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Nouvelle écrite dans le cadre du concours "Quai du polar", je la publie aujourd'hui sur Scribay. Bonne lecture :)

Quand le scalpel glissa sur sa paupière, déchirant les tissus imbibés de larmes de sa chair, tout était clair. Ironie du sort, l'amputation que lui faisait subir son tourmenteur avait éveillé en lui une perception nouvelle. Il allait mourir. Aucun hurlement, aucun cri, aucune prière n'y changeraient rien. Prisonnier d'une chaise dont les rouages diaboliques lui étaient encore étrangers, isolé dans un lieu où personne n'irait jamais le chercher, seul avec ce tortionnaire anonyme et muet. Maintenant que sa fin lui était apparue si limpide, Martin éprouvait un étrange soulagement. Était-ce le signe de son abandon ? Ou bien la lame qui, en lacérant sa peau, avait libéré une puissante dose d'endorphine ? Seule la lancinante et interminable attente de son trépas importait à présent.

La paupière gauche céda. Un bruit de vêtement que l'on déchire. L'ombre du mal se déplaça tel un fantôme et commença à entailler la droite. Martin n'avait plus de pleure à déverser, ni de voix à hurler, ni de force pour se débattre. Quelques gouttes de sang perlèrent sur ses yeux nus, brouillant sa vue, noyant ce monde dans un rouge écarlate aux allures d'enfer. Son bourreau avait pourtant fait ce qu'il fallait : chauffer le scalpel, trancher sa peau lentement et par petits à-coups pour que la plaie à vif cautérise presque instantanément. Pourtant, malgré cette précision, le sang coulait, davantage pour illustrer la fin d'une vie que le début d'une blessure. Martin se sentit partir, extirpant son esprit de ce tas de barbaque qui serait bientôt nourriture aux vers.

Première heure.

Il s'est réveillé ce matin, sonné, un goût amer dans la bouche. Il a mit du temps à retrouver ses esprits et à réaliser qu'il n'était pas chez lui. Un hangar sombre, humide. L'odeur de l'iode et du poisson. Cette silhouette.

Deuxième heure.

Son kidnappeur l'a laissé seul dans ce sinistre endroit, attaché à une chaise par de solides cordes. Martin hurle, Martin pleure, Martin crache, Martin suffoque. Il cherche autour de lui un moyen de s'extirper de ses liens. Un bout de fer, du verre brisé, n'importe quoi.

Troisième heure.

L'urine coule sur sa jambe, il n'a pas pu se retenir. Les effluves entre ses cuisses s'ajoutent à l'air nauséeux ambiant. Ce n'est pas le fait de s'être pissé dessus qui le dérange, mais plutôt qu'il n'y prête presque pas attention. Martin a passé une porte vers l'immondice, un non-retour à une vie normale. Va-t-il mourir ici ? De faim, de soif et de froid. Laissé là comme un chien errant qui n'a jamais appris à se débrouiller seul. Dans quelques jours, on retrouverait sa carcasse pourrissante. Sa femme s'écroulerait de chagrin et d'incompréhension, et son fils grandirait sans son père, toute la famille tiraillée par une seule question.

Quatrième heure.

— Pourquoi ? Hurle Martin à s'en déchirer les cordes vocales. Espèce de connard pourquoi ? Je veux sortir ! Enculé si je te chope c'est toi qui va crever sur cette chaise !

Cinquième heure.

Il est midi. Martin le sait, mais ne sent pourtant pas le soleil s'immiscer. Les fenêtres du bâtiment sont recouvertes de bâches, ou repeintes en noir. La faible lueur qui a réussi à se frayer un chemin peine à éclairer l'endroit. La lumière lutte de toutes ses forces, mais les ténèbres sont trop grandes, elles dévorent de ses crocs acérés la moindre parcelle de clarté. Martin a le ventre qui gronde. La bouche sèche, le corps engourdi, il tente de faire basculer sa chaise. Elle est clouée au sol, soudée à des plaques de fer vissées à même la terre. Même en grande forme, il aurait eu du mal à la déplacer.

Sixième heure.

Il s'est endormi. Quand toutes les réserves ont été épuisées, que l'essence de l'esprit se tarit à force d'explosions colériques, la machine s'enraye, se brise, se fige, attendant que la dépanneuse la traîne jusqu'à la décharge.

Maintenant.

La paupière droite venait de céder. Un filet de sang s'écoula, essuyé d'une main délicate par le bourreau. Martin ne pouvait plus cligner des yeux. Telle Méduse, condamnée à un regard éternel, privée de cet ultime refuge naturel, ces rideaux humains qui occultent tout. L'homme s'imagina les globes écarquillés, privés de toute peau, et eut envie de rire. Un spectacle aussi répugnant que grotesque. À défaut d'un amusement, la victime échappa un sanglot, emportant avec lui peur, froid et désespoir.

— Pourquoi moi ? balbutia-t-il.

Le monstre s'était reculé, admirant son œuvre, puis reposa le scalpel sur une petite table.

— Tu as choisi de voir et de ne rien faire. Maintenant, tu seras obligé de voir et tu ne pourras rien faire.

La silhouette attrapa un chiffon, l'imbiba d'un liquide et le déposa sur le nez de Martin. Alors qu'il se sentait partir, il se répéta cette intuition :

Je connais cette voix. Je connais cette voix. Je connais cette voix. Je connais cette voix. Je connais cette voix. Je connais cette voix.

Un petit jet d'eau aspergea ses yeux et le fit sortir de son sommeil. Martin cracha quelques gouttes, puis scruta l'environnement. Quelle allure avait-il eue pendant ces heures de sommeil ? Ses yeux s'étaient-ils simplement révulsés, ou avaient-ils vibré d'angoisse, cherchant péniblement les paupières qui leur servaient de couverture ? Ses muscles oculaires se soulevèrent dans l'espoir de recouvrir ses pupilles de leur manteau naturel, mais rien ne se passa.

— Je vais devoir humidifier vos rétines régulièrement sinon elles sécheront.

Cette voix, ce timbre. Le gabarit imposant de cette brute sanguinaire lui tournait le dos, vêtu d'une longue parka aux allures d'épouvantail. Le monstre trafiquait quelque chose sur son établi, un bruit métallique, glaçant, chirurgical. Qu'allait-il encore lui faire ? Le vertige de l'horreur ne prendrait-il jamais fin ? Martin se focalisa sur cet inconnu. Il pouvait tout aussi bien être un homme qu'une femme. Une voix roque, enrouée, mais non dépourvue de finesse. Une carrure imposante, sportive, délimitée par des hanches larges et généreuses.

— Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous me voulez ? Relâchez-moi !

Le kidnappeur s'immobilisa. Il tenait dans ses mains une tenaille qu'il serra avec vigueur. Martin ravala un sanglot.

— Taisez-vous.

L'élocution fut si sentencieuse que Martin crut sentir la froideur d'un couperet sur son cou. Blafard, le prisonnier baissa les yeux. Il avait été déplacé. Son nouveau siège était d'un bois solide, rudimentaire, rempli d'écharde. Ses mains et ses pieds étaient à présent attachés par des menottes de fer soudées à même la matière. La lame qu'il avait cru sentir était réelle : sa tête avait été passée au travers d'un rectangle de bois d'où sortait de chaque extrémité une rangée de crocs métalliques. Ce piège à loups de fortune semblait artisanal, mais diablement efficace. Allait-il bouger un membre et la guillotine se refermerait sur sa nuque, libérant sa tête du reste de son corps meurtri ?

Martin sentit son cœur s'emballer. L'odeur du billot humide et de l'acier lui montait au cerveau. Tel un cortège funéraire, serait-ce là les derniers arômes que son nez respirerait ? Et ces épines qui entaillaient ses doigts, seraient-elles sa dernière caresse ? Où était la peau douce de sa femme ? L'odeur délicate de la peau bourre-laiteuse de son fils ?

Au moins entendit-il au loin le bruit calme de l'eau. Imaginer les bateaux, les vagues et les embruns réchauffés ce qu'il restait de son âme. Il s'accrochait à ce maigre réconfort, agrippait de toutes ses forces le dernier bastion d'une guerre qu'il n'avait jamais mené. Les paupières sont tombées mon capitaine, je répète, les paupières sont tombées ! Le château subit un siège, nous sommes cernés de toutes parts. Cette vision chevaleresque amusait Martin. Malgré une armée de membres et de sens captifs, il pouvait encore compter sur son meilleur soldat, son arme secrète, l'ultime recours aux batailles mal engagées : son cerveau. Fonctionnel, bien que vulnérable, mais encore en état de lutter. Tout n'était pas perdu. Réfléchit Martin, Réfléchit.

L'étranger posa ses ustensiles et s'éloigna du halo central où se trouvait sa victime. C'est ta chance ! Martin examina la situation, regroupant ses dernières ressources dans un espoir brûlant de liberté. Son danger le plus imminent encerclait son cou. Cette guillotine infernale devait s'actionner, restait à trouver comment. En se réveillant, et avant de prendre connaissance de sa situation, il avait gesticulé, et rien ne s'était produit. Soit le monstre détenait sur lui la clé d'activation du mécanisme, soit elle n'était pas encore en marche. Martin avait encore la possibilité de se mouvoir sans danger. Deuxième menace : l'extrême solidité du siège sur lequel il était prisonnier. Des entraves en métal sur les poignets et les chevilles, une minerve rectangulaire en bois, les pieds de ce trône sépulcral soudées au sol. Aucune chance de basculer à coup de hanche, ou de glisser hors de leur étau.

Martin scruta ses mains de ses yeux asséchés. Les picotements de la rétine commençaient à devenir insoutenables, mais le jeune homme se força à se concentrer sur son évasion. L'acier qui entourait ses articulations avait été grossièrement découpé. Son étreinte était suffisante pour coincer ses membres mais laissait un espace minuscule entre les deux. En poussant son analyse du détail, ces fines menottes aux bords dentelés pourraient, en frottant suffisamment fort ou longtemps, trancher du tissu, des branches légères ou... de la viande.

Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas...

Système autodéfensif naturel. Son cœur s'emballa. Les signaux envoyés par son cerveau représentaient un danger pour le corps. Mon Capitaine, nous ne pouvons sacrifier de vaillants soldats tels que les mains. En utilisant l'espace entre ses poignets et l'acier tranchant, dans un mouvement de va-et-viens, Martin pouvait tailler sa peau pour se libérer de son emprise.

Tu dois le faire. Il n'y a pas d'autres solutions.

L'esprit se glaça. Les gestes opérèrent par instinct. Un premier aller-retour. La peau rougit. Un deuxième. La douleur de l'incision l'imprégna de toute part. La troisième. Un lambeau de peau se détacha de la face dorsale, laissant s'échapper un premier filet de sang. Quatrième. Le filet se transforma en rivière, la rivière en torrent. Martin s'arrêta, pétrifié de souffrance, vomissant un cri inhumain, humant l'odeur de sa propre carne écorchée.

Du bruit au fond du hangar. Quelqu'un venait d'ouvrir une porte et courrait dans sa direction. Martin reprit sa course effrénée. L'épiderme se frottait contre l'acier, élargissant le bout de viande qui pendait à présent sur l'étau glacé, libérant de plus en plus sa main entaillée. La première phalange était passée. Les pas se firent de plus en plus proches. Plus vite Martin, plus vite. Son visage creusait des sillons d'effroi, ridé par la douleur, boursouflé du traumatisme qu'il était en train de vivre. Chaque aller-retour contre le métal émettait un son ignoble, visqueux, dérangeant. Le sang recouvrait l'intégralité de ses mains qui ne ressemblaient plus qu'à des morceaux de chair informes.

La silhouette apparut au fond du bâtiment. Le monstre se ruait vers lui à toute vitesse. Encore un petit peu. Juste une seconde. Un bruit gluant retentit sur le sol. Deux lambeaux tombèrent sur le sol. Martin libéra ses mains décharnées, les dressa vers le ciel, victorieux face à la douleur, respirant à plein poumon ce sentiment d'évasion, d'horizon infini, de perspectives exemptes de toute entrave. Son expression était imprégnée des stigmates de ceux qui ont vu l'horreur droit dans les yeux.

Trop tard. À nouveau, Martin sentit le contact humide d'un tissu imbibé de produit chimique. Son sablier se renversait, vidant lentement ses espoirs, alors que l'homme sombrait à nouveau dans un profond sommeil.

Cette fois, ce fut une forte douleur qui le sortit de sa torpeur, pareil à mille aiguilles avec lesquelles on aurait gratté son corps. Quelqu'un bandait sa main gauche émaciée et scarifiée. On avait pansé ses plaies avec un liquide désinfectant. L'individu se tenait de toute sa hauteur, courbé face à lui, appliquant des soins minutieux et appliqués.

— Vous n'auriez pas dû faire ça.

Sa voix exprimait une forme de tristesse et de fragilité qui conforta Martin dans son impression d'avoir à faire à une femme. Solide, charpentée, musclée, mais féminine dans ses gestes, sensibles à ses intonations. Par le rythme de ses phrases, il jugea qu'elle avait dû souffrir à une autre époque, que cette douleur n'avait jamais totalement guéri et qu'elle se terrait, à l'abri, dans ses cordes vocales, attendant le jour où elle pourrait se dévoiler au monde.

— Pourquoi ? J'ai besoin de savoir, déglutit Martin dans un souffle désespéré.

— Vous allez bientôt comprendre Martin.

Une fois le bandage terminé, elle se détourna sur le côté, laissant apparaître une télévision que son ombre masquait jusqu'alors. Martin fut happé par les images à l'écran, puis frissonna d'angoisse.

C'était sa maison. L'écran était scindé en quatre, chaque partie filmant une pièce de chez lui : le salon, l'entrée, sa chambre ainsi que celle de son fils. Martin reconnut immédiatement l'allée principale, ainsi que la décoration intérieure. Les caméras avaient été placées en hauteur, de sorte que personne à l'intérieur ne se doute de leur présence. Sa femme, assise en tailleur sur le canapé, lisait un livre, tandis que son fils s'amusait à construire un château fort en Légo.

Les yeux révulsés, bouillant de colère, l'homme tenta de toutes ses maigres forces de s'extirper de sa cage.

— Arrêtez ! Laissez-les ! Qu'est-ce que vous voulez putain ? Arrêtez ! Laissez-les tranquilles ! Je vous jure putain de salope que je vais vous saigner ! Sale pute ! Sur la tête de mon fils, vous allez crever !

Une forte douleur parcourut sa joue. Son bourreau venait de lui asséner un coup de poing qui stoppa toute insulte. Martin cracha une boule de sang puis redressa sa nuque. Le monstre s'accroupit, retira sa capuche, dévoilant son visage.

Je connais cette femme.

— Vous ne me reconnaissez pas, n'est-ce pas Martin ?

Ses traits contrastaient avec la puissance de son corps. Fin, doux, séduisant. Ses yeux brillaient d'un éclat bleu de husky. Martin admira sa beauté, oubliant pour quelques instants l'horreur que cette nymphe lui faisait subir.

— Je vous ai déjà vu... marmonna-t-il.

— Oui. Vous m'avez aperçu, un jour où vous auriez pu faire quelque chose de bien. Mais vous n'avez rien fait.

La femme se redressa, dominant sa victime tel un rapace au-dessus d'un cadavre. Elle mit ses mains dans ses poches, puis poursuivit :

— Ça n'a pas été facile de retrouver votre adresse, votre vrai nom, d'organiser votre capture. Pourtant, nous sommes "amis", dit-elle comme un juron.

— Amis ? Comment ça ? Je ne vous ai jamais vu de ma vie !

— Marion Menant, ça ne vous dit rien ?

— Je vous jure que non ! Vous avez dû faire une erreur !

Alors que Martin suppliait par tous les pores de sa peau, Marion se retourna et commença à chercher quelque chose sur la table lourde d'objets de torture. Elle fit volte-face, tenant dans ses mains un tournevis. Elle s'avança, les bruits de ses pas étouffés par les hurlements de Martin.

— Je vous en prie arrêtez ! Qu'est-ce que vous faites ? Je ne veux pas mourir putain !

La femme tritura quelques rouages à l'arrière de la chaise, puis avança sa bouche pour murmurer à l'oreille de Martin :

— Je vais activer la guillotine. Après cela, si vous touchez l'acier à vos poignets ou vos chevilles, ou celui de la lame qui entoure votre cou, le mécanisme s’enclenchera et vous serez décapité. Est-ce que vous avez compris ?

Martin étouffait. La surface sous ses pieds s'était ouverte sur un gouffre au frisson abyssal, révélant la mort dans ses plus atroces desseins.

— Est-ce que vous avez compris Martin ? cria-t-elle.

Il acquiesça dans un sanglot, puis se redressa pour rester le plus loin possible de l'acier mortel. Un déclic retentit derrière sa nuque. Le signe de départ de son ultime chemin vers la fin.

— Bien, continua Marion. Vous êtes plutôt sportif, vous devriez tenir quelques heures avant que votre corps, épuisé, ne fasse une erreur fatale. Cela me laisse assez de temps pour vous montrer une vidéo très intéressante.

La criminelle alla chercher un téléphone portable qu'elle avança devant les yeux endoloris de Martin. Marion ouvrit un fichier vidéo. L'enregistrement montrait la capture d'écran d'un flux Facebook au milieu duquel se trouvait un live qui datait de cinq ans, posté par un certain Ludovic Lebon.

La vidéo commença de façon confuse, comme si quelqu'un courait avec le portable dans les mains. Puis, l'image devint plus nette. Le cameraman était accompagné de deux hommes et formaient un cercle autour d'une jeune femme allongée par terre. Martin n'aurait su dire où ces personnes se trouvaient, mais certaines machines en fond lui faisaient penser à une menuiserie. La fille pleurait.

— Regardez-moi cette chienne, elle attend que ça, dit l'un des agresseurs.

— Laissez-moi tranquille ! cria-t-elle.

À ce moment, sur l'écran, une petite animation montra une émoticône "triste" s'ajouter sous la vidéo de Ludovic Lebon. Un des inconnus s'avança vers la femme puis commença à lui tenir les bras. L'autre en fit de même avec ses jambes. À mesure que la scène devenait de plus en plus insoutenable, les émoticônes continuaient d'apparaître, ainsi que certains commentaires que Martin lu.

"J'espère que c'est une blague ?" "Ce n’est pas drôle." "Ah ah les mecs, vous êtes cons".

Les hurlements s'intensifièrent, alors que la caméra descendait vers le corps dénudé, dévoilant le visage de la victime : Marion.

À ce moment, elle retira le portable des yeux de Martin, puis recula comme pour mieux observer le dégoût qu'il lui inspirait.

— Vous vous rappelez maintenant ? Cette vidéo est apparue dans votre flux d'actualité il y a cinq ans, puisque nous sommes "amis", dit-elle en vomissant le dernier mot.

D'un bond, elle se jeta sur l'homme qui eut toutes les peines du monde à ne pas sursauter de terreur.

— Attention Martin, ne levez pas le petit doigt, ça pourrait vous être fatale. D'ailleurs, c'est ce que vous avez fait ce jour-là, quand vous avez vu ce live. Ou si, dans un certain sens. Vous vous en rappelez Martin ? Vous vous en souvenez ?

La femme dressait une colère animale qui rugissait de vouloir sortir. Martin transpirait de larges gouttes de sueur qui dégoulinaient dans ses orbites.

— Oui... Je... Je suis désolé Marion. Je suis vraiment désolé... je vous en prie...

— Vous vous rappelez ce que vous avez fait, quand vous les avez vu me violer ?

— Je suis... dé ...solé...

— Vous vous rappelez ?

Martin était submergé par ses pleures, tétanisé par ses propres mouvements, abasourdi par les révélations de Marion.

— Je vais vous rafraîchir la mémoire.

Elle se retourna, vola jusqu'à la table et récupéra d'une main ferme le scalpel qui avait servi à découper les paupières de Martin. D'un seul bond, elle se retrouva debout devant son souffre-douleur, son arme pointée au-dessus de sa tête. Elle commença une légère entaille sur le front de Martin. Un filet froid de sang glissa sur le nez du prisonnier puis finit sa course aux creux de ses lèvres. Goût de fer. La lame descendit de quelques centimètres pour y dessiner un mystérieux symbole. Martin, aveugle à ce qu'on lui faisait subir, agrippait de ses doigts entaillés le bout des accoudoirs, retenant son souffle, retenant ses cris, retenant sa vie comme un fil usé menaçant de céder. Une fois l'opération terminée, le bas de son visage n'était plus qu'un tapis rouge.

Marion se recula, examina son travail, satisfaite, puis retourna à la table. Le flash d'un polaroid éblouit Martin qui, dans un sursaut maîtrisé, faillit toucher ses menottes de fer.

— Attention Martin, pas de geste brusque. Regardez.

Elle tendit la photo prise et l'homme, effrayé, découvrit que le monstre lui avait scarifié un pouce en l'air sur le front.

— "J'aime". Voilà ce que vous avez fait. Vous avez cliqué sur ce stupide pictogramme de pouce, puis vous avez continué votre navigation comme si de rien n'était.

Son visage était à présent si près de celui de Martin qu'il pouvait sentir des petits postillons asperger le lac sanglant de ses joues.

— Vous avez regardé ces hommes me violer, vous avez aimé, puis vous êtes parti !

— Je n'ai pas compris ce qu'il se passait ! J'ai mis un like par réflexe, je n'ai pas fait attention à la vidéo !

Elle fit un pas en arrière, révélant les larmes qui inondaient ses yeux.

— C'est bien ça le problème. Nous sommes amis sur Facebook, et vous n'avez aucune idée de qui je suis. Vous avez tous regardé cette vidéo, et aucun n'a appelé les secours. Ce n'est que quand j'ai eu à nouveau la force de me déplacer que je suis allé moi-même aux flics ! Cette vidéo a eu 90 likes, 10 commentaires, et personne n'a appelé ces putains de flics !

Marion cracha sa rage à la face du monde. Elle ne parlait plus à Martin, mais à ceux qui hantaient son esprit, ces fantômes, voyeurs inactifs qui n'avaient eu de compassion qu'un clic sur une souris d'ordinateur. Ils vont tous payer. Je les tuerai tous, les 100. Le masque de la meurtrière tomba, et derrière se dévoilait un désert de ruines sans fin, une peine qui aspirait tout autour. Dans la lucarne de son âme, Martin vit la forme originelle de la tristesse déployer ses pétales empoisonnées. Ce néant n'eut d'écho que le reniflement régulier de la jeune femme qui peinait à retenir des larmes trop chargées de sombres souvenirs.

Était-ce le moment pour Martin de tenter un dernier assaut ? De profiter de cette carapace effritée pour une ultime rédemption ?

— Marion... Je suis désolé, sincèrement, j'aurais dû prêter attention à cette vidéo. À l'époque, mon fils venait de naître, j'étais ailleurs, sur un petit nuage. Sûrement que Léon était sur mes genoux et que j'étais distrait. C'est un brave petit, très farceur, il a besoin de moi et j'ai besoin de lui.

Elle redressa son visage pour mieux l'écouter, et l'homme comprit que c'était là sa dernière chance de survivre.

— Je vous en prie Marion, ce qui vous est arrivé est affreux, abominable, et ceux qui vous ont fait ça méritent de crever. Mais vous ne pouvez pas faire payer ceux qui n'y sont pour rien. Écoutez, libérez-moi et je vous aiderai à les retrouver. Je suis avocat, je vous jure que si vous me laissez sortir, je ferai en sorte qu'ils pourrissent en prison pour l'éternité.

Un sourire radieux illumina Marion. Martin eut l'impression que ses poumons se remplissaient enfin d'air. Elle semblait convaincue par sa prose. Bientôt, cette guillotine infernale ne le menacerait plus. Il serait libre et goûterait chaque instant de sa vie en mémoire de cette atroce réminiscence du passé.

— Ils sont déjà en prison, dit-elle.

— Quoi ?

— Ludovic Lebon, Etienne Marchal et Loïc Vorgas. Les trois hommes qui m'ont fait ça sont en prison. Je les connaissais depuis le lycée, je n'ai eu aucun mal à les identifier. Avec les prélèvements de leur sperme, la police avait toutes les preuves pour les coffrer. Et vous savez quoi Martin ? Je ne leur en veux même pas, ricana-t-elle.

Martin prit le rire qui suivit pour un cor résonnant des enfers.

— Vous savez pourquoi les Lions sont plus forts que les buffles ? J'ai vu un reportage une fois. C'est intéressant les animaux. Un buffle a très peu de chance face à un lion, mais deux buffles peuvent très facilement en venir à bout. Alors pourquoi les lions sont les prédateurs et les buffles les proies ? Parce qu'ils sont en groupes. Quand un groupe de lion attaque un buffle, le troupeau s'arrête, observe le massacre, mais n'agit pas. Puis une fois que les lions ont eu ce qu'ils veulent, les buffles reprennent leur chemin. Et bien vous savez ce que je pense ? Un lion est un lion, ce n'est pas sa faute s'il chasse, c'est dans sa nature. Les vrais coupables, ce sont les autres buffles qui ne font rien. Il suffirait que deux d'entre eux viennent secourir celui qui se fait attaquer pour que les lions battent en retraite, mais non. À la place, ils observent l'un des leurs se faire dévorer.

Les mots de Marion s’évanouir dans le vide du hangar. Le bourreau se plaça sur le côté gauche de sa victime, puis pointa du doigt la télévision. En se rapprochant, elle sentit que Martin commençait à perdre ses forces.

— Soyez fort Martin, tout est bientôt fini. Je vais devoir vous quitter, mais je vous ai laissé un peu de compagnie. Je me suis permise de placer chez vous des caméras. Ne vous en faites pas, je n'ai pas l'intention de faire de mal à votre femme et votre fils. Ce n'est pas de leur faute si leur père est un buffle. Cependant, je voudrais que vous regardiez attentivement cet écran, vous pouvez faire ça pour moi ?

— Je vais mourir... 

— Je crois que oui, Martin.

Tel un pantin sans âme, Martin s’exécuta. Marion se positionna devant un ordinateur situé à côté de la télévision, pianota quelques touches.

— Surtout ne détournait pas le regard. J'y suis presque... Voilà ! C'est en place. À présent, en plus de vos mouvements, la guillotine se déclenchera si vous détournez les yeux de l'écran. Le Eye Tracking ils appellent ça, étonnant n'est-ce pas ? C'est fou ce qu'on peut faire maintenant avec les ordinateurs.

Son rire résonna de plus belle. L’ascenseur mortuaire de Martin venait de descendre encore d'un étage, rapprochant sa carcasse vide et souillée des abîmes.

— Bien, je vais vous laisser observer votre petite famille tranquille, le temps que votre corps décide d'en finir.

— Pourquoi ? cracha-t-il dans un amas de glaire et de désolation.

— Je vous l'ai dit, vous n'étiez pas obligé de me voir souffrir, et pourtant vous avez décidé de ne rien faire. Je veux qu'avant de mourir, vous soyez obligé de voir votre souffrance, et que vous ne puissiez rien y faire.

Marion virevolta et se dirigea vers la sortie, sa silhouette devenant peu à peu une brume informe avant de disparaître. En fond, Martin criait de le laisser vivre, suppliait d'abréger ses souffrances. Une voiture démarra dans un fracas de gravier, laissant bientôt le hangar dans un silence total. Les cris devinrent plaintes, les plaintes murmures. Quelques minutes plus tard, une chose lourde tomba au sol, roula quelques mètres puis termina sa course au milieu de l'immense bâtiment, laissant à nouveau le bruit des vagues reprendre leur suprématie sentencieuse.

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