Humeur en demi-teinte

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Le jeudi matin est toujours le pire de la semaine. La tornade du mercredi après midi est passée sur la bibliothèque municipale. Ce jour d'affluence disperse les livres sur des étagères improbables, ou les abandonne sur les tables. Et moi, je m'évertue à remettre de l'ordre face à ce chaos. La classification ne m'enchante pas, je préfère de loin le conseil au client, derrière le guichet.

Je rassemble au fil du rayonnage, les livres égarés dans un chariot. En replaçant les bouquins sur les étagères les plus hautes, mes manches descendent le long de mes bras, ce qui m'agace prodigieusement. Je ne cesse de replacer le tissu. Le bleu sur mon poignet est bien visible. Cette marque violacée me renvoie vers le souvenir du dimanche passé. Je suis tellement en colère contre Bastien et contre mon père. C'est sa faute ! Bon, il faut que j'arrête d'y penser. Ca fait quatre jours que je rumine, je ne peux pas continuer comme ça ! Je souffle exaspérée par mes pensées, et range une autre œuvre. Ma chemise dévoile à nouveau la trace noirâtre sur ma peau. Frustrée, je serre les dents, et abandonne l'idée de remettre en place la manche rebelle. Je lutte pour ne pas penser à tout ça, mais ma tâche est trop mécanique, et mes pensées reviennent à vitesse grand V.

Puisque j'ai le temps, autant réfléchir une bonne fois pour toute aux évènements de ce week-end. Après le départ de Dimitri, Caroline avait voulu tout savoir. Oh, je ne lui ai pas raconté les détails de ma nuit avec Dimitri. Mais elle m'a regardée, fière comme un maître qui découvre la réussite de son élève, alors qu'elle-même n'a pas eu ce qu'elle voulait ce soir-là ! Le brun avait trop bu. Elle avait préféré couper court, plutôt que de se retrouver déçue, à éponger du vomi chez elle. Lorsque je lui ai raconté l'irruption de Bastien, elle était furieuse, et m'a conseillé d'appeler mon père immédiatement ! Je n'aurais peut-être pas dû l'écouter. Ce que j'ai dit au téléphone était un petit peu injuste :

- Mais enfin pourquoi as-tu eu besoin de te mêler de ma vie sentimentale ? Ca faisait six mois que j'étais tranquille, sans nouvelle de lui, et je m'en portais très bien !

- Non, ce n'est pas vrai ! Tu ne sortais plus de chez-toi, tu broyais du noir. Me dit-il sans connaître le pourquoi.

- Il me harcelait ! Dis-je dans un éclat de voix. Les seules fois où j'ai voulu te le faire comprendre, il t'avait tellement ébloui qu'il t'a rendu aveugle, ou bien sourd, à force de te complimenter et de te suivre comme un fidèle toutou ! Et maintenant, à cause de toi, tout recommence comme avant !

Je te préviens ! Ajoutais-je après un court instant les larmes aux yeux. Ne t'avise pas de lui reparler, ou d'essayer de faire quoi que ce soit pour recoller un seul petit bout de notre histoire ! Si non, je ne voudrais plus te voir, ni t'entendre ! Suis-je assez claire ?

Et sans attendre sa réponse, je raccrochais.

Je sais que mon père ne voulait pas me causer du tort. Mes parents ont toujours voulu le meilleur pour moi, encore plus que d'autres, je pense. Ils étaient les plus heureux du monde, quand le gynécologue a annoncé, qu'au bout du quatrième essai d'une fécondation in vitro, ma mère était finalement enceinte. J'étais et je serais toujours leur plus précieux trésor. Leur amour est sincère, mais étouffant. Ce que je n'arrive pas à expliquer, c'est le manque de clairvoyance dont ils ont fait preuve.

Au milieu de mes noires pensées, se tient une petite lanterne, qui brille vaillamment. Elle a des reflets bleus clairs. Je me radoucis. Je me demande quand je le reverrai. Nous n'avons pas échangé nos numéros. Il connaît juste mon adresse alors que je ne sais rien de plus que son prénom. Non, ce n'est pas tout à fait vrai. Je sais qu'il est un excellent danseur, et qu'il a d'autres aptitudes... Je m'empourpre rien que de penser à cette soirée. Je soupire en repoussant doucement la tranche d'un livre pour l'aligner avec les autres. Un bruit derrière moi me fait sursauter, et me tire de ma rêverie.

- Léa, tu viens ? dit ma collègue. Il est midi. Ca te dit qu'on mange ensemble à la brasserie ?

- Bien sûr Marie. Je range ces derniers livres, j'arrive dans cinq minutes.

- C'est quoi cette marque sur ton poignet ? Tu t'es fait mal ?

- Ce n'est rien. râlais-je en tirant sur ma chemise. Voilà, on peut y aller.

En quelques secondes, mon humeur grise est de retour. Marie n'y est pour rien, mais je lui en veux un petit peu d'avoir remarqué ce détail. Elle a le don de tout voir. Je m'étonne qu'elle ne l'ait pas aperçu plus tôt dans la semaine.

Nous nous installons sur la terrasse. Il fait beau et je vais profiter du soleil avant de retourner à l'ombre de nos étagères. La brasserie est proche de la bibliothèque en centre-ville. Il y a beaucoup de monde en général, car elle est située en face de l'hôpital. En arrivant avant midi et demi, il reste toujours quelques places. Le serveur vient prendre notre commande, et le visage de ma collègue se fend d'un large sourire. Elle en pince pour lui, mais il ne semble pas le remarquer. Je suppose que trop de jeunes femmes lui sourient dans la journée, pour qu'il s'en aperçoive.

Marie me parle de la prochaine commande de livre entre deux bouchées de sa salade d'été. Elle ne sait pas parler d'autre chose que du boulot. Je l'écoute d'une oreille, en observant les passants de l'autre côté de la rue. Je rigole doucement en voyant deux mamies en train de démêler les laisses de leurs petits chiens, lorsque je crois voir une silhouette familière.

« Léa ! Tu m'écoutes ? »

Je tourne la tête pour revenir à la conversation avec Marie. J'ai sûrement rêvé ! Notre repas est terminé et nous devons rejoindre notre poste. Je vais régler la note au comptoir. À mon retour sur le trottoir, mon regard se porte sur le dos d'un homme qui entre dans l'hôpital. Sa démarche ressemble à celle de Dimitri... Non, je dois me tromper. Je me remets en route, derrière ma collègue, qui insiste pour ne pas être en retard.

Cet après-midi, un groupe scolaire est présent pour faire des recherches. Les élèves doivent faire différents exposés en histoire. Je les aiguille vers différents ouvrages, les guidant entre les rayons. Au détour d'une allée, je cligne des yeux, croyant à une hallucination. Je laisse les élèves devant quelques livres pour faire demi-tour. Personne ! Je vais au comptoir pour récupérer les livres restitués par les clients, afin de les ranger. Je replace quelques livres au fond du bâtiment, quand un homme me demande de l'aide.

« Bonjour mademoiselle, je cherche un livre sur l'architecture du seizième siècle ? »

Je me retourne pour lui répondre, mais mes mots restent coincés dans ma gorge. Après un court instant, j'arrive à murmurer « Dimitri ? » Il semble aussi surpris que moi.

Que fait-il ici ? Ses yeux ont capturé les miens. Mon cœur frappe fort dans ma poitrine. Il avance sa main pour replacer une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Ce contact me fait frissonner.

« Quelle agréable surprise de vous trouver ici ! murmure t'il tout bas. » Je suis comme paralysée. Mon désir de le revoir a été pris au dépourvu. Je ne sais pas quoi faire ! J'ai envie de l'embrasser, mais je suis au travail, ça ne serait pas correct. Mon esprit tourne à toute allure sans parvenir à avancer d'un poil. Le bruit de deux élèves dans une allée proche, me permet de trouver l'embrayage.

- Que faîtes vous ici ?

- J'ai cru que vous aviez perdu votre langue, dit-il en souriant. Je suis venu trouver un livre sur l'architecture.

Deux jeunes filles arrivent au bout de l'allée en gloussant. Je m'aperçois que l'espace qui me sépare de Dimitri est beaucoup trop mince. Je rougis et l'invite à me suivre. Arrivé devant les livres sur le sujet, j'attrape celui qui me semble le plus complet pour lui tendre. Il pose ses doigts sur la couverture en attrapant mes mains avec. Il regarde d'un côté puis de l'autre, et réduit la distance qui nous sépare. Tout mon corps se crispe. Sa main droite quitte le livre pour effleurer ma joue. Je me sens prise au piège, mais je ne veux pas vraiment me libérer. D'un rapide coup d'œil, il s'assure à nouveau que nous sommes seul, puis m'embrasse sans autre préambule. Sa langue s'empare de ma bouche, réveillant en moi les sensations de ce samedi soir. Une chaleur se diffuse depuis mon bas-ventre, menaçant d'engloutir ma raison. Dans un effort surhumain, je le repousse doucement.

- Pas ici. Je travaille ! lui dis-je avec regret.

- Dommage ! me répond-il avec un regard espiègle. À quelle heure finissez vous ? Je pourrais passer vous prendre ?

- J'aurais fini à dix-huit heures trente.

Il m'embrasse une dernière fois, prend le livre et me murmure au creux de l'oreille :

« A ce soir, douce créature ! »

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