Chapitre 2.1

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C'est comme ça qu'elles nous élèvent. Toutes ensembles. Ainsi, on tisse des liens inébranlables, on en oublie sa première famille. Et qui irait trahir ses sœurs ? Il y a une hésitation, au minimum. De plus, au fil du temps, on apprend à compter sur les autres. On finit par savoir comment chacune d'entre nous agit. On peut même prévoir les actions des autres. Ensemble, personne ne peut nous battre. C'est la stratégie de l'Organisation.

Mes sœurs et moi restâmes plus de dix ans sans la moindre longue séparation. A partir de huit ans, nous avions parfois des missions, à une ou deux. Le plus souvent, cela consistait à infiltrer telle maison sous les traits d'enfants perdues dans le but de récolter des informations. Parfois, notre aspect innocent nous permettait de tuer les hors d'atteinte. Ceux qui se méfient de tout. Sauf des petites filles.

Au lieu de jouer à la marelle ou de taper dans un ballon, nous apprenions à manier les armes à feu, à devenir multilingue ou à savoir pirater des systèmes de sécurité. Nous tenions chacune un carnet spécifique. Nous devions retranscrire précisément chaque mission. Nous comparions entre nous le nombres de cibles atteintes. Cibles humaines. On recevait une petite marque sur le dos de notre main dominante pour chacune d'elles. A l'âge de dix ans, la plupart d'entre nous avait au moins une demi-douzaine de cicatrices. J'en avais treize le jour de mon dixième anniversaire, j'en étais fière, c'était même plus que certaines filles des groupes supérieurs. Les Dames me privilégiaient souvent car j'étais la plus petite, je pouvais me faufiler partout, mais aussi parce que j'étais la plus maligne de mes sœurs. La plus impitoyable aussi. Je ne tremblais jamais.

C'était excitant. Cela ne fait pas si longtemps que j'ai compris à quel point nous étions des armes. Nous n'étions plus humaines.

Certaines commencèrent à être de moins en moins sur le terrain. Elles avaient pour mission de repérer les cibles, de chercher une stratégie. Un plan. Mais nous restâmes ensemble. Quand nous étions dehors, c'était elles que nous avions à l'autre bout de l'oreillette. Nous continuâmes à dormir dans la même chambre. À partager nos repas à la même table, à partager les mêmes armoires, les mêmes bureaux. À tout partager.

Je grandis ainsi, enfermée dans le cocon de fer qu'était la Maison, parfois sortie pour des missions ou des cours "spéciaux", mais rarement. Le regard de Laurence se posait souvent sur moi. Je savais que j'étais une excellente mémoire. J'étais une fierté pour ma lignée.

À 14 ans, je fus appelée par la Mistress. J'étais si excitée ! Elle venait voir nos progrès tous les ans, dans la salle d'entraînement. Parfois, après une mission particulièrement bien réussie, elle nous félicitait elle-même. C'était toujours un honneur de la voir. Un honneur plus grand encore quand elle nous adressait directement la parole.

Ce jour-là donc, je dus me retenir pour ne pas courir dans les couloirs molletonnés. Mes pieds nus s'enfonçaient dans la moquette. On marchait toujours sans chaussures dans la Maison. Je n'ai jamais su pourquoi.

J'arrivai rapidement devant l'imposante porte de son bureau. J'hésitai un instant, poing levé puis me décidai à l'abattre. Le battant s'ouvrit seul.

- Entre, Axeline.

J'avançai d'un pas ferme. J'avais appris à marcher et parler comme toute novice se doit de le faire. J'étais devenue une personne très différente de la fillette qui était arrivée. Le regard haut, les épaules droites, j'entrai.

La Mistress était à son bureau, comme d'habitude. Elle ne me regardait pas. Au milieu de la pièce, je posai un genou à terre et inclinai la tête. J'entendis sa chaise grincer quand elle se redressa.

- Tu peux te relever.

J'obtempérai et fixai mon regard dans le sien.

- Sais-tu pourquoi je t'ai fait venir ?

- Non, Mistress Adèle.

Elle contourna son bureau et s'appuya sur le devant.

- Tu es prête. À partir de maintenant, tu n'es plus une novice, tu es une Damoiselle.

Je fis un effort pour ne pas laisser éclore un sourire. Toujours avoir un visage neutre. Ne jamais rien laisser transparaître.

- Dès ce soir, tu commenceras à préparer ta mémoire. Tu ne suivras plus les cours de tes sœurs.

- Suis-je la seule à le devenir ? (Puis j'ajoutai, remarquant seulement ce que j'avais oublié sous l'émotion) Mistress Adèle.

Une tension apparut entre ses yeux. Évidemment qu'elle avait remarqué ma pause. Rien ne lui échappait.

- Pour le moment, oui. Mais deux novices n'en sont pas loin. Dame Laurence te rejoindra dans ton dortoir pour t'expliquer la suite. Tu peux disposer.

Je m'inclinai à nouveau et sortis. Waouh ! Damoiselle ! Toutes les novices rêvaient de passer au rang supérieur. Cette fois je laissai libre ma joie et, l'étage de la Mistress quitté, je courus jusqu'à mon dortoir. Puis, me rappelant que Laurence serait présente, je refrénai mes émotions. Je me recomposai pour reprendre le visage neutre qui convient à toute novice. Encore plus aux Damoiselles. Mon pas ralentit. Je m’arrêtai, calmai mon souffle.

Je poussai la porte.

Laurence était assise sur mon lit. J'avançai et m'inclinai. J'avais à peine huit ans quand j'avais commencé à le faire. Les Dames estimaient qu'à cet âge, nous leur devions un respect acru. Pourquoi pas plus tôt ? Parce que pour elles, plus tôt, nous sommes trop jeunes pour comprendre ce respect que nous leur devons. Il serait donc inutile et contre-productif de nous le demander. En effet, trop jeune pour éprouver du respect, mais déjà en âge de manier des armes. Logique.

- Tu peux te relever.

Je plantai mes yeux dans les siens. Elle semblait fière de moi. J'étais la première de mes sœurs à devenir Damoiselle. Je faisais honneur à ma lignée. Je le savais.

- Félicitation pour ton passage, Axeline.

Elle se leva.

- Suis-moi.

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