Pluie jaune

3 minutes de lecture

Rie appela dans la soirée. La pluie tombait depuis des heures, et Saiō avait renoncé à se rendre au centre alimentaire : avec la chaleur, la combinaison anti-pollution serait trop désagréable à porter. Elle se ferait livrer un donburi de protéines végétales plus tard, lorsqu’elle aurait faim. Pour l’instant, ce n’était pas le cas.

« Il pleut dans le Kantō ? lui demanda sa mère. Encore ces retombées acides ? »

Comme à chaque fois, Saiō soupira devant l’insistance de cette dernière à nommer son district par cette appellation éculée.

« On dit district Nord-Est, désormais, lui rappela-t-elle.

— C’est pareil, répliqua sèchement sa mère de cette petite voix pointue qu’elle prenait lorsqu’elle était agacée. C’est comme cette mesure absurde de simplification des caractères et d’unification de la langue. On a beau changer de nom, cela reste toujours la même chose : une dissolution irréversible des particularités dans un grand brouet commun, sans intérêt ni saveur. Toi qui pratiques encore la cuisine organique, tu dois savoir que c’est la saveur unique de chaque élément qui donne son goût à la soupe de miso ! »

Sa mère avait fait partie des protestataires lorsqu’on avait enfin acté le rattachement de leur district au continent. Désormais, ils faisaient partie de la Grande Zone Commune Eurasiatique. Un scandale, une sinistre farce, pour Onizuka Rie.

« Heureusement que grand-mère Harumi n’a pas assisté à ça, pérora-t-elle. Je pense également que c’est le triste constat, jour après jour, de la dissolution de notre société qui a poussé ma mère dans la tombe.

— Elle avait 121 ans, soupira Saiō.

— Nous vivons vieilles, dans la famille, lui rappela sa mère. Grâce à la bénédiction de Shira-sama ! »

De nouveau, Saiō laissa échapper un soupir. Ça recommençait.

« Arrête avec cette expression éculée, la tança-t-elle doucement. C’est grâce à ses poumons et à son coeur artificiels que grand-mère a tenu aussi longtemps. Quant au rattachement avec le continent… Après tout, c’est de là que nous venons. En tant qu’archéologue, je suis bien placée pour le savoir. Tiens, d’après les dernières données de Saitobaru…

— Shira-sama est une réalité, la coupa sa mère. Du reste, tu le découvriras bientôt. Je te conseille vivement de rester respectueuse, lorsque tu parles de lui ! »

À la suite de cette sortie de sa mère, la conversation avec elle devint impossible. Saiō lui promit qu’elle se rendrait à la cérémonie : elle ne voulait pas la fâcher, et après tout, cela lui permettrait de se rendre à Saitobaru.

Après avoir mis fin à la communication, Saiō se décida à sortir faire ses courses. Il ne restait plus grand-chose au Centre Alimentaire de son quartier : elle décida donc de pousser jusqu’à celui du quartier voisin, après avoir vérifié la disponibilité des denrées sur son espace alimentaire personnel. Depuis la mise en place du numéro de citoyen au siècle dernier, tous les comptes auxquels un individu adhérait sur le Réseau – qu’ils soient professionnels, commerciaux, gouvernementaux ou de loisir – étaient regroupés sur une même interface. Il y avait eu des protestations, bien sûr, mais elles n’avaient servi à rien. Bientôt, tu verras qu’ils nous mettront une puce dans le cou, avait prédit sa mère. Comme dans ce dessin animé ancien, là.

On commençait en effet à parler de l’implant terminal. Les malades et les personnes en situation de handicap en possédaient déjà et une bonne partie de la population les enviait : il leur suffisait de passer leur poignet dans une tête de lecture pour avoir immédiatement accès à tous les services au relais gouvernemental, sans jamais faire la queue. Mais sa grand-mère Chiharu, elle, avait toujours refusé d’en avoir. Elle disait que le kami n’aimait pas ça.

Shira-sama déteste le fer et le silicium, avait-elle coutume de raconter. Il n’accepte pas que son dai en porte sur lui.

Saiō rabattit sa visière antipollution sur son visage et releva le menton. De l’autre côté de l’étroite ruelle, coincé entre le béton grisonnant d’un centre de connexion et l’échoppe d’un cybernéticien non officiel, se détachait le cinabre d’un portique du culte des dieux. Ses lampions crevés subissaient tristement l’assaut des pluies acides.

Que restait-il des dieux des mythes, des princesses aux longs cheveux, des guerriers chevauchant des dragons, des esprits de la montagne et des filles du roi sous la mer ? Rien du tout. Un lampion en plastique rongé par l’acide, puisque de toute façon, le papier traditionnel, tant prisé des dieux, n’existait plus.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0