II. Signer un pacte avec le diable

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Au milieu de leur petit jardin recouvert d'herbe inégale, les quatre fils occupent leur temps. Depuis la mort de leur mère, les aînés sourient faussement, n'ont plus goût à rien et ne dorment presque plus. Seul, leur plus jeune frère illumine encore leurs journées sombres. Il n'est encore qu'un bambin, mais dans ses yeux profonds brillent une lueur d'espoir. Ce sont les mêmes en tous points que ceux de sa mère, Abigail, qui a tout sacrifié pour lui. Ils ne peuvent haïr ce petit morceau de chair alors qu'il est le dernier présent offert par leur mère.

C'était une femme forte, courageuse, qui n'hésitait pas à prendre des risques. Elle savait sa santé trop faible pour enfanter une nouvelle fois, néanmoins, Kiro est né, et il est en pleine forme. Il gambade à sa manière entre les fleurs qui parsèment le sol sec de leur région. Il trébuche, roule, se traîne, rampe, mais ne marche pas. Les quelques jours qui ont passé ont été éprouvants pour les trois frères, ils ont tenté en vain de le faire tenir debout sur ses pattes. Pourtant, il sait marcher, il l'a déjà fait. Un jour, alors que la nourrice avait tourné le dos pour ranger une commode, Kiro s'était levé dans son berceau qui grince, et avait fait deux pas vers le fond pour agripper le montant. Le premier né des fils, passant devant la porte, avait aperçu la scène du coin de l'œil, mais il savait ce qu'il avait vu.

Les petites mains de Kiro sont fermement tenues par celles musclées de Sorel, le frère aîné. Tous regardent la scène avec attention. Kiro lève une jambe, puis reste dans cette position instable un petit instant, comme s'il attendait qu'on le porte. N'ayant plus d'équilibre, son pied retombe plus loin devant lui. Sorel tire un peu plus sur ses frêles bras, mais l'enfant tombe. Les yeux curieux rivés sur lui le déstabilisent, et il se met à pleurer. La réussite ne sera pas pour tout de suite.

Yuki soupire. Il était si enthousiaste à l'idée de voir les premiers pas de son cadet, et de s'en souvenir. Lui et son petit frère Farké n'ont qu'un an d'écart. Dès son plus jeune âge, il jouait les grands frères responsables et autoritaires, mais il finissait toujours par faire une bêtise et être réprimandé par Sorel. Farké, en revanche, est le plus turbulent des trois, car il passe son temps à s'amuser sans se soucier de ce qu'on pourrait penser de lui.

Lorsqu'une ombre fluette se glisse derrière eux, les deux aînés se retournent, tandis que les deux autres, allongés paisiblement dans l'herbe, n’y prêtent même pas attention.

  • Au revoir, les enfants. C'était un plaisir de m'occuper de vous, et encore désolée, sanglote la femme avant de s’en aller, une valise à la main.

La cuisinière vient de partir de la maison Milleria.

Juché derrière sa fenêtre opaque et dégradée par la poussière, Kail soupire. Ce père de famille a dû enterrer sa femme et doit désormais s'occuper de nourrir ses quatre fils sans le personnel adéquat. Depuis le contrat qu'il a passé avec l'affreuse famille Phenegel, il ne reçoit plus le peu de respect que le village lui offrait. Son commerce tombe à l'eau, et il n'a reçu aucun soutien financier de la famille d'Abigail, qui le renie plus que tout.

Cela fait un an maintenant que Kiro est venu au monde. Parfois, alors qu'il est épuisé, Kail se rend dans la chambre de son jeune fils, et le réveille par des chatouilles sur son nez frémissant. Il passe ensuite plusieurs heures à se plonger dans ce regard cendré et perlé, tandis qu'il joue avec ces doigts minuscules. La nourrice s'étonne parfois de le retrouver endormi, la tête posée sur la rambarde du berceau.

Bientôt, sa maison sera vide. Depuis le décès d'Abigail, la maison semble avoir perdu toute vie. Fort heureusement, les rires mêlés de ses quatre fils allègent le poids de son cœur. Kail soupire de nouveau. Aujourd'hui, il doit se rendre au manoir des Phenegel, afin de sceller l'union de leurs familles par des fiançailles. Il avait promis d'offrir une fille, mais rien n'y fait, il se résout donc à offrir son plus jeune fils. Il aurait préféré concéder les solides épaules de Sorel, la beauté incontestable de Yuki ou même la débrouillardise à toute épreuve de Farké, mais pas son innocent nourrisson. Seulement, quel choix reste-t-il à un simple villageois tel que lui ? Il devrait déjà s'estimer heureux de ne pas avoir été assassiné pour avoir brisé une promesse fragile.

Il fait volte-face, et dévale les maigres escaliers en vitesse.

  • On y va, annonce-t-il de sa voix grave.

Farké déglutit. Il aime jouer les plus malins, mais face à la perfide famille Phenegel, il doute de pouvoir garder son calme.

Dans le sinistre manoir Phenegel, Felicia siffle de nouveau.

  • Mais enlevez-moi ça !

La nourrice, de profonds cernes sous les yeux, se rue sur l'enfant en train de jouer avec la robe de sa mère. Cette femme froide et sournoise. Parfois, on croit apercevoir des yeux de vipère et des dents pointues.

  • Il est infernal ce môme ! Vous ne pouvez pas l'enfermer quelque part ? aboie-t-elle sur la nourrice, amusée par la panique qui transparaît dans ses yeux.
  • Tiens-toi tranquille Timen... bafouille celle-ci, de peur que la demande de sa maîtresse soit réelle.

Felicia replace une mèche de ses cheveux secs derrière son oreille. Agacée, elle abandonne l'idée de les faire briller de nouveau. D'un noir abyssal, cela fait des années qu'ils n'ont manifesté aucun signe de vie. Elle tente de passer une brosse dans ces longs fils, mais impossible de terminer le mouvement. Elle jette l'objet qui traverse la pièce tel un éclair, et esquive de peu l'enfant.

  • Felicia, ramène-toi, et prend le gamin ! hurle le mari depuis l'entrée du manoir.

La femme grogne. Rien que l'idée que cette chose soit sortie de son ventre la répugne. Il n'est qu'un outil à ses yeux, un moyen de garder sa famille auprès de gens qu'elle terrorise. Comme s’il n'était qu'un vulgaire animal, elle l'empoigne par sa veste minutieusement mise en plis et le traîne derrière elle.

Sa démarche gracieuse et distinguée contraste largement avec l'air renfrogné qu'elle affiche. Ses cheveux fermes qui lui tombent jusqu'au bas du dos dissimulent ses courbes féminines, malgré sa longue robe lui compressant la poitrine et les hanches.

Tout le monde a toujours pensé que les époux Phenegel s'étaient parfaitement trouvés, et qu'ils étaient destinés tant ils se ressemblaient. D'un autre côté, tout le monde a pitié de leur fils unique. Si jeune, et déjà en enfer.

  • Tiens-toi droite et ne regarde pas les enfants dans les yeux, ordonne Namtar, en s’apercevant que sa femme n’a fait aucun effort de présentation. Si tu veux garder tes fesses ici, tu n'as pas intérêt à les faire fuir. Et prend ce gosse dans tes bras, bon sang !
  • Toi aussi tu es ravissant, chéri, sourit Felicia tandis que son époux s'impatiente.

Lorsqu'elle se penche vers son enfant, le visage de celui-ci s'illumine. Elle ne l’a jamais porté depuis sa naissance, et encore moins embrassé. Mais aujourd'hui plus que jamais, il faut jouer la comédie. Felicia ne veut pas être chassée de chez elle comme un vulgaire chien abandonné, et surtout pas sous l’action de ce maire sans scrupules qui ne l’a jamais appréciée à sa juste valeur.

  • De quoi tu t'inquiètes ? demande-t-elle alors que Namtar sautille sur place. Milleria n'a plus un sou, et plus personne ne veut de lui. Tu l'auras ton mariage. Il n'est pas assez stupide pour fuir.
  • Et dire qu'on sera lié à eux... maugrée-t-il.
  • Tout ce que tu as à faire, c'est donner un peu d'argent et ton fils, ce n'est pas grand-chose.
  • C'est notre fils, Felicia.
  • Crois ce que tu veux, murmure-t-elle en dessinant un sourire sur son visage.

Au bout de l'allée pavée, la famille Milleria fait son apparition. Les trois fils sortent de leur carrosse rafistolé, suivis par leur père tenant fermement Kiro. Il sait qu'il n'a pas le choix, mais chaque pas vers les Phenegel lui noircit un peu plus l'âme. Il n'ose lever les yeux vers l'imposant palace, et se contente de poser un pied devant l'autre. Dans son meilleur accoutrement, il a l'air ridicule face au superbe costume du père Phenegel.

Lorsqu'il parvient à la hauteur du couple, Farké se cache derrière ses puissantes jambes, Yuki lui attrape une main et Sorel gonfle le torse. Namtar peint l'air le plus sympathique possible sur son visage, et prend la parole.

  • Bienvenus, messieurs. Suivez-moi, intime-t-il en tendant le bras vers la grande porte entrouverte.
  • Combien de temps je dois le garder avec moi ? Il est super lourd, chuchote Felicia, une fois le dos tourné.

Pour toute réponse, elle ne reçoit qu'un regard noir de son époux, ce même qui l'a fait tomber amoureuse il y a des années. Sans se plaindre, elle adopte de nouveau une démarche voluptueuse et rythmée au son de ses talons qui claquent au sol. Derrière le couple intimidant, la famille Milleria avance à pas de loups. S'ils avaient pu, ils auraient évité de mettre un pied dans cette demeure, mais voilà qu'ils s'y jettent tous ensemble à corps perdu.

Après deux bonnes minutes de marche oppressante, ils arrivent au salon. Le feu, préalablement préparé, crépite de toute son énergie et installe une atmosphère chaleureuse à la pièce. C'est bien la seule qui ne glace pas le sang des Milleria. En plein milieu, sur la table en bois flamboyant, trône un paquet de feuilles, ainsi qu'une plume plantée dans son pot d'encre. Kail déglutit. Il ne peut plus faire marche arrière.

Les jeunes à fiancer sont déposés de part et d'autre du tapis central, l'un en face de l'autre. Ils se regardent intensément, n'osant ni pleurer, ni bouger. Les trois autres fils Milleria s'installent maladroitement sur l'épais sofa, en retrait de la scène. Felicia, toujours aussi aisée, s'assoit légèrement sur un fauteuil, et observe attentivement de ses yeux de faucon. Les jambes croisées et les bras plaqués contre les accoudoirs, elle fait frissonner le pauvre Kail, assis face à Namtar.

  • Nous savons tous ce que contient ce contrat, menace Namtar. Signer, c'est s'engager à faire de nous votre famille. Pour ma part, je vous confie une partie de mes biens, et m'engage à subvenir à vos besoins et à l'éducation de vos fils.

Kail a bien senti le mot sur lequel son collaborateur a buté, « m'engage ». Certes, la famille Milleria a déjà rompu une promesse en offrant un fils et non une fille, mais la famille Phenegel ne peut se permettre la même chose. N'ayant aucune autre alternative, les parents Phenegel ne regretteraient pas d'unir leur fils à un autre garçon, ils auraient seulement préféré choisir quelqu'un d'un statut plus élevé.

La main parcourue de tremblements nerveux, Kail empoigne le stylo respirant la royauté, et appose sa signature sur le bas de la dernière page. Namtar fait de même, avant de ranger soigneusement cette superbe plume qui n'a servi que deux fois dans sa vie : son propre contrat de mariage, et ce pacte avec un vulgaire fermier.

  • Commençons la cérémonie ! s'extasie Felicia, soudainement ravie à l'idée de se débarrasser d’un élément encombrant.

Dans un silence pesant, Sorel s'approche de Timen, lui prend délicatement les mains et le place sur ses pieds. Il l'amène ensuite au centre du tapis. De son côté, Yuki empoigne Kiro par les bras et le tient debout devant lui. Jamais ils n’ont vu de fiançailles célébrées si jeunes. Un domestique dont personne ne veut connaître le nom s’approche des enfants, une aiguille chauffée sur un coussin dans ses mains fripées. Il s’agenouille, s’empare du majeur gauche boudiné de son jeune maître et y enfonce l’aiguille jusqu’à faire perler une goutte de sang. Celui-ci sursaute, puis frissonne, avant de lever son regard vers son père, l’air satisfait. Le domestique exécute le même rituel sur le majeur droit de Kiro, qui n’ose émettre un son tant l’atmosphère est pesante.

Les deux aînés Milleria rapprochent les mains des bambins jusqu’à ce qu’elles s’empoignent naturellement. Le domestique dépose le coussin au sol, et sort un fin tissu blanc de sa poche. D’un geste délicat, comme s’il l’avait répété toute sa vie, il l’enroule autour des mains, et le resserre lentement. Il termine d’envelopper les membres frissonnants, et noue le foulard entre les enfants. Deux gouttes de sang perlent à la surface de la fibre. De sa voix stridente, Felicia débute son discours en se levant d’un bond :

  • Moi, Felicia Phenegel, vous confie mon fils, Timen. Ainsi, par les liens du mariage unissant nos enfants, vous faites désormais partie de ma famille, Kail Milleria. Vous et vos enfants.

Namtar fronce les sourcils. Pour la première fois, sa femme a appelé son fils par son prénom, et l’a traité comme tel. Un sourire se dessine sur ses lèvres : il est fier d’avoir épousé une aussi bonne actrice.

Kail grimace. C’est à son tour de prononcer les mots qu’il a appris lorsqu’il était jeune, ceux qu’il avait entendus de sa mère à son propre mariage. Il n’était jamais censé les annoncer à haute voix, et pourtant. Il tente de paraître le plus serein possible, mais tout le trahit. Entre la sueur sur son front, le tremblement de ses lèvres et ses pupilles dilatées, n’importe qui pourrait deviner que cet instant est crucial pour sa survie. Il se racle la gorge, replace ses pieds, relève la tête, et plonge son regard dans celui du diable.

  • Moi, Kail Milleria, en tant qu’époux d’Abigail Milleria, vous confie mon fils, Kiro. Ainsi, par les liens du mariage unissant nos enfants, vous faites désormais partie de ma famille, Felicia Phenegel. Vous et votre époux.

Kail déglutit bruyamment. Prononcer le nom de sa défunte femme est une torture, tout autant que celui de Phenegel. Tel un robot, il s’approche de Felicia, la main vigoureusement tendue vers elle. Celle-ci hésite un instant. Elle hait le contact physique, encore plus s’il s’agit d’un être qui la répugne. Mais, sous le regard imposant de son mari, elle hausse les épaules et s’empare de ces doigts poilus qui lui sont présentés. Le contact de cette peau pâle et lisse glace le sang de Kail, de plus en plus effrayé à l’idée de devoir laisser vivre son cadet avec ces gens.

Mais c’est trop tard, les enfants sont fiancés.

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