Emma n'a plus l'envie des autres.

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On dit qu'elle, on dit qu'elle ; on dit aussi que on c'est un... Non... pas possible ; elle ne serait pas partie, pas comme ça, sans rien me dire. Je ne peux pas y croire ; je la connais, je l'ai faite, ma fille... il lui est forcément arrivé quelque chose. Quoi ? Mais, je ne sais pas quoi ! Ni ce qu'elle fabrique ! Faites votre travail, retrouvez-la ! Avant que quelque chose n'arrive, qu'il soit trop tard !

Oui...

Je me calme...

Pardon.

Je suis si inquiète vous comprenez ; pour rien, peut-être. Vous savez, elle a toujours été un peu à part, compliquée, nous avons eu du mal avec elle, son père et moi, et, ayant fait de notre mieux, il arrivait parfois qu'elle fugue malgré tout. Oh jamais trop loin, par-ci par-là, à traîner... comme beaucoup d'enfants dans leur jeunesse au final ; ça ne fait pas d'eux des criminels. Si ? L'Article 5 ? Oui, bien sûr que je le connais : nul n'ignore la loi. Cependant... Les enfants aussi ? D'accord. De toute façon, je suis sûre qu'elle est encore ici, quelque part : ce n'est pas une fugitive, et puis ce n'est plus une enfant non plus, ce n'est plus de son âge ; çà, ça lui est passé.

J'ai soif, pourriez-vous... Après ? Après quoi ? Je vous l'ai déjà dit, elle est... elle est compliquée et je dois bien vous avouer que j'ai parfois moi-même du mal à la cerner. Tout pose problème avec elle, rien ne va. À l'écouter, c'est une pauvre malheureuse... Elle exagère tout le temps et tout prend une telle ampleur... J'ai l'impression qu'elle le fait exprès, comme pour nous provoquer ; comme pour chercher une réaction, vous voyez ? Quelque chose comme ça. Je peux avoir un verre d'eau maintenant ? Merci. C'est qu'il fait chaud chez vous, j'étouffe, je cuis littéralement sur cette chaise ; pourquoi fait-il si chaud ici ?

Ce n'était pas vraiment une question, vous... oui, c'est vous qui les posez, bien.

Non, je n'ai rien remarqué de suspect ces derniers jours, elle était normale. Je la voyais par moments traverser notre appartement vers l'accès principal, sans nous dire un seul mot, seulement des regards fugaces traduits par des soupirses. Normale. Et, ni moi, ni son père, ni même ces braves Kozarov, nos colocataires, que Dieu les bénissesent, n'avons vu de quoi nous alarmer plus que d'habitude, de quoi vous avertir. Sinon, pensez-vous ! Nous l'aurions fait ! Nous sommes des gens bien, de bien, responsables, nous ! Alors qu'elle, elle dépasse les bornes, toujours ! Quand même... nous retrouver là, car incapable de respecter un simple horaire de sortie... mais enfin, quand on n'a rien à se reprocher soi-même, on ne craint rien des autres. N'est-ce pas ?... N'est-ce pas ? Vous ne dites rien ? Votre silence me glace tout à coup ; sommes-nous à notre tour suspectés de quelque chose ? Pauvre de nous ! Nous qui n'avons jamais rien fait de mal ! Pourquoi devrions-nous, nous, endurer les conséquences d'actes dont vous la croyez assurément autrice ?

Je suis sa mère, oui et peut-être ai-je par-là, par cette fonction, la charge de supporter ses erreurs, toutes, sans exception ; que ne pouvant la mettre, ici, face à vos accusations, il est tout à fait normal que vous vous contentiez d'une autre, et, à plus forte raison, de moi, venant de moi. Mais, où est-elle donc passée ? Pourquoi m'abandonner, moi qui l'ai faite, qui l'ai veillée dès l'aube de ses jours sans jamais faillir à mon devoir ! Me laissera-t-elle, toute seule, répondre d'elle ? Voilà ma récompense ! Ingrate ! Oh... je vous le dis, qu'il est malheureux d'avoir à subir les autres ainsi...

Comment ça, ce n'est pas tout ? Pourtant... autre chose ? Je tremble d'en apprendre davantage. Mais, puisque je suis ici, enfermée, face à vous, dites-moi ce qu'elle a encore fait. Vous vous taisez à présent ? Comment est-ce possible ? Encore ? Je ne comprends pas, que vous arrive-t-il, à vous, à vos yeux ? Mais vous ?... Vous... Oh ? Non ? D'accord ! J'ai cru voir c'est tout. Il faut dire aussi qu'il manque une lumière ou deux à cette salle ; c'est tellement sombre que j'ai peine à y voir mes mains que je sais pourtant sur mes genoux. Mes genoux... Je me souviens quand, petite, elle goûtait y grimper, y rester et je ne trouvai rien à y redire, je la comprenais même, partageant son envie de proximité, l'approuvais tant qu'elle durait, et, devant le programme de la journée, nous profitions ensemble de la charmante émission d'Arthur Honegger. Toujours le même depuis au moins... De quoi ? Mais... pas du tout ! Il est animateur sur le Prime, je vous dis, vous savez l'émission, celle où on peut jouer aux pauvres pendant trois semaines ; Monopole ça s'appelle ; je n'ai jamais raté un seul épisode, j'ai même participé aux présélections en ligne, c'est vous dire que je sais qui c'est ! Par contre, aucune réponse de la part de la production et dire que je me faisais toute une joie d'aller chercher ma ration de pâtes ; des pâtes ! C'est tellement romanesque ! Spaghetti ! Macaroni !

Enfin... voilà, nous regardions ça, ensemble comme un moment partagé entre filles, et, sans savoir quand ça s'est produit exactement, elle n'a plus voulu : mes genoux étaient devenus par trop calleux, trop petits pour elle. Je ne l'ai plus comprise à cet instant ; quand cette entente naturelle, simple, qu'une bonne fille entretient, sans mal, avec sa propre mère, s'est obscurcie par ce malin plaisir, que je ne comprends toujours pas, qu'elle a à contrarier systématiquement le moindre mot qui sort de ma bouche, levant les yeux au ciel. Au Ciel ! Vous imaginez ? Je ne devrais pas vous l'avouer mais je ne sais pas combien de fois je lui ai affirmé que son attitude irrespectueuse et son manque de foi lui causeraient des ennuis, à elle, à nous, à notre famille. Vous pouvez me croire, j'ai fait mon devoir en l'avertissant ; quant au sien... ne m'écoutant jamais, ça reste à voir ; mais je suis sûre que non. Non, petit mot utile sans lequel elle n'aurait rien à dire, ni à moi, ni à son père, ni à personne. Comme la fois, par exemple, où au centre communautaire, celui qui fait l'angle entre le boulevard Arnaud et l'avenue Dassault, à deux pas de chez nous, bloc 6 ; nous étions présents pour les remises. Celle de la génération 89. Je m'en souviens voyez vous car mon cadet faisait partie des primés ce jour-là, prix espoir en mathématique, et, aligné au mur, comme à l'école, il transpirait dans son apparat bleu foncé d'une fierté qui avait du mal à rester sous la toque, d'où pendait au côté un pompon long violet. Couleur choisie par moi-même parmi les coloris disponibles dans le catalogue Réussite&moi, page 38. Combien de temps ai-je mis ! Combien d'effort ! Mais qu'y a-t-il de plus important que le pompon ? C'est le pompon ! C'est lui qui, après tout, habille le plus le visage de celui qui le porte et c'était d'une importance capitale que le plus illuminé de tous les sourires présents dans le hall fut celui issu de moi. C'était le plus beau. Une merveille de chez merveille. Vous n'aviez qu'à voir, pour vous en convaincre, les yeux cerclés d'une jalousie à faire couler jusqu'aux joues crispées d'envie les mascaras waterproof de l'assistance tout entière ; qui fustigeait l'astuce que j'avais eue dans l'audace du violet, entre rouge et bleu, et qui, venant frapper sans détour l'adoption plus que classique d'un doré démodé, fit regretter à tous leur manque d'inspiration ; l'évidente majesté de mon fils.

On ne voyait que lui. Impérial. Dans son costume et dans sa marche, qui restèrent droits quand, après que son matricule résonna à nos oreilles comme un rappel familier, il fit ses premiers pas vers le podium dressé à cette occasion où l’attendait, tout en uniforme, le préfet Rollin galons en main (Vous devez le connaître, c'est la fierté de chez nous, inutile de vous le présenter). C'est l'idole des petits garçons. Imaginez-vous l'état alors dans lequel le mien se trouvait ce jour-ci devant son idéal ? Et pourtant ! Il n'en a rien montré ! Un vrai petit homme ! Je le vois encore se fixer devant lui, salut militaire à distance réglementaire, pour finir le petit doigt sur la couture de son pantalon de velours impeccable. Attendant les épaules droites de recevoir ses distinctions, dues à son seul mérite, des mains de son héros ; du nôtre, de tout un district. Ce fut un instant inoubliable qui me causa bien du souci je vous le confesse... mais que voulez-vous ? On ne fête pas les dix ans de son petit garçon tous les jours ! Autant le faire comme il faut : galons, prix et médailles ne se soucient pas du suffisant, non ! Il leur faut l'excellence des détails bien agencés par les humbles mains d'une mère alerte. Après tout n'est-il pas, aujourd'hui, avec deux ans d'avance, classe IV ?

Elle ? Oh... mais vous commencez à m'ennuyer avec elle ; pourquoi faut-il que tout soit toujours ramené à elle... les autres n'existent-ils pas, peut-être ? Et de toute façon, je ne me souviens plus de ce que je voulais vous dire à son propos, et, de ce que vous vouliez m'en dire, j'attends encore. Alors, j'aimerais que vous mettiez fin à tout ceci ; cet interrogatoire est interminable et je ne vois pas bien comment je pourrais vous aider davantage : j'en ai assez. De cette sinistre salle, de sa chaleur suffocante, de votre voix caverneuse. J'étouffe, écrasée par le poids de vos interrogations continues qui ne veulent pas comprendre que j'ignore, bel et bien, où elle se trouve et ce qu'elle a commis. Je ne suis même plus sûre de savoir qui elle est : c'est une inconnue qui, sous les traits de ma fille, qui me souriait tant fut un temps, me déteste tout entière à présent. À cette cérémonie, qui devait être un événement heureux pour tout le monde, pour toute la famille, elle s'est efforcée, comme elle sait le faire, à être pénible, soupirant son non-vouloir d'être parmi les siens, avec nous, afin de soutenir la réussite de son frère.

C'était trop demandé ? Probablement ! C'est que, vous comprenez, ce n'était pas ELLE, et, quand ça ne la concerne pas, ça ne présente aucun intérêt à ses yeux ; négligeant ce jour-là jusqu'à sa tenue, sa posture, avachie sur le strapontin qui se tenait plus droit, avec plus de dignité, qu'elle. On m'en fit des reproches, pensez-vous ! Annabelle Smith n'allait pas rater l’occasion de me faire payer la seconde place de son aîné ; d'autant que la chose était facilement exploitable : tout le monde est au courant de l'indiscipline de ma fille, y compris vous, je me trompe ? C'est là le drame ! Un tel point faible pour une famille qui avait la réputation irréprochable ; nous ne souhaitons pas de problèmes, mais que faire quand ceux-ci s'infusent de l'intérieur même ? Nous avons tout essayé, sans une once de variation, son comportement reste le même ; entre un silence appesanti par les plaintes frivoles que je connais mot pour mot, pour les avoir entendues et éconduites assez et cette hystérie explosive qui, sans amorce véritable, s'impose un jour sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Irresponsable. Son égoïsme est irresponsable. Que ferions-nous si je faisais de même ? En ai-je moins de raison ? Non ! La différence c'est que, dans mon devoir envers les miens, je trouve la force de ne pas me laisser aller à des idées néfastes. Et comme le dit si bien le Maréchal « un pour tous, tous pour un ! » .

Il faut croire qu'elle ne comprend pas ces mots, qu'ils lui ont été dits par des paroles étrangères, dans une langue incompréhensible. Et, au-delà de cette difficulté, faisant peu de cas de leurs sens, elle se soumet à ses travers, à ses erreurs, qui finissent par nous coûter, invariablement. Alors, laquelle est-elle cette fois ? La raison de ma présence ici, vous ne me l'avez pas encore dite, pensant peut-être que je l'aurais devinée par moi-même. Mais je n'en sais rien, plus rien d'elle, plus rien du tout ; vous l'avez compris à présent, il faut me le dire. Si je dois en être la fautive, il faut me le dire. Avec quel acte, avec quelle provocation a-t-elle jeté ses parents dans la honte ; celle de se voir emmener par vous devant la communauté qui n'a rien raté de votre entrée dans le bloc. Lieu où nous avions avant cela la respectabilité d'une bonne famille, le quotidien léger, la tranquillité des anonymes.

Tout est perdu maintenant et j'ignore pourquoi. Quelle insubordination, quel délit, quel... crime ? Il s'agit donc d'un crime ? Mais de quelle sorte de crime peut-elle se rendre coupable ? Un meurtre ?! Mais... comment ? Elle a souvent une attitude mutine, c'est vrai, néanmoins jamais elle n'a porté devant moi une violence assassine. Crier, serrer les poings, oui, d'accord mais... mais tuer ? Tuer, je ne la crois pas capable d'une telle chose ; il y a probablement un malentendu quelque part. Revérifiez vos fichiers, les données sur ma fille ne doivent présenter aucune prédisposition au meurtre ; sinon, vous le savez comme moi, elle aurait été transférée. Le contraire est impossible, tout bonnement. Parce que le Ministère de l'Intérieur est infaillible ! C'est forcé ! C'est une méprise, alors soyez assez aimable pour faire un erratum, à diffuser sur tous les réseaux, afin que nous pussions retourner au bloc, comme avant votre intervention, et, surtout, je vous en prie, renoncez à cette atroce audition...

Effectivement, mais... oui... je l'ai accompagnée au planning, à la date exigée, comme son âge lui commandait. En cela, nous avons parfaitement respecté les directives ; elle y est allée à reculons, bien sûr, faisant ainsi pour à peu près tout, mais elle a obéi à son devoir, je m'en suis assurée. Comment se sentait-elle ? Encore aurait-il fallu qu'elle se confiât ; cependant, pour y être passée, comme toutes les autres avant elle, avant moi, je peux vous dire que c'est certes un honneur mais un honneur douloureux, naturellement. Une énorme responsabilité qui par ses premières sensations ne délie pas vraiment les langues mais fait serrer des dents. Cela m'évoque bien sûr mon cas où... pardon ? Qu'est-ce que vous venez de dire ? Qu'a-t-elle fait ?!

Non...

Non.

Non !

CRIMINELLE !

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Mère.Chapitre6 messages | 8 mois
Père (I)Chapitre2 messages | 8 mois

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