Chapitre III : La frontière

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Le lendemain matin, Ihlo s'éveilla tôt : le soleil ne pointait qu'un tout petit peu derrière les montagnes lointaines, et il devait être environ six heures du matin. Elle avait dormi de la pire des manières : en position assise. De plus, les pierres du muret lui avaient ankylosé le dos, et le froid avait tout de même pénétré ses trois épaisses couvertures de laine filée. Elle battit un instant des cils, encore épuisée, mais comprit qu'elle ne pourrait pas se rendormir. Elle décida de se lever et de continuer à marcher ; de toute manière, plus tôt elle atteindrait la frontière, mieux ce serait.

Elle ramassa donc le tas de couvertures éparpillées au sol contre lesquelles elle avait dormi durant la nuit, et entreprit de les plier et de les faire rentrer dans son sac. Pour se donner un peu de courage, elle avala une de ses tranches de jambon de chèvre salé, puis se mit en route. Elle marcha une bonne heure dans une presque-ombre qui lui donnait l'impression d'être observée de partout, étrange opression de son esprit, jusqu'à ce que l'éclatant soleil de Brûlefeuille jaillit de derrière les monts et les nuages accrochés aux cimes des Perce-Ciel. Une douce chaleur envahit ses habits de cuir et elle se détendit. Même si elle était une gnome, elle avait l'espoir de passer la frontière avant midi.

Elle voyagea jusqu'au zénith du soleil, où elle se nourrit à nouveau d'une pomme, aussi dure et sèche que celle de la veille, mais son acidité lui donna quelques forces. Ihlo ne songeait déjà plus à son petit village dans la forêt de Lorhi, elle pensait avec appréhension au passage de la frontière. Les gnomes n'étaient pas appréciés et les frontières entre Yhujal et Rhulvas étaient gardées par des hommes de l'Empereur, en majeure partie des humains, qui pourraient lui refuser le passage pour deux raisons : elle était une gnome, et elle était une femme, une jeune femme, qui n'avait pas le privilège d'être mariée et donc de bénéficier du respect des autres hommes. Souvent sa mère l'avait-elle mise en garde : « Les hommes sont souvent attirants et fiers comme des coqs, mais encore plus fréquemment ce sont des crapules. Tant que tu ne seras pas sous la protection d'un mari, ils n'auront cesse de te tourner autour, avec pour but de se servir de toi comme d'un objet. Ne fait pas confiance aux hommes mauvais, Ihlo. » Mais alors à quels hommes faire confiance ? Cela restait un mystère pour la jeune femme, qui avait d'autant plus de mal à s'imaginer des hommes tourner autour d'elle comme des vautours affamés, à cause de la race à laquelle elle appartenait.

Enfin, au loin, elle aperçut la muraille qui formait la frontière. Longue de centaines et de centaines de milles, elle était constituée d'un haut mur de pierre et de métal, épais de deux mètres et haut du double. Sur son chemin de ronde, en haut, patrouillaient nuit et jour des soldats de l'Empereur, mais surtout aux points de passage, le reste de remparts étant suffisamment hauts et lisses pour empêcher les habitants des deux royaumes de passer. La frontière entre Yhujal et Rhulvas s'ouvrait en divers passages, douanes contrôlées par des soldats souvent irrités par leurs heures de travail. En voyant la crête et les postes de contrôle de la frontière au loin, Ihlo eut un léger mouvement de recul ; elle se figea. Ils ne me laisseront jamais passer... songea-t-elle, un peu prise de court par la situation.

Elle eut alors une idée. Elle rabattit sa capuche sur sa tête et cacha ses cheveux brun-roux dans son dos. Elle adopta une marche un peu plus bourrue, propre à ceux qui étaient surnommés « les hommes aux joyaux ». Pas peu fière de son déguisement improvisé, elle marcha en direction de l'imposant mur qui allait déterminer le sens de son voyage, du moins, pour le moment.

Une file d'attente composée de quatre ou cinq groupes ou personnes seules attendaient devant le poste de passage. Ihlo gardait la tête basse, de peur d'être prise pour ce qu'elle était réellement, une saleté de gnome, comme ils pourraient dire.

Enfin arriva son tour. Elle se présenta devant le comptoir des gardes et dut presque se dresser sur la pointe de ses orteils pour qu'elle puisse voir le soldat qui s'occupait du passage. Celui-ci était coiffé d'un bonnet brun portant l'emblème de l'Empire, un dragon les ailes déployées et la gueule ouverte, sur un fond rouge vif, symbole de la puissance. Il paraissait épuisé, de larges cernes violacées pendaient sous ses yeux d'un brun morose. Sa barbe était mal entretenue, sauvage et irrégulière. Il leva les sourcils en voyant Ihlo s'approcher, mais ne bougea pas d'un poil, le poing appuyé contre la joue gauche pour supporter le poids de sa tête.

— A qui ai-je l'honneur ? demanda-t-il d'une voix morne.

— Ihlo Diëhr, répondit celle-ci d'une voix qu'elle espérait plus bourrue que son habituel timbre. Du peuple des nains.

— Que diable une naine venait-elle faire en Yhujal ? souffla le soldat.

— Je... Je rendais visite à un cousin vivant loin de ses montagnes, déclara Ihlo, plutôt convaincue de son mensonge. Je rentre chez moi, aux Monts Feux-des-Cieux.

— Ihlo... répéta le garde en notant quelque chose sur un morceau de parchemin posé sur le comptoir. Drôle de nom pour une naine. Je vais vous demander de retirer votre capuchon, dame Ihlo.

A cette annonce, la gnome palit. Son visage n'était pas assez rond pour être celui d'un de ses cousins éloignés, et ses cheveux étaient introuvables parmi les nains, de leur couleur flamme et terre brûlée. Le regard du soldat se fit insistant et soupçonneux, et Ihlo fut contrainte de lui obéir. Lentement, elle retira sa capuche, priant de toute son âme que l'homme à l'air fatigué la laisse passer sans rien dire. Cependant, il recula d'un pas, les yeux étonnés, les sourcils froncés d'incompréhension et... de dégoût ?

— Une gnome ! s'exclama-t-il. Par les dieux ! Vous avez menti, vile femme !

Ihlo baissa la tête, abattue. Tous ses espoirs de franchir la frontière et de se reconstruire une vie en Rhulvas s'évanouirent en un bref instant. Cet air triste et profondément déçu parut légèrement attendrir le garde, qui revint à son comptoir et se pencha pour fixer Ihlo.

— Une gnome, souffla-t-il. Je n'en avais jamais vu avant. Difficile de croiser la route d'êtres qui se terrent dans des grottes souterraines comme des animaux.

Ihlo releva brusquement la tête, révoltée par tant de bêtise. Elle savait que certains membres de son peuple s'étaient creusés des maisons dans la terre, mais leurs trous étaient beaux et bien entretenus, à ce que lui avait dit sa mère, et ils vivaient là pour une question de tranquilité et de géothermie. Elle se planta devant le poste, les joues rouges de colère.

— Qui vous a raconté de telles inepties ? s'écria-t-elle, ce qui fit sursauter l'homme au chapeau. J'habitais dans une maison avec ma pauvre mère, une petite et très coquette maison !

L'homme la toisa avec interrogation, un sourcil levé. A l'évidence il avait du mal à s'imaginer un gnome vivant dans une maison comme tout être civilisé.

— Comprenez que je suis plus apte à croire ce que l'on m'a appris durant toute mon enfance, plutôt que d'écouter l'une des misérables de cette espèce ! déclara-t-il. Vous n'êtes que de petits êtres méprisables creusant des galeries à la manière des taupes, et de plus si laids !

Le visage d'Ihlo se ternit. Comme les propos du soldat la blessaient... Sa mère lui avait pourtant parlé maintes fois de cette affreuse vérité, mais entendre de telles insultes de la bouche de quelqu'un d'inconnu, et qui plus est d'un ton neutre et détaché... Ses sentiments étaient partagés entre la tristesse et la colère. Cependant, la jeune gnome jugea plus sage d'éviter la conversation.

— Alors, puis-je passer ? demanda-t-elle, espérant de tout son coeur que le garde soit convaincu par son air fatigué et abattu.

— Et bien... sembla hésiter le soldat. Compte tenu du fait que vous m'avez menti, je ne suis pas autorisé à vous laisser passer. De plus, je vais être la risée de mes collègues si j'avoue que j'ai laissé filer quelqu'un de votre espèce.

Cette fois-ci, une colère bouillonante grimpa en Ihlo, et elle se retint cependant de taper du poing sur le comptoir. Vraiment, elle en avait plus qu'assez des injustices qui la touchaient, elle qui ne demandait qu'à être normale... Sa vue se brouilla un court instant, mais elle réprima ses larmes, et rabattit la capuche sur sa tête, avec l'indélébile sentiment de n'être qu'une pitoyable créature. La vie était si injuste avec elle...

Cependant, le soldat de service remarqua cet air affligé et triste, et son coeur se serra, malgré le dégoût qu'il éprouvait à l'égard de cette jeune gnome aux cheveux brun-roux. Il se pencha par-dessus le comptoir de bois et de métal, et héla Ihlo qui s'en allait à pas traînant.

— Madame Ihlo ! Venez, approchez ! Vous voir ainsi me met al à l'aise, alors je vous accepte le passage pour soixante bulirs !

— Soixante ? s'étrangla la gnome, ébahie face au toupet de cet horrible homme. C'est bien plus que ce que j'ai au fond de ma bourse !

— Combien transportez-vous, créature ?

— Cinquante bulirs, tout au plus ! Je n'ai pas assez pour vous payer...

Le soldat se mordit la lèvre, partagé, puis déclara dans un chuchotement, pour que personne ne l'entende :

— Très bien, cinquante bulirs et vous passez la frontière.

— Vous me dépouillez de tout mon argent ! geignit Ihlo, profondément blessée. Vous n'en feriez pas autant pour une elfe ou une naine !

— C'est à prendre ou à laisser, gronda l'homme en passant une main leste dans ses cheveux noirs comme le charbon. Vous pouvez toujours rebrousser chemin, mais mon offre n'est pas éternelle.

Ce fut au tour d'Ihlo d'hésiter. Cinquante bulirs, ce n'était pas rien... De plus, elle n'aurait plus un sou pour se payer une chambre ou même un repas, une fois en Rhulvas. Mais avait-elle fait tout ce chemin pour rien ? Aurait-elle le courage de rentrer à Hameek, hantée par les souvenirs de la mort de sa mère ? Elle se tourna avec regrets vers le soldat de l'Empire, et vida sa bourse sur le comptoir devant lui.

— À présent laissez-moi passer, ordonna-t-elle d'une voix neutre, inexpressive.

— Avec plaisir petite dame, répondit-il avec un horrible sourire carnassier qu'Ihlo lui aurait bien arraché si ses bras n'étaient pas trop courts pour l'atteindre.

Il actionna un levier caché dans le bureau où il se trouvait, et les lourdes portes blindées de la frontière s'ouvrirent lentement, tout en grinçant avec un bruit fort et déplaisant. Le coeur battant, Ihlo s'engagea sur le sentier, laissant le Yhujal et le long mur de la frontière derrière elle.

Elle débutait enfin son voyage.

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