèbes est l’agence de chaïrétique officiant en Grèce de manière discontinue depuis le troisième siècle après Jésus-Christ. Le nom de l’agence vient de sa divinité tutélaire, Hélia, la Couronne de Lumière.

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