La vie sur le campus et Fu

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Le rush administratif d’arrivée se diluait entre les premiers cours et la vie sur le campus. Des amitiés se formaient, parfois des couples ou des romances d’un soir. Nous apprenions à nous connaître, dans la même galère de l’apprentissage du mandarin.

Les classes étaient séparées en quatre niveaux : rumen[1], pour ceux qui découvraient la langue, chuji[2], zhongji[3] puis gaoji[4]. Marc et Na fréquentaient les classes gaoji. Ryu et Maya se trouvaient dans ma classe. Celle-ci accueillait la doyenne de l’université, une japonaise de soixante-quatorze ans. Plus en forme que nos trentenaires français, et adorable comme un sucre. Malgré l’éloignement entre nos logements (nous devions traverser tout le campus) et les six étages des bâtiments de cours à escalader sans ascenseur, elle n’hésitait pas à nous rabrouer si nous avions le malheur de nous plaindre. Elle passait son temps à nous confier des gâteaux dans le dos des enseignants et à raconter des blagues. Son mari avait longtemps travaillé en Chine et elle s’était décidée à apprendre la langue. Comme quoi, l’amour n’a pas d’âge, et l’apprentissage non plus.

Chaque classe possédait son professeur attitré, dit « principal », auquel les élèves se référaient en cas de problème. Bien souvent, il s’agissait du maître de jichu[5], cours le plus fréquent dans la semaine.

La nôtre était une jeune femme très mignonne, Li. Toujours souriante, elle étudiait encore en master d’enseignement. J’appris plus tard qu’elle était du même âge que Ryu et Na, peu d’écart avec moi. Ces stages improvisés lui servaient de pratique pour valider son diplôme. C’était également elle qui m’avait accueilli à la sortie de l’aéroport, puis qui s’occupait des inscriptions. Un véritable couteau-suisse.

Li laoshi[6] avait beau être jeune, elle ne se montrait pas moins exigeante, autant avec elle-même qu’avec nous. Elle n’hésitait pas à nous faire répéter mille fois les tons jusqu’à tomber juste.

Un détail de sa pédagogie me marqua dès la première semaine et motiva d’un bond mon apprentissage de la langue : le débit de sa voix. Une mitrailleuse à plein régime, le TGV de l’Orient.

Le moteur Ferrari de Li me força à rester concentré pour intégrer toutes ses phrases, si bien qu’après deux semaines, mon cerveau avait pris la forme d’une pastèque. Je n’avais pas le choix, je devais emmagasiner du vocabulaire afin de ne plus buter tous les trois mots lors de mes lectures. La liste établie à chaque leçon ne me suffisait plus, il me fallait habituer ma langue à employer des termes du quotidien.

Une fois de plus, Marc me sauva la mise en me présentant Fu.

Fu étudiait le management et l’économie, et constituait une source d’informations intarissable. Sa mémoire fonctionnait comme un disque dur et pouvait mémoriser un livre en quelques heures. Il n’avait rien à envier à l’iPhone X, sorti à la même époque. C’est triste à dire mais ce jeune homme plein d’espoir est aujourd’hui payé à coups de lance-pierre dans une grande enseigne de vêtements.

Fu est originaire de Harbin[7], près de la frontière sibérienne. La ville est célèbre pour ses températures hivernales extrêmes, jusqu’à moins quarante degrés. Alimenté par un vent du nord, son festival de sculptures de glace, grandiose, attire le monde entier. Je n’ai pas eu l’occasion d’y aller et le regrette amèrement. Le froid s’installait jusqu’à Dalian, où je recensai moins dix-huit degrés en plein mois de janvier.

Fu avait grandi dans une famille paysanne avec sa cadette, sans eau chaude ni repas copieux. Cela le rendait très économe, tout le contraire de Marc, avec qui il passait pourtant le plus clair de son temps. Néanmoins, il ne privait pas ses amis de cadeaux.

Malgré une enfance peu avantagée, son mandarin était le plus clair que je n’avais jamais entendu, excepté celui des professeurs, payés pour. Bien entendu, lorsqu’il téléphonait à sa mère, son argot du DongBei revenait à la charge et nous étions incapables de déchiffrer.

Le mandarin, comme le français ou l’anglais, possède de nombreux accents et dialectes. Ce que l’on pourrait qualifier de langue commune (au centre de la France, par exemple), ou le BBC’s English, est appelé le putonghua[8]. Il est primordial pour tous les métiers de la radio, de la télévision et de l’enseignement. Les candidats passent divers tests et doivent obtenir le maximum afin de communiquer avec le phrasé le plus pur possible. Ceux qui ne s’en occupent pas conservent leur patois. Dans la région où je vivais, le Dongbei hua[9] s’imposait, cousin proche du Beijing hua[10] de Pékin. Toutefois, Dalian possédait également ses propres termes, comme laoke[11] au lieu de liaotian[12].

Ces détails pimentaient nos connaissances de la langue, nous qui vivions enfermés entre les tons et la grammaire. Impossible ne serait-ce que de beugler un « Ch’ais pas » à la manière régionale en pleine classe. L’enseignement restait sérieux et rigoureux.

Une ambiance à contrepied des relations maître-élève. Les professeurs, dès le premier cours, nous donnaient leur nom complet et leur numéro de téléphone. De plus, de l’argent était fourni par la faculté pour nous permettre d’organiser un repas en compagnie de notre professeur-tuteur. La plupart des classes s’entendaient très bien avec eux, certaines même un peu trop. Une maîtresse très entreprenante avait terminé dans le lit d’un étudiant russe.

À l’inverse, la relation avec d’autres restait glaciale, bien que cordiales, et la petite fête se cantonnait aux élèves.

Chaque classe élisait un ou plusieurs délégués, selon l’effectif global, qui s’occupaient d’aider les absents et de transmettre les informations en cas d’activité scolaire. J’eus le malheur de me proposer au second semestre : bien sûr, personne ne souhaitait le devenir, on était avant tout sur le campus pour s’amuser. L’avantage d’être délégué, banzhang[13] en chinois, était la récompense lors de la cérémonie de fin d’études. Pour ceux qui dépassaient une moyenne de quatre-vingts sur cent, un billet accompagnait le diplôme. Une motivation en plus, sachant que ces notes étaient ensuite reportées sur mon bulletin scolaire français.

Le premier semestre fut le plus rude. Prendre ses marques, habituer son oreille à la langue, son palais aux plats chinois et ses yeux à tous ces caractères. Nous passions nos hivers à la bibliothèque, à enchaîner les lignes sans relâche. Des rédactions sur notre vie d’étudiant ou nos voyages les plus fous, relues d’un œil bienveillant par Fu qui pointait nos erreurs de grammaire et nos utilisations maladroites des mots.

En parallèle, dès que le week-end nous offrait un peu de repos, nous quittions le campus pour Hai Xian Jie[14], la rue voisine. Celle-ci abritait de nombreux restaurants, supérettes et le joyau de l’Orient : les salles de karaoké. J’ai toujours aimé chanter, et mes camarades partageaient cette passion. Inspiré du Japon, le concept n’a rien à voir avec nos soirées dansantes en Occident, même si sa forme commence à s’exporter (j’ai déjà pu en fréquenter à Lyon).

L’imposant bâtiment aux néons multicolores affichait son ouverture de ses mille paillettes. L’édifice s’étirait sur trois étages, tous munis de salles de différentes tailles : petites, moyennes, ou grandes, selon le nombre de participants.

Le tarif horaire, quatre-vingts yuans (environ dix euros), restait abordable pour un groupe moyen. Nous y restions deux ou trois heures, le temps de se défouler et de revisiter tous les classiques de nos jeunes années. Cette maigre confiance en notre talent nous poussa même plus tard à nous inscrire aux compétitions musicales de l’école.

L’alcool constituait un autre remontant face à la routine des cours. Beaucoup d’étudiants ne venaient à Dalian que pour cela, d’ailleurs. Ceux qui finançaient leurs études n’avaient aucun blâme à recevoir de leur faculté d’origine et s’autorisaient donc à sortir tous les soirs et ne pas faire preuve d’assiduité le lendemain.

Pour ma part, je n’en ai jamais été féru, malgré une ascendance bretonne. Je n’en bois d’ailleurs presque plus. J’ai toutefois goûté l’engeance de Satan, la représentation des enfers sur Terre par les Chinois : le baijiu[15].

Cet ouragan à cinquante degrés vous arrache les bronches et vous secoue jusqu’à la moelle. Maya et Marc le diluaient avec du jus de fruits, comme la vodka, mais son goût persistait à hanter mon palais traumatisé. Il ne m’aura fallu qu’une seule et unique occasion pour en être dégouté, sans même aller jusqu’à l’ébriété ni le vomi, alors que d’autres buvaient cette fontaine de jouvence au goulot. Le soju coréen me suffisait amplement.

Un bar, au fond de Hai Xian Jie, accueillait toute la population coréenne de Dalian. Soju et bière, brochettes de cœur de poulet, K-pop à fond. Pas nécessaire pour eux de faire de la pub, un ou deux habitués se chargeaient du reste.

Les barbecues en Chine, non connus pour leur hygiène, dégageaient toutefois une ambiance délicieuse qui nous ramenait toujours à eux. Pain au sucre, cordon bleu au bœuf, brochettes d’agneau, pattes de poulpes, tout ce qui tenait sur un bâtonnet suffisait à être consommé.

[1] 入门 = Novice

[2] 初级 = Élémentaire

[3] 中级 = Intermédiaire

[4] 高级 = Avancé

[5] 基础 = Littéralement, « les bases »

[6] 老师 = Professeur

[7] 哈尔滨 = Une des villes les plus au nord et les plus froides de la Chine

[8] 普通话 = Nom commun pour le mandarin en Chine

[9] 东北话 = Dialecte du Dong Bei

[10] 北京话 = Dialecte de Pékin

[11] 唠嗑 = version dialectale de la note 31.

[12] 聊天 = Discuter, papoter

[13] 班长 = Délégué, chef de classe

[14] 海鲜街 = « La Rue des Fruits de Mer ».

[15] 白酒 = Alcool de riz à 40 degrés ou plus, populaire en Chine.

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