Une rencontre imprévue

6 minutes de lecture

À Shin-Machida, elle croisa Aoki. Au début, Saiō douta fortement qu’il se fût agi là d’un simple hasard, mais en apercevant le prêtre en costume de travail sous sa combinaison, avec un attaché-case, elle dut convenir que c’en était un.

« Je travaille juste à côté, lui apprit-il en lui désignant une grande tour. Je n’étais venu à Shin-Saito que pour les funérailles de votre grand-mère. Mon père a tellement insisté… Il était trop vieux pour présider à la cérémonie lui-même. Alors ? Vous avez eu le temps de faire un détour par Saitobaru, ainsi que vous le souhaitiez ?

— Non, lui avoua Saiō, un peu soulagée. Ma mère a voulu repartir avec moi, je n’ai pas eu le choix… La famille ! Vous savez ce que c’est. »

Aoki émit un rire guttural.

« C’est vrai. Dites, si l’on allait boire un verre ? Je connais un endroit sympathique dans le coin. Ce sera toujours mieux que de rester dehors, sous la pluie polluée. Vous savez qu’elle attaque même le plastique ! »

Saiō accepta. Elle le suivit dans un bar dont le thème était l’ancienne île d’Okinawa, avant qu’elle ne sombre dans la mer suite à la grande catastrophe sismique malayo-polynésienne.

« La plupart de ces alcools ne sont que des reconstitutions à partir de levures de synthèse, et j’en suis le premier désolé, s’excusa Aoki. Mais nous n’avons pas le choix, ici. Si vous veniez vivre à Shin-Saito, en revanche…

— Il n’y a pas plus de champs en plein air et de levures organiques à Shin-Saito qu’ailleurs, répliqua-t-elle. Tout se fait en hydroponique ou en laboratoire.

— C’est mieux que rien.

— C’est vrai », convint-elle.

Saiō se rendait bien compte qu’Aoki essayait de rentrer dans ses bonnes grâces. Il cherchait sans doute à la convaincre de prendre la relève de sa grand-mère, encore une fois.

« Vous savez, finit-elle par lui dire une fois que le plat de porc reconstitué aux concombres amers fut arrivé sur la table, accompagné d’une bouteille d’awamori. Kurumi m’a mis au parfum, pour la succession. »

Aoki releva le visage. Il la regarda franchement pour la première fois, et Saiō réalisa que le brun noisette de ses yeux portait une pointe de vert.

« Cela va plus loin qu’un simple culte des dieux local, avoua-t-elle. Ma grand-mère prétendait être en contact avec une entité qui lui apparaissait sous la forme d’un homme aux cheveux et à la queue blanche… Un être ni-humain ni-animal, aux pouvoirs chthoniens, qui lui soufflait des solutions aux problèmes les plus prosaïques, à condition qu’elle observe tout un tas de règles, toutes plus contraignantes et absurdes les unes que les autres. »

Au grand dépit de Saiō, Aoki afficha un air encourageant.

« Votre grand-mère était ogamiya-san. Elle avait passé un pacte avec un kami, qui était son protecteur.

— Oui, reconnut Saiō à regret. Il y avait un genre de pacte, en effet. Quoique je n’en connaisse pas la teneur…

— C’est normal, lui apprit Aoki. On ne révèle pas aux non-initiés les modalités d’un pacte avec l’autre monde ! Mais si vous acceptez de reprendre le flambeau, vous le saurez.

— Cela ne risque pas. J’ai dit non.

— C’est passionnant, pourtant ! Vous qui vous intéressez tant aux cultures anciennes… Savez-vous que ces pactes avec l’autre monde existent dans toutes les cultures, depuis toujours ? Toutes les sociétés humaines se sont interrogées sur la présence d’êtres animés vivant à la lisière des mondes habités : jnoun, elfes, esprits, démons… Au cours des siècles, et au travers des civilisations se sont accumulées des connaissances concernant ces êtres. Qui sont-ils ? Où vivent-ils ? Sont-ils sexués ? Quels sont leurs habitudes, leurs souhaits, leurs penchants ? Et surtout, que veulent-ils aux humains ?

— Pas grand-chose, apparemment, répondit Saiō d’un ton laconique. Les oracles de Shira-sama restaient très prosaïques : ils concernaient la santé des fidèles, la naissance d’enfants ou le mariage éventuel d’une célibataire endurcie, le volume de la prochaine récolte hydroponique du père Yūji. Rien de bien transcendant.

— Mais c’est toujours ainsi. Qu’est-ce qui intéresse plus les hommes et les femmes que leur bien-être immédiat, la maladie du grand-oncle, la fortune de leurs entreprises, la santé du petit dernier ? C’est humain. »

Saiō picora dans le plat, du bout des baguettes. Puis elle remua son verre d’awamori et but une gorgée glacée.

« Kurumi m’a plus ou moins révélé l’une de ces fameuses conditions, lâcha-t-elle alors. L’une d’elles, notamment, était d’accomplir une ascèse quotidienne et de s’abstenir de toute relation avec un homme. À cette condition seulement, le kami rendait ses oracles.

— Cela vous dérangerait-il ? »

La jeune femme releva les yeux. Cet éclat vert, encore…

« Je ne sais pas… Qu’en pensez-vous ?

— Je ne pense rien. Je cherche juste à vous faire réaliser ce que vous pouvez perdre…

— Ce que je perdrais si j’acceptais cette succession, oui », répondit Saiō avec un regard en biseau.

Aoki n’eut rien à répondre à cela. Un silence pesant s’installa. Machinalement, Saiō tourna son attention vers l’écran au fond du restaurant, qui diffusait les informations gouvernementales.

… Nous apprenons que le district sud-ouest a finalement été élu par le Consortium des Bureaux gouvernementaux pour accueillir l’une des ancres du skyhook qui reliera la Terre à la Lune. Ce programme très ambitieux trouve son origine dans les entreprises de conquête de l’espace du siècle dernier et surtout, la réussite de la première mission habitée sur Mars, qui a remis le projet de colonisation humaine dans la liste des possibles…

Saiō baissa le nez sur son verre. Ainsi, c’était acté. Saitobaru allait être détruit.

Elle prit une grande gorgée d’awamori.

« Vous êtes triste ? » lui demanda Aoki.

Avec son ton neutre et ses yeux lumineux, on aurait dit un examinateur médical lors d’une expertise psychiatrique.

« Je m’y attendais », avoua Saiō.

Elle fit tourner son verre entre ses doigts, puis reprit :

« Ce qui me chagrine le plus, c’est qu’on n'ait même pas pris la peine de me prévenir. Je suppose que je recevrai un courrier dans une semaine, après tout le monde. Tout ce travail pour rien... »

Elle baissa le nez.

« Si cela peut vous rassurer, Saitobaru était fichu, de toute façon. Le site était recouvert par une dalle de béton et tout un quartier résidentiel, non ?

— Peut-être. Mais…

— Si vous me permettez un conseil, conservez plutôt vos forces pour sauver ce qui peut encore l’être. Comme Shira, ou Tara, tiens. »

Saiō releva vivement la tête.

« Comment savez-vous, pour Tara ?

— Chiharu m’en parlait souvent, sourit-il mystérieusement. Elle m’a dit que ce site étranger revêtait une signification particulière pour vous, bien que vous n’y soyez jamais allée.

— Vous parliez tant que ça avec elle ?

— Mon père était très proche d’elle. Elle se confiait beaucoup à lui. Excusez-moi d’insister encore, mais si vous vous intéressez tant à Tara, et aux Tuatha de Danann... »

La jeune femme intervint. Comment cet Aoki pouvait-il savoir tout cela ?

« On pense que les Tuatha et la lignée de Dana étaient les premiers occupants de l’ancienne Irlande, c’est tout, objecta Saiō. Je ne vois pas le rapport avec Shira-sama.

— Il y a tout à voir, au contraire. Pour nos ancêtres, les kami n’étaient rien d’autre que les premiers habitants du Japon… Vous n’avez jamais lu Yanagita Kunio ? Orikuchi Shinobu, et ses travaux sur la figure du visiteur de l’autre monde, le marebito ? »

Saiō dut reconnaître que non. En tant qu’archéologue, elle connaissait ces noms, bien entendu. Cependant, ces auteurs étaient considérés comme dépassés.

Elle se leva. Tout cela allait trop loin.

« Écoutez, fit-elle en récupérant ses affaires. J’ai déjà donné ma réponse. Je vous recommanderai de ne pas insister. D’ailleurs, je ne veux plus vous voir. Vous avez suffisamment abusé de ma patience ! »

Aoki leva les mains, en un geste d’impuissance.

« Très bien. Mais continuez de réfléchir. Vous ne pouvez pas fuir votre destin, Saiō. Si vous ne venez pas à lui, Shira viendra à vous. »

Outrée, la jeune femme lui jeta un dernier regard encoléré. lI ne servait plus à rien de discuter. Serrant son sac et sa combinaison contre elle, elle se précipita vers la sortie.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0