Les règles du jeu

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Je n’avais aucune raison de vérifier les messages sur mon téléphone. Personne ne m’aurait appelé. Je venais tout juste de le recevoir. Mais je le fis quand même. Le seul numéro du répertoire avait laissé un SMS. « Viens chez moi. Je t’attends. » Il n’y avait que ces deux courtes phrases.

C’était la fin de la journée dans la banlieue. Elle commençait lentement à perdre ses couleurs orangées, pendant que la nuit s’avançait, avec quelques nuages gris. Un long défilé de voitures sombres s’écoulait des deux côtés de la route. Les petits pavillons en faisaient de même avec leurs petits jardins.

Hors de la zone résidentielle, il n’y avait plus de constructions. Quelques bâtiments éclairés, au loin, indiquaient la zone commerciale. J’avais pris la route de campagne, celle qui s’éloignait des lumières. Mon ombre était projetée sur les arbres de la forêt.

Je finis par apercevoir le petit centre-ville avant d’y entrer. Je m’arrêtais au pied d’un hôtel, et j’attachais mon vélo. J'entrais, montant au neuvième des onze étages.

Sans réfléchir, j’ouvris la porte de la chambre 900. La lumière n’était pas allumée alors qu’il faisait nuit. Je distinguais à peine la chambre. Seuls quelques rayons de lune éclairaient le sol devant moi. Je restais immobile pendant quelques instants avant de faire le moindre mouvement.

Il y avait une silhouette, assise contre le mur, en-dessous des fenêtres, les mains posées doucement sur le sol, la tête penchée en avant. La silhouette sans vie de Melody. Je tremblais sans pouvoir faire le moindre geste coordonné. Une peur inouïe venait d’avoir raison de moi. La voix ou le souffle… un bruit me fit sursauter.

« Qui est là ? » fis-je, terriblement effrayé. Une ombre se trouvait un peu à l’écart des faisceaux argentés de la nuit. Il me fallut un peu de temps pour réaliser que la jeune femme tremblait, se tenant au sol, visiblement très apeurée, elle aussi.

« Pierre ! S’il vous plaît, aidez-moi ! Aidez-la ! Dites-moi que vous êtes vraiment comme le disait ma sœur. Que vous ferez toujours le bien pour effacer les malheurs. Que vous serez toujours là pour défendre ceux qui ne peuvent pas le faire seuls. Ceux qui n’ont personne à leurs côtés. S’il vous plaît, dites-moi que vous n’avez pas changé, Pierre !

— Ah ! Vous êtes la petite sœur de Melody, murmurais-je, le cœur serré. »

Elle avait fondu en larmes à cause du gigantesque désespoir qui s’emparait d’elle. Je ne savais pas quoi faire. Je ne savais pas comment agir dans cette situation ni comment mes actions auraient pu avoir un quelconque sens. Tout ce que je fis fut d’observer la chambre.

Près de la jeune femme, se trouvait un vieux LG de 2003. Celui que Melody avait reçu en double, celui qu’elle m’avait offert. J’en déduis que c’était la jeune femme qui m’avait envoyé ce message. Il y avait du désordre dans la chambre. Moi-même, j’avais marché sur des morceaux de verre. Ils brillaient, tels des étoiles, d’une faible lueur, comme les larmes que j’aurais voulu pleurer.

Melody régnait sur toute la chambre. Depuis les dossiers éparpillés, jusqu’aux lumières d’argent. Je voyais presque les ombres se mouvoir dans une danse mystérieuse, sublime, tandis que Melody ne faisait ni geste, ni son. Elle animait chaque objet de la chambre mais était toujours assise contre le mur, sous les fenêtres, seule.

Il me semblait que je n’avais d’autre choix que de passer un appel avec le téléphone de la chambre. En attendant, j’essayais de m’occuper de la jeune femme qui m’avait fait venir. C’était un mauvais soir.

Les deux enquêteurs venaient à peine d’arriver que je me sentais déjà mal à l’aise, plus que depuis le début de la nuit. L’un portait des lunettes, l’autre avait un peu de barbe. Ils inspectèrent brièvement la chambre avant de me poser des questions.

«Quand êtes-vous arrivés ?

— Un peu avant d'avoir appelé. Je n’ai pas regardé l’heure, répondis-je au barbu.

— Connaissiez-vous la victime ?

— Oui, répondis-je au deuxième, oubliant d’ajouter quelques détails évidents.

— Quelle était la nature de votre relation ? avait-il précisé.

— Ah, oui. Elle était ma supérieure hiérarchique. »

Pendant qu’ils me posaient les questions habituelles, je n’arrivais pas à garder un semblant de concentration. Ils avaient posé et reposé les questions habituelles à la jeune femme. Rien d’autre n’avait attiré mon attention ensuite. Seule une image de la scène de crime restait : la chambre sombre éclairée par des rayons d’argent, l’ombre assise, démunie, majestueuse, … la chambre de Melody.

Il s’était écoulé un mois depuis cette nuit pendant laquelle je dû subir l’intégralité des mesures de contrôle judiciaire. Le mois passé, je fus libéré de ces contraintes. Mais il fallut quelques jours de plus pour libérer la jeune femme. Je m’étais engagé à la défendre durant le reste de l’enquête.

Quelqu’un d’autre aurait pu le faire, mais il me semblait que je devais le faire, moi. Je devais beaucoup à Melody. Je ne me sentais pas capable de laisser tomber sa sœur. Cette idée m’était aussi douloureuse que de repenser à la nuit du crime. Je doutais encore de mes capacités, de tout le chemin que j’avais parcouru pour devenir avocat, depuis le premier jour jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui plus que jamais parce que je me sentais atrocement seul. Melody était à l’origine de tout. Sans elle, j’étais perdu.

Mon action n’avait certainement pas influencé l’enquête qui se serait terminée de toute façon par des résultats non concluants. Mais Irène n’avait nulle part où aller depuis. Je devais l’aider. Elle logeait donc chez moi. C’était le moindre que je pouvais faire.

Puisque nous nous voyions tous les jours, nous étions devenus proches l’un de l’autre. Elle avait retrouvé sa joie, si bien qu’elle insistait souvent pour que nous allions nous balader ou simplement marcher dans les rues de la ville, sans but précis. Bien qu’elle finissait souvent par me faire aller au centre commercial ou à la boulangerie du quartier. Dans les deux cas, je devais payer une montagne d’achats dont je ne pouvais pas me défaire. C’était bien une chipie des fois, mais au fond, je la considérais aussi comme ma petite sœur.

Un jour qu’elle m’avait fait réveiller à cinq heures du matin, je l’avais envoyée balader, sans aucun résultat. Je m’étais même recouché pour qu’elle me laisse tranquille, sans succès, non plus, car elle m’avait tiré de force hors de mon sommeil. Elle n’avait pas une mauvaise idée : elle voulait voir le jour se lever depuis un pré.

Une fois arrivés, j’avais essayé de me rendormir sous le ciel encore étoilé, allongé sur l’herbe douce du pré. Évidemment, Irène me réveilla pour que je puisse voir le beau spectacle qu’il y avait devant nos yeux.

Les couleurs changeaient, tandis que le paysage demeurait immuable. Le jour éclairait la ville. Quelques couleurs renaissaient timidement, alors que l’orange prenait de l’importance, toujours dominé par la pâleur nocturne. La ville, elle, ne bougeait pas : chaque bâtiment était exactement au même emplacement que la veille ou depuis sa construction. C’était pareil lorsque le jour se couchait. Un beau spectacle, tout de même !

Irène devint soudainement un peu plus sérieuse lorsqu’elle me posa une question qui semblait lui tenir à cœur. « Pierre, vous ne m’avez jamais raconté votre rencontre avec ma sœur, m’avait-elle indirectement demandé.

— Ça ne sert à rien de me dire vous si tu m’appelles Pierre, dis-je, essayant vainement de gagner quelque secondes.

— Allez, Pierre ! Ce n’est pas drôle !

— Bon, bon, répondis-je, feignant l’agacement. Je ne sais pas trop quoi dire. C’était une période sombre pour moi et puis, lorsque j’ai décidé de me reprendre, j’ai fait une promesse à Melody.

— Une promesse ? Non mais ce n’est pas une réponse, Pierre !

— Bon, alors. Il y a trois ans, j’ai pris un billet de bus pour faire un voyage en Roumanie, voir la mer Noire, passer des vacances originales. Mais le deuxième jour du voyage, en Hongrie, un peu avant d’arriver à l’escale de Szeged, le bus est sorti de la route. J’ai été blessé et j’ai dû rester à l’hôpital un peu plus d’un mois. Plus d’un mois quand même. ! J’ai finalement pu passer mes vacances au bord de la mer Noire. Melody aussi y passait ses vacances. Je venais de prendre une chambre dans un hôtel. Melody m’avait apporté mes bagages, une petite valise et un sac, que j’avais oubliés de monter avec moi lorsque j’avais pris la clef. C’était déjà une rencontre. Assez pour qu’elle m’invite me balader avec elle sur le bord de la mer. »

Je me voyais encore sur cette plage à la tombée de la nuit, accompagné de Melody. Sur cette plage, je marche. Puis je m’arrête. Melody sourit.

Je me rappelle de la promesse que je lui ai faite. « Moi, comme un imbécile, je lui dis que je laisse tout tomber, que je ne rentrerais pas chez moi à Nantes, … je lui raconte ce qui vient de m’arriver. Elle arrive à me faire changer d’avis : elle me dit que si elle arrive à me revoir à Nantes, je ne devrai plus rien laisser tomber. J’avais envie d’y croire, même si j'en doutais. Je n’avais aucune idée qu’elle était capable d’aller jusqu’au bout du monde pour aider un ami. Je l’ai su après, lorsqu’elle m’a raconté ça, à Nantes. À ce moment-là, j’étais le plus heureux du monde, j’étais dans la plus grande admiration envers elle. Aller chercher un pauvre type rien que pour lui remonter le moral, … j’allais tenir ma promesse et j’allais aussi devenir avocat, comme elle. Je n’allais plus laisser tomber personne, coûte que coûte. Toute ma vie j’aiderais ceux qui n’ont personne d’autre, tout comme m’avait aidé Melody, il y a trois ans. »

Irène avait les yeux pleins d’émotion. « C’est Merveilleux, Pierre. » Une belle histoire d’une belle rencontre. Celle qui avait fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Ses yeux brillaient toujours avec la même joie pendant que nous marchions vers la ville. Nous avions même rencontré un chat dans la petite ruelle qui nous menait jusqu’à la rue principale. Irène et lui avait joué ensemble comme deux larrons en foire.

Il ne nous avait toujours pas quittés alors que c’était déjà l’après-midi. Il était encore en train de jouer lorsqu’une voix m’avait apostrophé. « Pierre ! Comment ça va ? » Devant le magasin de vêtements, dans lequel Irène m’avait tout juste offert l’écharpe rouge que je portais, il y avait Jimmy. Il avait un grand sourire qui lui donnait l’air désordonné avec ses cheveux décoiffés.

Il n’avait rien dit de spécial. On avait juste bavardé ensemble, tous les trois. Plus tard, il nous avait offert un chocolat viennois pour nous réchauffer du temps menaçant qu’il y avait. En sortant du centre commercial, j’avais même entendu que l’orage approchait, tandis qu’une éclaircie montrait déjà que le jour allait finir et que nous allions bientôt rentrer. Mais avant ça, Jimmy m’avait demandé de passer la soirée avec lui. « Je dois te montrer quelque chose. Tu ne peux pas rater ça ! » m’avait-il dit pour me convaincre. Je ne lui avais pas donné de réponse claire mais j’avais pris l’air de quelqu’un qui accepte à contrecœur. Il était parti, satisfait.

« Comment je fais pour être ami avec ce fumier ? »

Irène avait été surprise par ce que je venais de dire. Je me dépêchais alors de lui expliquer que nous n’étions pas toujours d’accord et j'enjolivais mes paroles pour éviter qu’elle ne me pose des questions. Je réussis plus ou moins, Irène n’ayant rien dit de plus à ce sujet. Elle m’avait toutefois dit des mots que je trouvais réconfortants : « Vous êtes amis tous les deux. Il n’y a pas à s’en faire. Rien que de vous voir, ça me fait plaisir. Je ne vous avais jamais vu sourire comme ça avant, Pierre. »

J’étais touché par sa douceur et sa gentillesse. Je n’avais pas cessé de la regarder avec ma plus profonde affection tout le long du trajet du retour. Arrivés, elle s’était retournée pour me dire : « Tu devrais aller rejoindre Jimmy. » avant de pousser la porte du jardin et de disparaître derrière les murs de la maison. Je n’avais pas envie de passer la soirée avec lui. Mais je changeais d’avis lorsque j’entendis Irène chanter une de ses chansons, au bord de la fenêtre, où je voyais son ombre. Je ne connaissais pas les paroles mais le titre était : Nuit de voyage. J’entendais faiblement sa voix rassurante accompagnée par la guitare qu’elle savait si ben jouer. J’avais la triste sensation que ça allait être la dernière fois que je la voyais.

Jimmy ne faisait rien lorsque je le trouvais enfin, assis sous un arrêt de bus. Entre-temps, il avait commencé à pleuvoir. « Toujours aussi tête en l’air. Je ne pensais pas qu’il allait faire ce temps. » En effet, Jimmy avait juste un pull bleu, trop léger pour tenir chaud un soir de mars, sous la pluie. « Tu vas continuer à te plaindre encore et encore ? » lui dis-je et il passa à autre chose.

Jimmy avait visiblement du mal à trouver les mots. « Tu sais, j’étais à Paris. C’était bien mais je suis content d’être de retour. Même si c’est juste la banlieue. Maintenant  je crois que je veux m’installer ailleurs, quelque part où je pourrais avoir une belle petite vie, me trouver une maison, une fiancée, tout ça. Je veux dire, tu sais comment je me fais de l’argent de poche.

— Je ne veux pas le savoir. »

Je savais. Jimmy était le meilleur dans le domaine. Il en était même devenu riche depuis le temps. Personne ne l’avait jamais balancé, la police ne savait rien à son sujet et personne n’aurait pu le savoir. Ça ne l’aurait pas fait tomber de toute façon. Jimmy était un trafiquant de drogue unique en son genre. Il était indépendant au point qu’aucun caïd n’avait de prise sur lui ; plutôt le contraire.

« Enfin… je pourrais me le permettre. » conclut-il.

Un long silence suivit, interrompu uniquement par le choc de la pluie et la voix d’un lycéen caché sous sa capuche. Les seuls mots qu'il prononça furent « Jimmy » et « pourriture » avant de sortir un pistolet de sa poche pour le pointer sur Jimmy.

« Qu’est-ce que tu fous ! Depuis quand tu as un flingue ?

— La ferme !

— Ah oui ! Ton grand-père, c’est ça ? Un flingue de flic ! De ripoux ! Et maintenant c’est le petit-fils qui s’occupe des affaires de famille ?

— Je t’ai dit de la fermer !

— Qu’est-ce que tu vas faire, sinon !

— D’abord, tu vas avancer ! Ton copain aussi ! »

Nous étions à présent dans un bout de forêt, isolé du reste de la ville qui n’aurait pas pu nous voir. « Tu es au courant que la départementale est juste de l’autre côté ! » La provocation de Jimmy était de trop. Le lycéen allait le tabasser. Après avoir reçu quelques coups, Jimmy avait sauté sur le pistolet pour désarmer son propriétaire. Une balle était partie. Les deux étaient figés. Puis ils tombèrent tous les deux à terre. Le lycéen avait reçu la balle. Jimmy avait rapidement jeté le pistolet loin de lui tout en se traînant en arrière.

« Est-ce qu’il va se relever ? avais-je demandé, comme pour me redonner espoir.

— Il vient de se prendre une balle ! »

Passant ses mains dans ses cheveux pour tenir sa tête afin d’empêcher qu’elle n’explose à cause de la peur, il avait laissé s’échapper une phrase qu’il aurait mieux fait de ne pas dire : « Ce n’est pas possible ; d’abord l’avocate, et maintenant lui ! »

Il s’en était rendu compte et, le visage terrifié, essayait en vain de récupérer le pistolet. Je l’en avais empêché, lui disant que c’était de la légitime défense, qu’on s’en sortirait. Ce n’est qu’après lui avoir dit ça que je finis par comprendre que l’avocate dont il parlait, n’était autre que Melody.

Il n’y avait pas eu de procès. Légitime défense : il nous avait menacés avec un pistolet, Jimmy avait essayé de le désarmer, le coup était parti tout seul. Mais pour ce qui s’était passé dans la chambre d’hôtel, Jimmy m’avait expliqué toute la triste histoire.

Il était entré dans la chambre, chercher un dossier qu’il aurait utilisé pour faire chanter un homme d’affaires. Il ne l’avait pas trouvé et il avait de plus en plus peur. Puis Melody était entrée. Elle lui avait adressé la parole normalement, en dépit du fait qu’il n’avait rien à faire là. Elle lui avait dit s’il cherchait quelque chose, il l’avait menacée pour avoir le dossier, elle lui avait calmement répondu qu’elle ne le lui donnerait pas. «Pourquoi est-ce qu’elle n’a pas crié, pourquoi est-ce qu’elle n’a rien fait pour me chasser ? Je serais parti si elle avait appelé à l’aide. Et pourquoi ne s’est-elle pas défendue ? J’avais peur. J’ai pris la statuette qui était sur le meuble et je l’ai frappée avec. Il ne se serait rien passé. Je ne voulais pas ce qui est arrivé. » C’étaient les derniers mots que j'entendais de lui.

Le lycéen était le fils de l’homme d’affaires. Il n’avait fait que protéger son père comme il croyait devoir le faire. Ce qu’il aurait fait pour tous ceux qui lui étaient proches. Ceux qui lui auraient demandé.

Une malheureuse histoire. Mais ils étaient coupables. Il y aurait eu un procès pour chacun d’eux. Un pour tentative de meurtre et un pour meurtre.

J’étais avocat à la fin ! Mais rien de ce pourquoi j’avais voulu le devenir ne réussissait à me consoler de la grande peine que je ressentais. Tout ce que j’avais fait me paraissait incroyablement inutile.

J’errais dans la banlieue parisienne, dans les rues d’une ville dont j’avais oublié le nom. Elles sont identiques de toute façon. Je n’aurais pas fait la différence. Ça me rendait triste de penser à ça : La Banlieue. Ce sont des villes sans limites dont on ne voit pas la fin. Et lorsque ce n’est pas le cas, ce n’est qu’une question de temps avant que les grues n’empilent des maisons et des immeubles sans couleurs au fil d’une route, jadis déserte.

Toujours sous la pluie qui n’avait cessé de tomber, je vis tour à tour, la caserne de pompier, la gendarmerie et le commissariat, le tribunal et l’hôpital. C’étaient les mêmes empilements de verre et de béton qui cachaient des couloirs sinistres, impersonnels. L’antre de quelques mystérieuses créatures où fourmillaient des visages sans nom et où étaient pratiquées de basses besognes dont tout le monde acceptait impunément les événements.

Personne ne parlait. La caserne de pompier semblait désaffectée. Le commissariat, tout comme la gendarmerie, engloutissait des suspects, des gardés à vue, des témoins, … sans que cela n’affecte ni l’un, ni l’autre camp. À l’extérieur du tribunal, il y avait un couple et une famille. Je le croyais car il y avait un homme et une femme qui criaient l’un sur l’autre et des enfants étaient encerclés par des adultes en colère.

Et puis, il y avait l’hôpital. L’hôpital était grand, les couloirs serrés et mal éclairés. Quelques personnes espéraient une réponse positive des médecins ou toute autre réponse qui les auraient libérés. Il y avait des malades et des blessés, mais les autres ne l’étaient pas, ils ne devaient pas être là. Ce n’était pas grave. Du moins le pensaient-ils. « Et alors ? Ça arrive. Ce n’est pas mon problème. » avait chuchoté quelqu’un.

Cela ne faisait pas même une année que j’étais arrivé dans cette ville et déjà elle avait trop changé. Les coins de nature étaient encore plus rares qu’à mon arrivée, irréversiblement écrasés par des maisons et des immeubles ou par un autre bâtiment, comme ça aurait été le cas pour le nouveau centre social qu’ils avaient commencé à construire à la place de l’ancien parc et du terrain de tennis.

La population augmentait de dix-mille personnes chaque année. Beaucoup partaient, aussi. Ce n’était pas un bel endroit pour fonder une famille, élever des enfants, ou profiter de sa retraite. Il ne se passait jamais rien, la ville était ennuyeuse, les gens ne vivaient pas ici. Ils ne vivaient pas. Ils étaient prisonniers de leur monotonie, de leur travail. Un travail qui n’apporte rien que de l’argent, de l’argent qui ne sert qu’à rembourser les emprunts qu’ils ont été obligés de contracter. De l’argent qui ne pourra jamais racheter tout ce que le travail leur a pris. De l’argent qu’ils seraient incapables de rendre.

Je m’arrêtais enfin dans la partie la plus calme de la ville, debout, la tête levée et les yeux fermés, la pluie tapant mon visage endolori.

« On ne peut rien changer dans la vie, Melody.

— Cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas essayer. Tu ne crois pas que ça en vaut la peine ? On dit ça jusqu'au jour où on y arrive. Une promesse est une promesse. Alors tu vas devenir avocat et on se revoit quand tu auras réussi. 

— Ça veut dire que tu ne vas pas me lâcher jusqu'à ce que je tienne ma promesse ? J'ai raison ? »

Tout d’un coup, je m’étais réveillé de mes pensées. Je courais le plus vite possible, évitant les gens qui marchaient, courais encore à l’intérieur de la galerie qui aboutissait à une porte que je poussais très fort devant moi. C’était le cabinet d’avocats où se trouvait mon bureau. Un homme aux cheveux gris foncé s’était levé.

« Depuis quand êtes-vous ici ?

— Trois heures. »

Cet homme avait entièrement confiance en moi. Je devais le défendre à un procès. Il était innocent. Cet homme n’avait personne d’autre que moi. Je le défendrai jusqu’au bout. Parce que c’était la voie que je m’étais engagé à suivre.

« Ne craignez rien : je suis votre avocat. S’il faut respecter les règles du jeu pour gagner le procès, je les connais mieux que quiconque. »

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