Chapitre 9.1

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La Main Antoine tapota son menton du dos de sa fourchette. J'eus envie de lui faire remarquer qu'il avait une trace de sauce mais abandonnai. Ma main saisit mon coude et je le serrai.

- Bon, on fait quoi maintenant ? demandai-je, brisant le silence.

Il tourna la tête vers Keith et Adrien, qui dormaient sur un même lit, serrés l’un contre l’autre. Dame Tanysha leva le nez de son livre.

- On les laisse se reposer encore une heure ou deux. D’ici là, notre contact allemand aura reçu notre message et le temps que nous le rejoignions, il aura paré au plus nécessaire.

- Qui est notre contact ?

J’étais curieuse. Depuis que Dame Tanysha m’avait révélé ses véritables intentions en précisant que nous n’étions pas seules, je ne pouvais m’empêcher de me demander si cette camarade que je croisais partageait nos idées.

- Moins tu en sais, mieux c’est.

Je fronçai les sourcils, blessée.

- Je ne vais pas tout révéler à l’Organisation, tu sais ? Je l’ai trahie, c’est trop tard pour ça.

Elle roula des yeux, plus amusée qu’autre chose, ce qui m’agaça encore plus que si elle s’était elle-même irritée.

- Ce n’est pas pour ça. Aucune et aucun d’entre nous ne connaît tout le monde. Imagine ce qui arriverait si l’un se faisait prendre et finissait par nommer tout le monde ? Ce serait la fin de… De tout, en fait. Non, chacun ne connaît que trois ou quatre complices, et c’est déjà beaucoup.

- Mais tu penses vraiment que si l’un d’entre nous était pris, il livrerait tout le monde ?

Dame Tanysha jeta un coup d’oeil à son camarade, l’air de dire “quelle enfant !” Lui hocha doucement la tête. Je croisai les bras. Je n’étais pas une gamine. Je ne l’étais plus depuis longtemps. Et, certes, ils étaient plus âgés que moi, mais pas de beaucoup, j’en aurais mis ma main à couper.

- Trésor, si tu crois cela, c’est que tu es chanceuse et que tu n’as jamais assisté à une séance de torture. La torture, ça transforme n’importe qui. Tu es prêt à dire n’importe quoi pour que ça s’arrête, n’importe quoi. Elle change les gens, elle les remodèle à sa guise. N’importe qui se brise.

Je soutins son regard quelques secondes. Dame Tanysha ne bougea pas. Enfin, je me détournai. Elle disait vrai, je ne savais pas de quoi je parlais. Les punitions étaient dures, pour les novices ou les Demoiselles, mais supportables.

- Bref, intervint la Main Antoine, nous partons dans deux heures.

Son amie ferma vivement son livre. Elle jeta les jambes sur le côté du lit et se redressa.

- Je prends le premier tour de garde. Axeline, tu ferais bien de dormir un peu.

Ma première impulsion fut de protester mais je me retins. Obéir. Toujours obéir. De fait, je m’endormis presque dans l’instant tant j’étais fatiguée.

- … pas ce qui était prévu !

Axel ne bouge pas, l’esprit encore enrobé par les brumes du sommeil. La voix d’Antoine est tendue.

- Ce n’est pas ce que nous avions dit, non mais qu’est-ce qui vous a pris ?

Il reste silencieux un instant. Est-il au téléphone ? Ouvrant précautionneusement un oeil, Axel confirme sa première pensée. Il est debout, marchant de long en large au pied du petit lit d’hôpital. Sa main droite est en effet au niveau de son oreille, cachant le communicateur utilisé dans le village. La gauche frotte sans relâche le sommet de son crâne, faisant se dresser ses cheveux.

- Non mais vous me prenez pour qui ? On avait passé un marché, et ce n’était pas ça !

La réponse ne lui plaît pas car il serre les dents. Cependant, il ne réplique pas plus, les épaules tendues, mais arrondies vers l’avant. Quelques secondes encore passent, puis il raccroche. Alors enfin, il remarque les yeux ouverts d’Axel, qui n’a pas bougé. Il s’immobilise, stupéfait.

- Tu es réveillée, dit Antoine assez stupidement.

Il secoue la tête, comme pour repousser l’inutilité de sa remarque, mais le sourire qui monte à ses lèvres n’atteint pas ses yeux.

Axel se redresse lentement. Elle tourne le regard vers Maddy, guette un signe de rétablissement. Toujours rien. L’enfant inspire et expire paisiblement à travers le respirateur artificiel, le pansement autour de son crâne n’a pas bougé, et ceux autour de ses bras non plus. Son visage rond est calme, mais vide de vie.

Les yeux de la jeune femme reviennent vers son ami, toujours dressé au bout du lit. Elle pointe le téléphone du menton.

- Qui c’était ?

Antoine bat des paupières et regarde l’objet, l’air d’avoir oublié qu’il le tenait.

- Oh. Personne, ne t’inquiète pas.

Il tend la main en avant, effleurant la joue d’Axel du bout des doigts.

- Je ne voulais pas te réveiller. Désolé.

Elle tourne la tête pour déposer ses lèvres dans le creux de sa paume avant de toucher à son tour le visage d’Antoine, tentant d’effacer les plis de soucis entre ses sourcils. Le jeune homme soupire, les yeux fermés et s'assoit aux pieds d’Axel pour poser la tête sur ses genoux.

- Cette situation, reprend Antoine, la voix étouffée. C’est du grand n’importe quoi, cette situation. Ca n’aurait jamais dû arriver.

La main d’Axel caresse avec tendresse le crâne rond, lissant derrière ses oreilles ses cheveux toujours ébouriffés. Les larges épaules se détendent progressivement bien que le visage ne réapparaisse pas.

- Tu devrais aller dormir, souffle Axel.

- Mais il y a tant de choses à faire ! rechigne-t-il.

Cependant, la fatigue s’entend clairement dans sa voix. Gentiment, Axel le repousse. Ses mains prennent le visage du jeune homme en coupe, l’obligeant à rencontrer son regard.

- Soit tu vas dormir, soit je t’assomme, déclare-t-elle d’une voix amusée, mais ferme.

Elle a le plaisir de voir un léger sourire éclore sur les lèvres de son compagnon. Il se hisse sur ses pieds, un peu titubant, puis se penche vers elle pour déposer ses lèvres sur la joue de la jeune femme, qui serre sa grande main.

- Allez, va. Et ne t’arrête pas à la mairie pour voir Tanysha, je le saurai !

La menace fait rire Antoine, mais il obtempère le coeur plus léger. Si Axel est capable de sortir du sérieux, c’est qu’elle va mieux. L’image qu’il emporte en fermant la porte est celle de la jeune femme à nouveau penchée sur sa petite protégée inconsciente, la lumière du soir l’auréolant telle une Madone de Raphaël. Le battant cogne doucement contre l’encadrement.

Quand j’émergeai, Keith et Dame Tanysha rassemblaient nos quelques possessions éparpillées et remplissaient nos sacs tandis que la Main Antoine tenait compagnie à un Adrien voûté. Il semblait l’aider à manger. Je me frottai les yeux, un peu énervée qu’aucun de mes camarades n’ait pensé à me réveiller pour les aider, tout en sachant pertinemment qu’ils avaient eu raison. Je n’aurais pas servi à grand chose, et il fallait bien que l’on soit tous reposés, moi y compris. Je réprimai un bâillement.

- Qu’est ce que je peux faire ?

La Main Antoine leva à peine la tête, comme s’il avait noté mon réveil sans réellement y porter de l’importance, et me répondit avec un vague mouvement de la main.

- Vérifie la salle d’eau, qu’il n’y ait pas de trace du passage de Keith.

Il était peu probable que quiconque prenne au hasard quelques cellules et les teste pour chercher un ADN suspect mais j’obtempérai sans rechigner. Il fallait penser à tout et ne prendre aucun risque. Je baillai encore puis me dirigeai vers la petite pièce. Je pris l’éponge, le liquide de nettoyage et, toujours un peu dans les brumes du sommeil, je commençai à récurer le lavabo et ses bords. Quand enfin j’eus fini, tout le monde était prêt à partir.

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