Chapitre 2 : La pyramide de la magie

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Le jeune couple se rendait au nord de la cité, dans un quartier résidentiel bourgeois. Ce dernier se dénommait le Vieux Zenfei, car c’était historiquement la première partie restaurée de la ville qui avait servi de fondation. D’ailleurs, on pouvait encore observer les majestueux vestiges du passé comme Zenfei ne représentait qu’une petite fraction de la mégapole des Primas.

— Tu as vu la taille de ces ruines ! s’émerveilla Seneth.

— Je n’arrive pas à concevoir l’immensité de l’agglomération qu’elle était auparavant. Les Primas devaient être vraiment nombreux pour avoir besoin d’édifices aussi imposants, commenta Aniah.

— C’est surréaliste le contraste avec Zenfei, constata Seneth.

La zone, assez isolée du reste de la cité à cause d’un fleuve qui se jetait à l’est, semblait peu fréquentée. En même temps, le soleil venait à peine de se lever, le voisinage devait certainement encore dormir. Après s’être perdus pendant une bonne demi-heure, nos deux compagnons arrivèrent finalement devant une sombre ruelle, coincée entre deux grandes bâtisses.

— Mes pieds me font souffrir, soupira Aniah. Je te préviens, je ne marcherai pas un kilomètre de plus.

— D’après le papier, je pense que c’est ici, nous devons continuer tout droit, déclara Seneth.

Au bout de l’étroit passage, la lumière laissait apparaître au loin un espace vert. On y devinait comme une petite maison écrasée par le poids des deux grands bâtiments autour. Seneth s’approcha et toqua à la porte. Un long silence prit place. Aucune réaction. Le faubourg se montrait d’un calme qui contrastait avec le très vivant cœur de la ville.

— Es-tu sûr que nous nous trouvons au bon endroit ? grommela Aniah en lui donnant un léger coup de coude. Laisse-moi jeter un œil sur le papier.

Soudainement, quelqu’un vint leur ouvrir.

— Bonjour, que puis-je faire pour vous aider ? interrogea un individu en recoiffant le peu de cheveux sur sa tête.

Seneth reconnut sans l’ombre d’une hésitation son ancien enseignant. Son visage se révélait distinguable entre mille à cause d’une étrange cicatrice. Celle-ci se présentait sous la forme d’un « A » autour de son nez.

— Bonjour professeur ! Nous sommes désolés de vous déranger si tôt. Nous souhaiterions discuter avec vous, si vous nous le permettez, lança Seneth.

— Ah oui ? clama-t-il surpris. Ne restez pas là, entrez donc, je commence à avoir froid.

Ce dernier ne semblait pas reconnaître ses invités. Il avait enseigné à tellement d’élèves au cours de sa carrière qu’il ne pouvait pas se souvenir de chacun d’eux. Aniah lui expliqua les raisons de leur visite. Le professeur esquissa un sourire.

— C’est très rare que les gens se penchent sur cette discipline oubliée de nos jours, se réjouit-il. Tout le monde n’a d’intérêt que pour les artéfacts. Vous êtes les premiers à venir me voir pour en apprendre plus à ce sujet. Seneth, tu dois être le seul de mes élèves à écouter durant mes cours, ça me touche.

Heureux de pouvoir faire part de ses connaissances, l’éducateur invita les deux jeunes à s’installer autour d’une grande table. Aniah sortit des affaires de son sac, prête à tout noter tandis que Seneth s’avachit sur sa chaise par réflexe, comme s’il se trouvait en classe.

— L’alchimie, c’est pas sorcier, lança le professeur. Elle se base sur l’axiome suivant : les Primas manipulaient la magie, écrivit-il sur son tableau en le soulignant plus que de raison. D’ailleurs, on présuppose qu’ils l’avaient acquise, qu’elle ne demeurait pas un talent inné.

— J’imagine que les alchimistes recherchaient les procédures de son apprentissage ? s’enquit Aniah.

— Pourquoi poser une question dont tu connais déjà la réponse ? ricana-t-il. Et il leur a fallu près d’un siècle de travaux pour parvenir à établir les bases d’un modèle cohérent représentant le mécanisme de la magie. Pour cela, ils se sont inspirés de celui qui régissait la combustion : le tétraèdre du feu.

— C’est astucieux, partagea-t-elle. Ce modèle est maîtrisé par tout le monde depuis le secondaire.

— Aniah, peux-tu me rappeler le principe de la combustion ? demanda le professeur.

— Oui, monsieur. On a besoin de réunir trois composants : un combustible, un comburant et un activateur. Le but de la réaction consiste à produire de la chaleur, précisa-t-elle. Son mécanisme se révèle très simple. L’activateur va permettre au combustible et au comburant de s’associer pour former de nouveaux constituants et surtout dégager de l’énergie thermique.

— Oh, je vois que j’ai affaire à des initiés, commenta le professeur enjoué. Mais si je ne m’abuse, tu ne m’as cité que trois éléments ; or le tétraèdre implique quatre composantes.

— Vous avez raison, je vais développer mon propos. Sous l’effet de l’activateur, il se déroule une succession d’étapes où le combustible se déstructure en fragments plus simples. Certains vont s’assembler avec le comburant pour créer les produits de la combustion, et d’autres vont réagir avec tous les éléments : ils se dénomment radicaux libres.

— C’est impressionnant, s’enthousiasma le professeur, tu n’aurais presque pas besoin de mon aide. Et toi, Seneth, au lieu de rêvasser, tu peux prendre la suite ?

— Oui, monsieur. Leur principale propriété réside dans leur très forte réactivité. Ils peuvent interagir avec les éléments présents pour former de nouveaux radicaux libres au travers d’une réaction en chaîne comme le précisait Aniah. D’ailleurs, c’est à cause de cela que les alchimistes les appellent chaînons. Ils se substituent ainsi à l’activateur requis initialement pour amorcer la combustion, d’où la non-nécessité de le maintenir une fois la réaction déclenchée. Cela permet au feu de s’entretenir de façon autonome, tant qu’il reste du combustible et du comburant.

— Mais alors, la réaction dure éternellement ? questionna le professeur.

— Si l’on supprime un seul de ces éléments, il cesserait immédiatement de brûler. Généralement, pour l’éteindre, on intervient sur le comburant qui, dans la quasi-totalité des cas, correspond à l’air. Ainsi, en l’en privant, on élimine du tétraèdre le comburant. Pas d’air, pas de comburant. Pas de comburant, pas de combustion. Pas de combustion, pas de feu. Pas de feu… plus de feu.

— Remarquable, je pense que vous allez aisément comprendre ce qui suit, partagea le professeur. En se basant sur le modèle que vous venez de m’expliquer, les alchimistes établirent alors la pyramide de la magie avec les hypothèses ci-après : l’énergie vitale jouerait le rôle du combustible, l’hyloplasme de comburant et l’énergie spirituelle d’activateur.

— Qu’est-ce que l’hyloplasme ? s’enquit Aniah. Je n’en ai jamais entendu parler.

— C’est une bonne question. Et je ne connais pas de bonne réponse. Mais je peux te dire que l’hyloplasme est une matière particulière qui permet de faire le lien entre la matière physique et la matière spirituelle. C’est la raison pour laquelle le corps et l’esprit ne forment qu’un. Vous saisissez alors ce qu’il se passe à la mort.

— Oui, la quantité d’hyloplasmes devient nulle et le corps et l’esprit ne sont donc plus unifiés, commenta Seneth.

— Ah, ça explique pourquoi les âmes quittent leurs enveloppes charnelles, ajouta Aniah.

— Exactement ! Vous l’avez compris, ces trois éléments possèdent le point commun de constituer les êtres vivants. Des savants avaient mis en évidence le fait que les rémanences contenaient à la fois de l’énergie spirituelle et de l’hyloplasme. À partir de ce constat, les alchimistes ont essayé de leur apporter de l’énergie vitale par le biais d’un médium afin de pouvoir générer de la magie selon le modèle de la pyramide, détailla le professeur. La guitare enchantée représente le premier artéfact conçu qui a permis de concrétiser la magie.

— Ah ! s’exclamèrent les deux jeunes. Comment ça marche ?

— Synthétiquement, une rémanence est taillée pour constituer le sillet de chevalet. Un bracelet spécial relié à ce dernier l’alimente avec l’énergie vitale du musicien. La guitare classique produit du son grâce à la propagation d’ondes mécaniques à travers l’air qui provoque la vibration du tympan dans l’oreille. À l’aide de leurs facultés uniques, certaines rémanences émettent des ondes oniriques qui demeurent une copie des ondes mécaniques qui les traversent. Ces ondes répliquées s’avèrent directement perceptibles par le cerveau. De plus, elles peuvent se diffuser dans le vide, souligna le professeur.

Cet artéfact avait repoussé les limites de la musique. Il avait permis de la faire découvrir aux sourds. La science avait, pour la première fois, réalisé un enchantement. C’était à partir de ce dernier que la magénierie était née. Ce domaine se révélait le plus gros d’un point de vue économique. Il avait changé le monde de chacun en réinventant les objets du quotidien.

— Et pourtant, aucun individu sur Arnès ne semble en mesure d’exploiter la magie ? questionna Aniah. Je veux dire, sans avoir recours à un quelconque outil.

— Hélas oui, ce mystère fascine toute la planète, confia l’enseignant. Les artéfacts valident le modèle de la pyramide, mais cela ne paraît pas transposable aux personnes. Ou alors est-ce un problème de compréhension ? En réalité, il se pourrait qu’au quotidien, tout le monde l’utilise sans s’en rendre compte, indiqua-t-il. Elle pourrait apparaître tellement banale qu’elle en aurait perdu son caractère magique. Ce que les gens considèrent comme tel n’est autre qu’un phénomène physique dont les lois scientifiques demeurent toujours inconnues.

— Je vois, donc la magie ne se révèle pas comme quelque chose d’absolu et universel, mais plutôt relatif et subjectif, proposa Seneth.

— Les philosophes ne sont pas légion, informa le professeur. Ces interrogations resteraient certainement sans réponse pendant encore longtemps.

— Et pour vous, que représente la magie ? demanda Seneth.

— Argh ! Que je déteste cette question ! maugréa-t-il. Pour moi, c’est un concept que les gens ont inventé pour définir ce que nous ne parvenons pas à expliquer, un terme qui permet d’exprimer notre seuil d’incompétence. Je pense plus que l’alchimie ressemble à une chasse à l’ésotérisme. Plus on devient savant, plus on repousse la barrière de nos limites et moins les choses nous paraissent magiques.

— Mais pourquoi l’alchimie n’est-elle plus exercée aujourd’hui ? demanda Aniah.

— La réponse semble évidente, répliqua-t-il, l’avènement de la magénierie l’a complètement éclipsée. Les artéfacts ont tellement révolutionné Arnès que les gens ne jurent que par eux.

— Mais vous, vous considérez-vous comme un alchimiste ? s’enquit Aniah.

— Nous sommes tous de potentiels alchimistes. La principale différence tient compte du fait que j’explore sans retenue. Je repousse les limites de mon incompétence en empruntant la voie oubliée des archimages.

— Les archimages ? s’étonna Seneth.

— Oui, les archimages. Avec l’essor des artéfacts, tout le monde se prétend magicien. L’archimage est celui qui aura réussi à maîtriser toutes les faces de la pyramide de la magie. Il me semble qu’à l’époque des alchimistes, il était décrit sous le nom d’alchimage, ou alors c’est une simple erreur d’orthographe. Bonne chance pour savoir lequel des deux s’avère correct, s’esclaffa-t-il.

— J’ai une question qui me vient, connaissez-vous d’autres alchimistes ou vous êtes seul ? interrogea Aniah.

— En voilà une très pertinente, lança-t-il en se grattant le haut de la tête. Comme je vous l’ai déclaré, je considère que chaque individu est un alchimiste donc j’aurais tendance à dire que je ne suis pas le seul.

Aniah arborait un sourire jusqu’aux oreilles. Elle allait pouvoir achever son mémoire. Les connaissances de ce spécialiste demeuraient sans égal. Le professeur lui proposa d’être son assistante pour ses travaux personnels pour le reste de son année scolaire. Tout le monde sortait gagnant. Leurs recherches se basaient sur l’une des plus importantes interrogations : pourquoi les rémanences permettaient-elles de créer de la sorcellerie ?

— Si tu le souhaites Aniah, je possède une chambre libre à l’étage. Tu peux parfaitement t’y installer le temps de ton stage avec moi, informa-t-il.

— Ah ! c’est intéressant. Je ne cache pas qu’ici ce n’est pas la porte à côté. J’y réfléchirai suivant le besoin.

— Quoi que tu décides, elle ne bougera pas. Tu verras, elle est grande. Si Seneth veut nous rendre visite, il pourra rester lui aussi.

— Merci professeur. Nous allons rentrer, je dois commencer à m’organiser, déclara Aniah.

— Avant de partir, j’ai une dernière demande, annonça Seneth. Pourquoi est-ce que vous travaillez seul ici alors que vous pourriez profiter des locaux et de tout le matériel que peut vous fournir l’Y ?

— Si tu me poses la question, c’est que tu n’as pas été entièrement attentif, suggéra l’enseignant. Je te laisse y réfléchir.

— Tu as compris toi ? chuchota-t-il à Aniah.

— Oui, bien sûr.

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