La veillée

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Onizuka Chiharu avait été appréciée dans la communauté où elle avait vécu toute sa vie. Il y eut un grand nombre de participants à la cérémonie, et les donations furent conséquentes. Les personnes âgées étaient bien sûr les plus nombreuses. Parmi elles, une très vieille femme munie d’un bras bionique et d’un masque antiparticules fines vint voir Saiō :

« Vous allez reprendre le rôle de votre grand-mère ?

Au grand regret de la vieille femme, la jeune secoua la tête.

— En tant qu’archéologue, j’ai beaucoup de travail. Et puis, je ne suis pas aveugle.

— Mais il faudra bien quelqu’un pour s’occuper de Shira-sama, insista la petite vieille. Et nous sommes nombreux à dépendre de lui. Vous ne pouvez pas le laisser tomber… Nous laisser tomber ! »

Saiō ne sut pas quoi dire. Shira-sama… En quoi cette légende familiale – ce fardeau – la concernait-elle ?

La veillée se déroula en petit comité. Il y avait sa mère, bien sûr, mais aussi la présence obligatoire du chef de deuil et de la plus ancienne disciple de sa grand-mère, une dame venue au départ pour résoudre des problèmes liés à son fils reclus volontaire. Ce dernier était resté sa vie durant aux crochets de sa mère. Il y avait une centaine d’années, ce type de mode de vie constituait encore un problème qu’il était nécessaire de résoudre par tous les moyens imaginables, y compris ceux de la religion traditionnelle. Puis le cybertravail s’était généralisé, et finalement, les « reclus sociaux » étaient devenus la norme. Avec la mise en place du Réseau administratif mondial en prime…

« … Oui, nous espérons que Saiō acceptera d’accueillir O-Shira-sama comme il se doit. Non, Chiharu disait qu’il ne venait que la huitième nuit après l’incinération… Pendant l’oracle du rêve, oui. Mais il faut d’abord qu’elle accepte la boîte. »

Saiō tourna son regard vers sa mère. Elle discutait à voix basse avec la première disciple de sa grand-mère. Pourquoi cette femme ne se proposait-elle pas, elle ? Après tout, c’était une fidèle, qui joignait les mains tous les jours devant l’oratoire.

Gagnée par l’une de ses migraines habituelles, Saiō reporta son attention sur le visage de sa grand-mère, paisible sur le taffetas du cercueil. Malgré le coût exorbitant, on lui avait pris du bois de cyprès, presque aussi blanc que sa tenue mortuaire. L’odeur boisée embaumait toute la pièce, faisant presque oublier les écoeurantes volutes d’encens. Reprendre le culte de Shira-sama, cela voulait dire vivre continuellement dans les fumigations : celles de l’encens, bien sûr, mais également celles des essences rares et coûteuses consumées lors des ascèses et rites préalables qu’imposaient les échanges avec le kami. Sans même parler des ablutions d’eau glacée, que sa grand-mère s’était infligée toute sa vie dès l’âge de 16 ans…

Désormais, Onizuka Chiharu était enfin libre. Les traits détendus, les yeux fermés, elle semblait dormir, les mains refermées sur le rameau de sakaki – de culture, évidemment, le sakaki sauvage ayant disparu depuis bien longtemps – symbole de sa fonction et le chapelet bouddhiste générique que quelque employé funéraire avait glissé entre ses mains maigres. Une vie entière de privations, d’ascèses féroces, plus ou moins coupée du monde, afin de pouvoir vivre des oracles qu’un prétendu dieu sylvestre dispensait à une communauté mourante, dans un monde où la forêt avait disparu. Une survivance d’un passé archaïque… Afin de se démarquer des chamanes modernes et autres gourous psyoniques qui pullulaient de plus en plus, sa grand-mère avait toujours refusé de rendre ses oracles sur le Réseau. Sa manière de faire, trop traditionnelle, ne correspondait plus du tout à l’époque.

Le cercueil en bois de cyprès fut amené en grande procession jusqu’au crématorium, dans les règles les plus pures de la tradition. Si la plupart des invités étaient vêtus d’un simple costume noir, tous les membres de la confrérie sans exception avaient revêtu un kimono blanc. En fin de cortège, un employé funéraire jetait du sel sur leur passage. La bière était enchâssée dans un corbillard à tête de dragon, comme dans les processions funéraires d'autrefois. Les jeunes enfants des membres de la confrérie avaient pris le rôle et le costume de chigo : leurs visages peints étaient surmontés de coiffures à l’ancienne mode, et, avec tout le sérieux qu'exige une telle situation, ils agitaient leur bâton à grelots à intervalle régulier, parfaites copies des attendants de sanctuaire. À la tête du cortège, bien entendu, venait le chef de deuil : son costume était particulièrement somptueux, quoique recouvert d’une protection de plastique transparent. En dépit de la mousson tardive qui rendait dangereuse la moindre sortie, les gens se massaient à l’extérieur de leurs logements pour voir passer la procession. Sur le blanc et le rouge des décorations rituelles et des costumes, les projections holographiques des enseignes donnaient un air irréel à ce défilé sorti d’un autre temps. Ils ressemblaient à des fantômes revenus sur Terre pour une dernière danse avec les vivants, le visage dissimulé par leurs protections et leurs grands chapeaux.

Saiō frissonna, et resserra la capuche de sa combinaison.

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