Pablo ou la gentillesse

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Outre les cours d’anglais, nous échangions avec des étudiants Chinois par le biais d’une autre activité, organisée par le département de français. Chaque semaine, dans un café ou dans une salle vide, de nombreux élèves venaient discuter avec nous sur divers sujets, dans la mesure de leurs capacités. Les élèves de première année tendaient surtout une oreille attentive pour récolter les dialogues entre les vétérans et les natifs.

Nous n’étions qu’une dizaine de Français sur le campus, et certains ne souhaitaient pas y participer, ce qui faisaient que chaque groupe de discussion accueillait presque six à huit Chinois pour un seul Français. De quoi épuiser la personne qui pourtant transmettait sa langue maternelle.

Ce contact direct avec des jeunes de notre âge, parfois même en dessous, nous apportait une certaine fraîcheur qui détonnait avec l’aura dégagée par les personnes âgées du site, attachées à la tradition. Malgré diverses réticences, certains n’hésitaient pas à braver la censure du parti et critiquer ce qui ne leur plaisait pas. Fu séchait dès que possible ses cours de pensées maoïstes en amphithéâtre, qu’il jugeait soporifiques et non constructifs. Il ne cachait pas non plus son soutien à la République de Taïwan et aux manifestations de Hong-Kong. Fan de Lady Gaga autant que de variété chinoise, il incarnait le paradoxe parfait. Fu, ainsi que tous ceux que j’ai pu rencontrer et dont l’esprit n’était pas voilé par le rideau politique, s’exprimait sans filtre et par des biais officieux.

Un mélange culturel constant est, selon moi, la meilleure façon pour apprendre une langue étrangère. Deux de mes camarades de Lyon n’osaient pas s’exprimer en mandarin et restaient cloitrées chez elle, limitant les rencontres et les interactions. Il y a certaines injustices sur lesquelles il est impossible d’opérer : nous appartenions à différents niveaux de classe et donc passions différents niveaux de difficulté en examen. Toutefois, nos notes étaient traduites de manière similaire dans notre université en France. Ainsi, un quatre-vingts sur cent dans une classe avancée nous rapportait autant que la même note en novice. Ces filles fréquentaient donc les niveaux les plus bas, avec un mandarin stagnant sur les bases, mais ont obtenu leur licence de langues étrangères avec mention grâce à ce système. Il ne restait plus que l’épreuve de pratique une fois en entreprise pour les tester.

Pour le reste, baigner dans un univers multi linguiste aiguise les sens, habitue l’oreille à des sonorités exotiques et la forme à reconnaitre le japonais du coréen ou du chinois. Même s’il était parfois épuisant de rester constamment aux aguets, cette union des expériences, autour d’un même feu, réchauffait nos âmes endolories par la distance qui nous séparait de nos familles respectives.

Malgré cela, il était parfois bon de se retrouver entre Français, à ne pas réfléchir à chaque phrase afin d’éviter la faute de grammaire ou d’enclencher son cerveau en mode traducteur pour déchiffrer son voisin.

Un autre de nos plus proches amis s’éloignait de temps en temps près de ses amis hispaniques dans le but de se ressourcer. Pablo, jeune Colombien d’à peine vingt ans (les Chinois lui en donnaient trente-cinq, à cause de la barbe), provenait de l’Institut Confucius. Il avait obtenu une bourse d’études d’un an à Dalian pour perfectionner son chinois. Amoureux et génie des langues, il avait étudié six ans le français sans avoir jamais mis les pieds dans nos frontières et le manipulait pourtant avec merveille. Son mandarin lui avait valu, entre autres, le premier prix d’un concours oratoire de la région et, pendant son séjour sur le campus, il cherchait également à mémoriser les alphabets cyrilliques et coréens. Ce zèle tout frais de début d’année l’abandonna rapidement lorsqu’il se rendit compte que le temps n’était pas extensible. Il se révéla également un autre défaut, léthal en Chine : incapable de dire non.

L’administration de l’université, ainsi que les professeurs, demandaient beaucoup d’investissement personnel à ceux qu’ils jugeaient talentueux. Pablo avait le malheur d’être doué et, de surcroît, de posséder un compatriote célèbre. Il ne s’agissait ni de Shakira, ni d’Escobar, mais de Diego, un autre colombien issu de la même ville, Medellin. Ce dernier avait participé, deux ans auparavant, à un concours d’éloquence sur la chaîne de télévision nationale. Après avoir remporté la palme, son avenir dans le pays était tout tracé : l’université de Dalian ne lâcherait pas son joyau. Quoi de mieux donc que de voir débarquer un acolyte de leur champion, tout pimpant et désireux de progresser son putonghua ?

Les victoires de Pablo aggravèrent son cas. Aux fêtes et aux grands événements, le Ban Gong Shi lui proposait, sur un ton qui n’admettait pas la discussion, de chanter en chinois, de déclamer un discours ou simplement de s’exposer au premier rang, les dents blanches en avant pour le rayonnement du prestige de la fac chez les Occidentaux.

Cette pression constante plongea Pablo dans le tabac, qu’il n’avait jamais touché avant d’intégrer l’école, et l’alcool. Il enchainait bière au petit-déjeuner avec deux ou trois paquets de cigarettes par jour puis terminait la soirée autour d’une bouteille de vodka. Le stress lui ouvrait également l’appétit et haussa son poids de quinze kilos (la graisse des plats chinois n’aidant pas).

La transformation d’un homme en une seule année ne saurait rivaliser avec ce à quoi sont confrontés chaque jour les étudiants chinois. Leur intégration en études supérieures ne s’effectue que sur la base du classement du Gaokao, l’équivalent de notre baccalauréat à la fin du lycée. Chaque département de l’université possédait ses propres critères selon la reconnaissance de son enseignement.

Le japonais représentait le meilleur département de DUFL. Ainsi, seuls les plus assidus obtenaient le droit de pénétrer ce cursus réputé. À l’inverse, la licence d’informatique, ruanjian, peu prestigieuse, accueillait des étudiants beaucoup plus bas dans le classement. Fu nous expliquait qu’à Dalian, la plupart de ces élèves n’avait d’ailleurs pas réussi leurs examens. Plus qu’un Parcours Sup, ce Gaokao déterminait le destin de la jeunesse chinoise. Une jeunesse aux repères perdus et en proie à une remise en question sociale contestée par ses aînés.

Travailler dur pour gagner ce que l’on souhaite n’est pas juste un mode de pensée confucianiste, il s’agit d’un pilier de l’esprit chinois. Selon un autre proverbe, le succès ne se paye qu’à la force de trois choses : le sang, la sueur et les larmes. La recette d’une relève brisée de ses rêves et harassée avant même d’avoir atteint sa majorité.

Heureusement, le temps libre ne nous faisait pas défaut et ce melting pot sociétale ne se privait pas pour s’amuser. La grande place près des logements se remplissait dès les premières heures du crépuscule, hormis l’hiver. Au coin des lampadaires, des éclats de voix et des tintements de bouteilles d’alcool aussi divers qu’il y avait de nationalités, chacun apprenait à se connaitre, se découvrir parmi les ombres de ce pays mystérieux.

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