Chapitre 8.2

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Ce fut long. Nous en ressortîmes tous les trois fourbus et couverts de sueur. Keith était d'une pâleur extrême. Sa mâchoire était crispée, et chacun de ses muscles tendus à bloc. Sur chaque côté de son bras, Dame Tanysha avait tracé des grandes croix avec son scalpel pour agrandir la plaie et parvenir à nettoyer l'intérieur, un procédé lent, douloureux, mais ayant la qualité d'être efficace. Elle rinça ses mains désormais tremblantes, lava ses instruments et aspergea à nouveau la blessure avec du désinfectant avant d'enfin lâcher une profonde expiration.

- C'est bon. La suite sera moins pénible.

Je soupirai à mon tour. Je ne m'étais pas rendue compte que ma respiration avait été si superficielle. Je reculai d'un pas, mes paumes se décollant avec peine de la peau moite de Keith. Mes doigts avaient laissés de grandes marques pâles dans sa chair. Il leva la main pour ôter le morceau de tissu de sa bouche. Un faible sourire grimpa jusqu’à ses lèvres et je fus stupéfaite qu'il en ait encore la force.

Ses doigts pianotaient sur son genou. Mes yeux suivirent un moment leur mouvement hypnotique, avant que je ne secoue la tête dans un effort de retrouver des pensées cohérentes. Keith s'arrêta et serra le poing si fort que ses jointures blanchirent. Dame Tanysha étira les bras au-dessus de sa tête, qu’elle roula d’avant en arrière pour tenter de détendre ses muscles engourdis. Après un instant de pause, elle reprit, la voix curieuse :

- Vous vous sentez assez bien pour nous raconter ce qu'il s'est passé, Keith ?

L'homme avala sa salive. Il hocha toutefois la tête. Alors que Dame Tanysha déroulait des bandages et sortait des compresses propres, il commença lentement son récit.

Ce n'était pas lui qui avait eu l'idée de l'évasion, mais sa compagne, Amélie. Elle était une Pondeuse, et elle n’en pouvait plus. Elle avait déjà été enceinte sept fois. Deux de ses enfants avaient été morts-nés, tués par les mauvais traitements reçus par leurs mère, puis deux Mémoires nées à terme (on ne maltraite pas une Pondeuse portant un ADN si précieux). Seuls trois bébés avaient survécus à la maltraitance, Adrien, son premier né - j’appris d’ailleurs qu’il n’avait non pas sept ans comme je l’avais pensé, mais neuf, malgré son apparence si chétive - un petit garçon de trois ans toujours au Logis de Metz et une fillette de quatre qui avait été envoyée dans un Logis en Belgique où ils manquaient de Promises.

- Elle était à nouveau enceinte, vous savez, quand elles l'ont abattue. Enceinte de huit mois.

Son ton était dur. Je ne pouvais qu'imaginer.

Amélie avait décidé qu'elle ne voulait pas de cette vie pour ses enfants. Ce n'était pas possible. Elle avait convaincu deux autres Pondeuses, en plus de Keith. L'évasion restait confuse dans l'esprit de ce dernier. De l'action, il ne se rappelait plus de grand chose. Il avait sorti Adrien avec succès mais avait été incapable de rejoindre le dortoir des plus jeunes. Seuls eux deux avaient pu fuir : Amélie avait été touchée à mort et ses deux camarades s'étaient livrées pour leur faire gagner du temps, se sachant condamnées et voulant leur donner cette infime chance de s’en sortir. Ils avaient couru longtemps, cherchant à s'éloigner de ces lumières et de ces voix qui les cherchaient.

Ils s'étaient réfugiés dans un tunnel désaffecté. Là, ils avaient attendu que la journée passe. Voyageant de nuit, ils avaient rejoint Strasbourg, où ils avaient malheureusement été repérés.

- Je croyais que la fin était proche. Je pensais qu'elles allaient nous trouver, finir la tâche. Mais les heures ont passé et je n'ai vu personne. Puis les jours. Puis vous êtes arrivés.

Il tendit la main vers mes doigts et les serra. Son regard se planta dans le mien. Il y avait tant de chaleur dans ses yeux !

- Je vous en remercie, Axeline.

J'étais confuse. Mes yeux se tournèrent avec hésitation vers Dame Tanysha. Elle tremblait un peu mais me sourit à son tour. Elle me parut soudainement plus âgée, dépouillée comme elle était de son habituel regard enjoué et de ses manières malicieuses. Elle me poussa doucement, m'encourageant à me lever.

- Et si tu allais voir comment vont les garçons ?

Toujours stupéfaite, je hochai la tête, reconnaissante de la pause accordée. Les muscles de mon dos et de mes jambes protestèrent quand je me redressai, mais je leur intimai de rester sage. Je sortis lentement de la salle d'eau, fermant en silence la porte derrière moi.

Après le départ de Tanysha, Antoine reste un instant dans le couloir où l’activité ne décroissait pas. Perdu dans ses sombres pensées, il n’entend pas le médecin lui demander de libérer le passage avant que ce dernier ne répète sa requête deux fois. Enfin, le jeune homme se colle contre le mur pour laisser la place à un brancard. Son regard suit le visage inconscient de l’enfant puis il se détourne, l’estomac serré. Sa main trouve la poignée de la porte dans son dos et il se faufile dans la chambre de Maddy.

Alors qu’il clôt le battant, il remarque qu’Axel est maintenant réveillée. Elle est droite sur son fauteuil, les cheveux en bataille. En l’entendant, elle se retourne, le fixe de ses yeux ensommeillés.

- Ah, c'est toi.

Son ton est éteint. Le regard d’Axel revient vers l'enfant étendue, comme si elle ne pouvait pas se permettre de la quitter des yeux trop longtemps. Antoine hésite, mais finit par avancer et par poser les mains sur les épaules de la jeune femme. Elle se laisse tomber en arrière, sa tête reposant contre le ventre de son compagnon, les paupières closes.

- C’est un cauchemar.

Sa voix tremble un peu. Cependant, Antoine y perçoit tout autant la peur que la colère. Et en effet, Axel serre les lèvres avant d’exploser :

- Tout ça c’est pour me punir de tout le mal que j’ai fait avant. Et je comprends, bordel, c’est vrai quoi, le nombre de familles que j’ai dû endeuiller ! Mais ce n’est pas à Maddy de payer le prix...

Son ton s’est à peine élevé, tout juste assez fort pour qu’Antoine puisse l’entendre. Il est froid pourtant, et le jeune homme frissonne tant il lui semble entendre l’Axel qu’il a rencontrée quelques années plus tôt. Ses doigts se crispent sur ses épaules. Elle lève une main pour atteindre la sienne et la tapoter faiblement d’un air désolé.

- Tu devrais me laisser, je suis de mauvaise compagnie. Tanysha doit avoir besoin d’aide.

Le pouce d’Antoine caresse son cou, repoussant les mèches emmêlées.

- Ma place est avec toi, répond-il tout doucement.

Axel lève les yeux vers lui. Il voit l’hésitation luire dans son regard, puis, enfin, une sorte de sourire triste arriva aux lèvres de la jeune femme.

- Merci Antoine.

Après une dernière pression sur son épaule, Antoine contourne le lit, reprenant sa place sur l’inconfortable fauteuil. Axel le dévisage quelques secondes avant de retourner à sa contemplation de l’enfant inconsciente.

Dans la pièce principale, il faisait sombre. Je clignai les yeux, tâchant de m'habituer à cette obscurité soudaine. Dans un premier temps, je ne trouvai pas la Main Antoine. Il n'avait pas pu aller bien loin pourtant. Sans bouger, je parcourus l'endroit du regard et le trouvait assis par terre près du lit. Il caressait doucement les cheveux d'Adrien qui, toujours plongé dans son lourd sommeil, se convulsait dans tous les sens. En m'approchant, je me rendis compte qu'il gémissait et que la Main Antoine murmurait tout bas des paroles de réconfort. Je pensais qu'il ne m'avait pas entendue, mais quand je m'accroupis près de lui, il leva un doigt vers ses lèvres pour m'ordonner de garder le silence sans même m’accorder un regard.

Je m'installai contre le mur, les bras autour de mes genoux. Je le regardai faire. Il y avait un quelque chose d'apaisant dans sa manière d'être. Comme si le calme irradiait de lui. Enfin, Adrien se détendit. Ses mouvements se firent plus lents et il finit par s'immobiliser. S’il gémissait toujours par intermittence, sa respiration s’était approfondie.

La Main Antoine continua à lui caresser la tête quelques instants avant de reculer et de s'appuyer contre le lit. Il passa la main sur le sommet de son crâne, faisant se dresser ses cheveux d’une manière que j’aurais pu trouver drôle si j’avais oublié notre situation – ce qui n’était pas le cas.

- Comment ça se passe avec Keith ? chuchota-t-il enfin.

Je sursautai et clignai des yeux, comme sortie d'une transe. Il me fallut quelques secondes pour retrouver un fil cohérent de pensées, et plus encore pour comprendre sa question.

- Dame Tanysha finit de le soigner.

Je pointai le menton vers le garçon endormie.

- Qu'est-ce qu'il a ?

- Des cauchemars, dit amèrement la Main Antoine. J'en faisais beaucoup, moi aussi.

Je serrai les lèvres, ne sachant que répondre à cette soudaine confidence. Peut-être préciser que j'en avais fait également ? Qu'il m’arrivait d'en avoir encore, bien plus souvent que je n’aurai été prête à l’admettre ? Je préférai garder le silence. Finalement, il soupira et se redressa. Son cou craqua. Ses doigts dansaient sur ses cuisses dans un rythme presque hypnotisant. Puis je remarquai que ses yeux étaient fixés sur mon visage et je fus ravie que l'obscurité cache la rougeur de mes joues. Un regard aussi franc aurait été puni à la Maison, mais nous n’y étions pas. Nous ne suivions plus ses règles. Nous étions des traîtres.

Cette pensée me submergea soudainement. J'étais une traîtresse. J'avais été créée et élevée par l’Organisation, j'avais grandi en son sein. Et je lui tournais le dos. Je trahissais mes camarades, mes sœurs. Je trahissais mes supérieures. Je trahissais tous les espoirs posés en moi. Traîtresse, souffla la petite voix en moi. Tais-toi, lui répliquai-je, je ne veux pas t’entendre. Et ce regard toujours sur moi. Avant de perdre pied et de commencer à me livrer, je me redressai brusquement et me levai, secouant les doigts pour les réveiller. La Main Antoine sursauta.

- Je vais réchauffer des nouvelles boîtes. On a tous besoin de manger.

Il ne répliqua rien, se contentant de caler son menton dans sa main et de fermer les yeux. Tant mieux, je les avais assez vus comme ça.

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