1 avril, Namur, Belgique, Europe.

Dans la salle de réunion, toutes les chaises étaient occupées, à l’exception d'une seule : Sun Mei était en retard. Encore. On aurait pu croire qu'en ce jour important, elle aurait su arriver à l'heure mais les autres filles du groupe savaient que ses appels tardifs avec Maisie la faisaient se coucher très tard et qu'elle avait du mal à sortir de son lit sans ses sept heures de sommeil consécutives minimum.

Elle fit enfin son entrée, avec plus de vingt minutes de retard néanmoins, et Cecil lui adressa un regard de reproche.

— Bon. Maintenant que Madame la Grande Prêtresse a bien voulu nous faire l'honneur de sa présence, nous allons pouvoir commencer.

Il fit un vague geste de la main et Julien, le stagiaire, se précipita pour apporter une pile de dossiers qu'il disposa au centre de la table.

Cecil et KOBSE, s'était une grande histoire de... de quoi d'ailleurs ? Cecil Proslin avait pris un charge le groupe lorsqu'il s'était rendu compte que leur label précédent était incapable de faire son boulot correctement. Et depuis, il s'occupait de tout. Mais, on ne pouvait pas dire qu'une grande amitié inébranlable liait les cinq jeunes chanteuses et l'homme aux cheveux poivre et sel. La plupart du temps, ils ne se supportaient pas les uns, les autres et chacun tapait sur les nerfs de l'autre.

— Commençons par le plus urgent : vos dates de tournée ont été fixées. Elles s'étalent sur tout les mois de septembre et d'octobre.

Sun Mei s’apprêta à contester mais elle savait que ça serait sans effet. Il était bien plus judicieux de réclamer quand ils seraient en concert plutôt que maintenant.

Cecil déballa un dossier et énuméra les dates en feuilletant une liasse de pages imprimées :

— Les deux premières semaines en Europe : Estonie, Autriche, Norvège, France, Luxembourg et Angleterre. Puis, on enchaîne sur l'Asie : Shangaï, Tokyo et Corée du Nord. Un court détour par les États-Unis – seulement trois dates – et on finit en Afrique : du Nord au Sud avec un dernier concert à Kimberley pour l'annonce de la sortie de votre album. Elle est prévue le sept novembre. Les dates précises sont indiquées dans votre dossier. Je sais que c'est court pour s'organiser. On a été retardé plusieurs fois. Mais ça ne va pas nous empêcher de faire de super concerts. Est-ce que c'est clair ?

Il attendit que chacune hoche la tête pour marquer son accord : avec Cecil, hocher la tête avait plus de valeur qu'un papier officiel signé, daté et tamponné. Blake s'y plia aussi même si elle trouvait injuste que la tournée ne passe pas par l'Australie. Dans le passé, cela avait souvent été le cas mais elle avait beau se plaindre, rien ne changeait d'une fois à l'autre.

— Bien. Le mois dernier, on a pu enregistré la quasi-totalité des chansons de l'album. Nous enregistrerons les manquantes ce mois-ci. Il n'en manque que six à écrire.

Il balaya la table du regard, s'arrêtant sur de petits détails. La tenue impeccable de la retardataire : sari métamorphosé en cape et pantalon de velours. La chevelure lâchée, telle une auréole, d'Ekaterina qui, pour la première fois depuis longtemps, souriait presque. Le regard d'Honor, baissé sur la table et ses mains nerveuses. La bouche mâchant mécaniquement un chewing-gum de Blake. La petite main de Felicia remontant une mèche au-dessus de son oreille.

— Pour ce cinquième album, nous voulons quelque chose de... différent. Quelques idées ont été soumises parmi le groupe de producteurs. Et deux seulement ont été retenues. La première est de vous laisser carton libre pour une chanson. Le but étant que vous vous lâchiez, que vous remerciez votre public, ou quelque chose comme ça.

Les filles échangèrent un regard, leurs lèvres paralysées de silence.

— En toute liberté ? demanda Sun Mei, formulant ainsi à voix haute la question que toutes se posaient.

— Oui.

Les cinq chanteuses se tournèrent de concert vers Felicia qui souriait. C'était chose connue qu'elle se battait – silencieusement et dans son coin car c'est tout ce que lui permettait sa timidité – pour avoir le droit d'écrire une chanson sans qu'une des parolières de la société de production s'immisce dans le morceau pour un faire un "tube".

— Et vous n'êtes pas au bout de vos surprises !

Cette fois-ci les dix yeux étaient tous braqués sur lui. Bien qu'ils soient tous d'une teinte différente – noisette, bleu polaire, brun café, océan, et émeraude –, ils arboraient la même expression pendue aux lèvres de Cecil, attendant le prochain miracle qui allait en sortir.

— Nous avons décidé, pour les chansons restantes, de vous laisser une chanson individuelle.

Cette annonce provoqua l'inverse de l'attente. Blake se leva d'un bond, envoyant valser sa chaise sur le lino. Sun Mei cria :

— Mais, c'est n'importe quoi ! Vous ne pouvez pas nous faire ça !

Les cinq filles étaient dans un état terrifiant. S'égosillant, Sun Mei remplissait la pièce de hurlements. Les jointures de Honor étaient tellement crispées sur le bord de sa chaise qu'elles devenaient blanches. Blake tremblait. Deux grosses larmes roulèrent sur les pommettes d'Ekaterina pour s'écrouler sur la table. Seule Felicia paraissait calme. Mais, elle semblait toujours l'être, en toute circonstance.

Cecil se leva et, avant de quitter la pièce, il déclara :

— Vous enregistrerez ces chansons entre mai et juin. Vous avez jusque là pour les composer.

À peine eut-il fermé la porte que Blake sonna l'arrêt de la mission.

— On ne le fera pas. Nous sommes un groupe et on chante ensemble. Toujours.