Chapitre V : La sorcière du bois de Mavën

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Comme prévu, chaque jour, Ihlo reçut sa paye. Une poignée de bulirs, de six à huit par jour, mais pour elle, c'était amplement suffisant. Sa bourse était regonflée par les pièces de monnaie, et le travail semblait devenir plus facile : en réalité, pour la jeune gnome, l'effort était désormais moindre, tant elle s'était habituée à travailler sous un soleil de plomb.

En vue de sa deuxième et dernière semaine de travail chez Sigrida et Jolfur, le temps changea brutalement. Des trombes d'eau tombèrent du ciel à n'en plus finir, et Ihlo ne pouvait plus dormir dans son cabanon de bois, où la pluie s'écoulait par les failles du plafond. Sigrida et Jolfur avaient égé contraints de la laisser dormir dans leur petit salon, ce qui arrangeait bien la jeune gnome. Mais ce temps avait aussi ses mauvais côtés : le travail était de plus en plus pénible. Lorsqu'elle rentrait à la ferme, Ihlo était recouverte de boue de la tête aux pieds. En outre, Sigrida et Jolfur étaient très irritables à cause de la météo, et ne cessaient de lui hurler dessus, lorsque l'occasion se présentait.

Pourtant, un soir, alors que la tempête faisait rage, dehors, et qu'ils dînaient tous trois sur la table de la cuisine, l'ambiance était calme. Sigrida avait préparé un ragoût de lapin aux céréales, qui ressemblait davantage à un soupe épaisse et brune, et dont le goût était fade. Ils soupaient tranquillement, lorsque Jolfur leva le nez de son bol en s'exclamant :

— Est-c'que vous connaissez la légende de la sorcière de Mavën ?

Sigrida leva un sourcil, et fronça le nez.

— Oh, ça suffit, toi, avec tes histoires ! Quel maraud t'a encore raconté c'la ?

— Eh non, ma soeur, c'est un légende qui se transmet de génération en génération, dans not' famille ! C'est bien étrange que tu n'en n'ai pas entendu parler, toi et ta grosse tête !

La fermière soupira sèchement, et Ihlo se recroquevilla sur sa chaise. Parfois, les disputes de ses deux employeurs étaient terribles, et faisaient trembler la maison. Mais le frère ne releva pas, et poursuivit :

— L'on m'racontait qu'il existait une sorcière, une femme malfaisante et secrète, qui vivait dans l'bois d'Mavën, à quelques lieux d'ici, raconta-t-il de sa voix bourrue. Elle contrôlait la nature, elle lisait l'avenir dans les flaques d'eau où s'reflétait les étoiles, elle était porteuse de messages ! L'on m'racontait aussi qu'elle attirait parfois les voyageurs, juste avec d'la magie ! Ils se faisaient parfois piéger et manger, mais des fois, elle les épargnait, mais elle leur délivrait des messages si incroyables que les pauvres hommes en restaient figés !

Il fit une pause dans son récit, souriant malicieusement. Il attrapa un verre d'eau et le but d'une traite.

— L'bois est pas loin, mais la vile femme se cache en son coeur, très loin, si bien que personne ne peut vraiment affirmer l'avoir vue, car il fait sombre, là-bas...

— Sottises ! coupa Sigirda. Une telle personne ne peut pas exister, pauv' imbécile ! La personne qui t'a conté c'la devait être bien saoûlée !

— Tu n'en sais rien, espèce de vieille pie ! gronda Jolfur. Je suis persuadé qu'la sorcière de Mavën existe !

— Et bien va donc, va la voir ! Tu t'feras mordre par les loups, et je serais bien heureuse, sans ta tête de bouc sournois !

Ils continuèrent à se cracher dessus, puis s'arrêtèrent, lorsque la petite voix d'Ihlo monta jusqu'à eux :

— Je, hum, désolée de vous interrompre mais... Je pars demain soir.

Le frère et la soeur se regardèrent un instant sans comprendre, puis se rassirent, les yeux ronds.

— Déjà ? siffla l'homme, en reposant la cuillière qu'il avait vivement saisi durant sa dispute.

— Oui, ça va faire deux semaines que je travaille ici, et, avec ce temps, je ne suis plus bonne à rien, ajouta la gnome. Navrée, mais j'ai un voyage à reprendre, moi.

Le visage de Sigrida se ferma, et elle saisit brusquement son bol de ragoût. Elle le posa sur la cuisinière, puis s'en fut à pas rageurs à l'étage. Ihlo et Jolfur restèrent là, interloqués. Puis, le paysan se leva à son tour, laissant la gnome seule, attablée devant son assiette à peine entammée. Etonnée de leur réaction, elle n'insista cependant pas sur ce sujet, et alla s'installer sur le canapé qui était mis à sa disposition, dans le salon.

Cependant, cette histoire de sorcière hanta Ihlo durant toute la nuit, et elle ne parvint pas à fermer l'oeil. Elle avait l'impression que la clairvoyante qui vivait dans le bois de Mavën l'appelait, et se sentait inexplicablement attirée vers ce lieu. Durant le peu de temps où elle put fermer les yeux, elle entrapercevait les arbres menaçants d'une forêt battue par le pluie, harcelée par de violentes bourrasques. Comment pouvait-elle songer d'un lieu qu'elle ne connaissait pas ? Aurait-elle été ainsi tourmentée si Jolfur n'avait pas parlé de la sorcière de Mavën ?

Le lendemain, Ihlo travailla avec difficulté aux champs. Il pleuvait dru, et, alors qu'elle se démenait pour terminer de préparer la terre à l'approche de l'hiver, Sigrida tricotait et Jolfur fumait, tous deux étant à l'intérieur de leur maison. La jeune femme rentra tard, alors qu'il faisait déjà froid et nuit. Elle dut laver ses vêtements, puis attendre qu'ils sèchent, avant de s'en revêtir à nouveau. Jolfur semblait un peu gêné de la laisser partir par une telle tempête, après tout ce qu'elle avait fait pour lui et sa soeur, mais Ihlo était catégorique : elle devait partir ce soir, ou jamais.

Elle marcha donc, en plein orage, la pluie battant sur la cape cirée qui la recouvrait. Elle ne voyait pas grand chose, et s'appuyait sur le muret bordant la route pour ne pas la quitter. Aveuglée par la pluie, elle ne savait pas trop où aller, quand un éclair plus lumineux que les autres éclaira une épaisse forêt bordant le chemin pavé. En désespoir de cause, Ihlo s'élança en direction de ce bois, songeant être à l'abris sous ces arbres. Elle n'avait pas peur que la foudre allume l'un des pins ou l'un des hêtres, la pluie aurait vite fait de l'éteindre.

Une fois à couvert, les trombes d'eau qui s'écoulaient du ciel semblèrent se raréfier, et un calme apaisant envahit la forêt. L'orage était terminé, et seule la pluie tombant sur les feuilles générait un bruit de fond. La gnome s'assit sur les racines d'un chêne aux feuilles rousses, scrutant les sous-bois sans vraiment y voir quelque chose. Soudain, même les gouttes se turent, et un silence pesant s'imposa.

C'est à ce moment là qu'Ihlo se souvent de la légende de la sorcière du bois de Mavën. Etait-elle au coeur de cette forêt ? Elle frissonna, et l'impression d'être observée l'envahit. Un craquement dans son dos la fit se lever brusquement, mais elle ne se retourna pas. Un autre bruissement retentit, et la jeune gnome, prise de panique, s'éloigna dans la forêt. Maintenant que la pluie était passée, elle n'avait qu'à sortir de ce maudit bois, rejoindre la route... Mais elle était inexorablement attirée vers un autre point, bien plus enfoncé dans la forêt, vers son coeur même.

Seuls les bruits de ses pas sur le tapis de feuilles mortes couvertes d'eau pluviale perçaient le silence. Ihlo avait peur, la nuit semblait se refermer sur elle. La gnome souhaitait sortir du bois, mais son corps ne paraissait pas d'accord avec elle, et l'entraînait encore plus profondément.

Tout d'un coup, deux formes humanoïdes hautes de deux bons mètres sortirent des arbres. Des arbres ? En effet, les créature avaient quitté l'écorce, comme si elles en avaient fait partie quelques secondes plus tôt. Les bêtes avaient des visages humains, mais ce n'était pas de la chair qui les recouvrait, mais bien de longues lianes brunes et solides. Une lumière verte flottait à l'intérieur de cette prison de racines, et des trous percés dans leurs faces faisaient sans doute office d'yeux. Jamais Ihlo n'avait vu ou entendu parler de pareilles créatures, et cela renforça son sentiment d'effraiment.

Soudain, une silhouette drapée de blanc sortit de derrière les fourrés. Son visage était ridé, strié de cicatrices, et ses yeux d'un vert lumineux étaient magnifiques, contrastant avec son aspect de vieille femme. Ses doigts longs et crochus se promenaient sur les troncs d'arbre, tandis qu'elle avançait vers Ihlo et les deux monstres de racines. Ces deux dernières avaient enlacé la jeune gnome de leurs doigts de liane extensibles, et la maintenaient de sorte à ce qu'elle ne puisse s'enfuir.

Là-bas rode le danger,

Là-bas, dans les monts inhospitaliers,

Les bras du chaos s'approchant du joyau

Et le monstre se dressant, tout en haut.

Seul un coeur pur et endurant

Saura briser les chaînes du mensonge

Et mettra fin au règne du tyran

Laissant place à de nouveaux songes.

La voix de la sorcière de Mavën était rocailleuse, sombre, rauque, effrayante, mais plongea Ihlo dans une transe sans nom. La forêt sombre qui entourait la gnome se flouta, et une intense lumière rouge envahit sa vision. Les paroles de la vieille femme résonnaient dans ses oreilles tels de profondes lamentations. Ihlo aperçut, dans cette épaisse brume pourpre, l'immense silhouette d'un monstre haut comme une colline, mais dont elle ne pouvait voir les détails. Un hurlement strident lui parvint, et la transperça comme la lame d'un glaive. La jeune femme en eut le souffle coupé, et, une nouvelle fois, sa vue se troubla. Un crépitement de flammes résonnait autour d'elle, et les cris s'intensifièrent, comme si une horde de monstres maléfiques la poursuivait sans relâche. Les poumons d'Ihlo cherchèrent vainement de l'air, puis ses yeux se fermèrent et tout devint noir.

Lorsqu'elle se réveilla, il faisait déjà jour, et des gouttelettes de pluie tombaient des branches des arbres qui formaient la canopée de la forêt. La gnome se leva avec difficultés, tout en époussetant sa cape pleine d'épines de pin et de feuilles mortes. La lumière était grise, et un léger brouillard serpentait entre les arbres. Elle inspira et expira longuement, pour se débarrasser de l'impression d'étouffement qu'elle avait eue durant son rêve. Mais était-ce réellement un rêve ? songea-t-elle, tout en se levant.

Il n'y avait plus aucune trace de la sorcière et des deux créatures de bois. Ihlo secoua la tête, pour s'assurer qu'elle était bien éveillée. Les paroles de la sorcière résonnaient en un bourdonnement monotone dans son crâne. Qu'est-ce que c'était ? A-t-elle prédit mon avenir, comme l'avait prédit Jolfur ? Elle rabattit sa capuche sur sa tête, et marcha en direction de la sortie du bois de Mavën. Sa rencontre avec la sorcière avait marqué son esprit au fer rouge, et la prophétie énoncée par la femme de la forêt la tourmentait encore. Mais pourquoi avait-elle été attirée dans le bois ? Et que signifiaient ces mots ? Ihlo l'ignorait encore, mais, pour l'heure, elle devait poursuivre son voyage, et trouver une ville où elle pourrait se reposer.

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