Valises

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3 mars, Reppe, Belgique, Europe.

Margzetta remuait la poêle d'une seule main, faisant sauter la fricassée de légumes au-dessus de la plaque à induction. Un bruit derrière elle la fit se retourner. Sun Mei descendait les escaliers, prête à partir pour l'aéroport. Le choc de ses lourdes bottes en cuir avait fait trembler le bois des marches.

Voilà deux semaines qu'elle n'avait vue sa femme et elle s'était apprêtée comme pour un premier rendez-vous. Une chemise blanc cassé froncée, inspirée de l'Europe occidentale moyenâgeuse, lacée sur la poitrine. Un pantalon droit avec un pli sur le devant, pourpre, brodé de motifs traditionnels chinois. Une ceinture noire épousant sa taille. Un maquillage discret mettant en valeur ses traits fins et ses yeux doux. Ses lèvres comme une rose écarlate aux milieu de son visage. Un anneau doré factice dans le nez et trois sur chaque oreille, accompagnés de pendantes rubescentes et dorées. Sa longue chevelure soyeuse simplement retenue dans un catogan par un ruban sombre.

En la contemplant ainsi, belle par son originalité et son audace, Margzetta refoula une pointe de jalousie. Jamais elle n'aurait trouvé le courage d'afficher aussi ouvertement ses goûts. Elle se surprit à comparer la silhouette élancée de Sun Mei à la sienne. Ses propres bras lui paraissaient empattés et boudinés, ses jambes trop courtes pour supporter son poids. Elle avait encore des joues d'enfant alors qu'elle atteindrait à la fin du mois les trente-neuf ans.

Reposant sa spatule sur le plan de travail, elle posa ses mains sur son ventre. Ce ventre qu'elle jugeait trop gros aurait-il un jour l'occasion de porter un enfant ? Elle en avait rêvé toute sa vie mais jamais n'avait trouvé l'homme pour l'épauler. Puis, elle avait découvert qu'elle aimait les femmes. Et son vœux, bien qu'il ne se soit pas envolé, s'était calmement rangé dans un coin de son esprit. Pour plus tard, avait-elle pensé. Mais même la femme de sa vie semblait se faire désirer.

Elle jeta un coup d'œil à Sun Mei qui descendait sa valise. Elle avait toujours eu des principes qu'elle tenait scrupuleusement : ne pas tomber amoureuse d'une hétéro, ne pas s'opposer aux liens du mariage. Mais à voir Sun Mei, presque chaque jour dans la maison qu'elle partageait avec les cinq membres du groupe dans un petit village belge, elle s'était rendu compte qu'elle avait au moins bafoué une règle. Sun Mei était mariée depuis quelques semaines seulement mais elle faisait résonner en elle des battements de cœur insurmontables. Margzetta se rassurait la plupart du temps en disant que ce n'était qu'un béguin passager, comme ceux qu'ont les adolescentes pour leurs stars favorites. Mais voilà vingt-cinq ans qu'elle en avait terminé avec l'enfance et sa fascination pour Sun Mei était aussi tenace qu'un chien de chasse ne voulant pas lâcher sa prise.

Elle avait méticuleusement préparé d'autres arguments pour s'opposer à cette idée. L'âge en faisait partie. Elle aurait pu être sa mère ! Cette idée la calmait souvent mais elle arrivait toujours à y opposer une solution ou à simplement la balayer. Sun Mei, la première, disait que l'âge n'avait aucune espèce d'importance : elle citait toujours en exemple sa propre mère qui avait bâti son empire de la mode à l'aube de la cinquantaine.

Le seul point qui l'empêchait de sauter dans les bras de Sun Mei chaque fois qu'elle la voyait, c'était Maisie.

Leur amitié remontait à bien avant qu'elle ne fasse partie de la troupe de danseurs officiels de KOBSE. Elles s'étaient côtoyées pour un spectacle alors que Maisie n'avait que treize ans. Et Margzetta l'avait prise sous son aile, attendrie par l'air terrifié de la petite fille. Depuis, elles étaient presque inséparables et c'était presque main dans la main qu'elles s'étaient présentées au casting de KOBSE. Le groupe venait de lancer sa carrière et il cherchait quelques danseurs pour rendre crédible ces cinq filles, à moitié sorties de nul part. Le lien qui unissait les deux femmes les avait séduits alors ils les avaient engagées, toutes les deux.

Si Graham, Donovan et Emmylou, les trois autres danseurs de la troupe, avaient suivi une formation classique, c'était en autodidacte que Maisie et Margzetta s'étaient formées à l'art de bouger son corps  ; leur style reflétait chacune de leurs émotions. Elles évoluaient sur scène comme une seule et unique personne, gracieuses et terriblement humaines.

La voix de Sun Mei la tira brusquement de sa rêverie et elle rougit de peur qu'elle n'ai capté une seule de ses pensées :

Câline de bine que ça sent bon ! dit-elle avec un accent marqué.

Elle s'essayait aux expressions québecoises afin d'épater Maisie lorsqu'elle la reverrait. Margzetta essaya de se détendre et rit de l'entendre ainsi mélanger anglais et accent chinois dans un semblant de québecois.

— Je prépare le repas de ce midi pour celles qui restent.

Ekaterina et Honor avaient décidé de ne pas partir. L'une attendait sa sœur qui devait venir dans la journée et la seconde prévoyait de faire un court séjour à Londres pour saluer son copain. Seules Felicia et Blake embarquaient avec Sun Mei pour célébrer l'anniversaire de Maisie.

En parlant du loup, Blake descendait les escaliers avec sa lourde valise. D'une main, elle retenait son gigantesque chapeau de plage et de l'autre, elle essayait de tirer son gros bagage encombrant.

— Tu as pris des affaires pour trois ans dans cette valise ? rit Sun Mei en la voyant ainsi se démener. On ne part qu'une semaine, tu sais.

— J'ai pris un billet pour rentrer chez moi juste après. Felicia vient avec moi.

Sun Mei ne masqua pas sa surprise :

— Oh ! Je croyais qu... qu'elle passait son bac.

— Oui, mais chez moi. On va travailler dur avec mon frère pour la faire réviser.

Felicia descendit les escaliers à cet instant précis.

— Blake m'a vanté l'intelligence de Caleb, expliqua-t-elle.

Blake invitait Felicia tous les mois sans relâche depuis quelles étaient devenues amies à la fondation du groupe. Mais Felicia, qui n'avait jamais eu l'habitude de posséder une petite fortune, s'était toujours récriée contre un voyage jusqu'en Australie.

Pourtant, cette semaine-là, elle s'était dit : pourquoi pas ? Alors, essayant vainement de calmer l'excitation de son amie, elle avait préparé sa valise pour un séjour au Québec suivi d'un petit mois près d'Adélaïde.

Ce voyage la stressait : elle n'avait jamais autant naviguer autour de la Terre et ces longs vols l'inquiétaient légèrement. Savoir qu'elle ne serait à aucun moment seule la rassura et elle balaya ses appréhensions pour sourire à Sun Mei. Après tout, elle s'en allait fêter l'anniversaire d'une amie et rencontrer la famille de l'autre ; il ne lui arriverait rien de mal.

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