954

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Je ne sais comment aborder le sujet avec Alex, puisqu’il m’a clairement fait comprendre qu’il ne partage pas mes appréhensions.

La vie nous a apporté de nombreuses joies et beaucoup de bonheur, mais elle nous a tellement repris ! Maintenant qu’elle m’a offert le travail dont je rêvais, je me demande bien quel prix elle me fera payer. Cela me fait peur, et c’est justement cette peur qui m’oblige à rester sur mes gardes.

J’entame donc la conversation au cours du dîner.

-         Hugo t’a-t-il déjà parlé des autres activités professionnelles de son père ?

-         Non. On ne parle pas de nos parents entre potes, tu sais, maman.

-         Ah bon ? Ça me surprend. Vous n’êtes pas curieux. Quand j’avais ton âge, on l’était bien plus que ça. Et vous discutez de quoi alors ?

-          De films, de jeux vidéo, de musique.

-         C’est tout ? Et les filles ?

-         Maman !

-         Ok, ok, je te taquinais.

-         Il veut faire quel métier, Hugo ?

-         Maman, oublie donc Hugo et son père si tu veux qu’ils en fassent autant.

-         Ça me paraît compliqué puisque c’est un de tes très bons copains. Il est normal que je m’intéresse à lui. Alors ? Il veut faire quoi ?

-         Astronaute ! C’est bon, je rigole. Il veut faire de la mécanique navale ou aérienne pour travailler sur des avions de ligne ou des bateaux de croisière.

-         Quand même ! Il a de bons résultats ?

-         Oui.

-         Meilleurs que les tiens ?

-         C’est le premier de la classe.

-         Il pourra peut-être t’aider en maths ?

Je n’insiste pas. Je sais que mon fils se sent un peu honteux de cet aveu. Cependant, je commence à entr'apercevoir les bénéfices d’une telle amitié, l’ayant vécue au lycée. Mon meilleur ami avait des capacités scolaires impressionnantes, en plus de sa détermination à réussir, et le fréquenter m’a poussée à travailler pour me montrer à sa hauteur.

D’un autre côté, une aide de la part d’Hugo signifierait le recevoir ou permettre à Alex de se rendre chez lui. Et donc, inévitablement rencontrer son père. Mauvaise idée.

Je monte me coucher en réfléchissant aux prétextes que je pourrai inventer si le capitaine invite mon fils à passer le week-end chez lui.

Je regarde la rue alors que mes bras s’activent à fermer le volet roulant, et je repère les phares d’une voiture en approche. Elle se déplace trop lentement à mon goût. Comme si le conducteur cherchait quelque chose. Ou quelqu’un. Mon poignet s’agite avec plus de frénésie et le volet descend plus rapidement. Je laisse juste l’espace nécessaire pour observer le véhicule. Mon cœur s’emballe de terreur, car le procès pour le meurtre de mon mari n’ayant pas eu lieu, ces assassins courent toujours et les commanditaires savent pertinemment de qui viennent les soupçons qui pèsent sur eux. Je soupire de soulagement quand je reconnais une Logan bleue foncée, au sigle de la gendarmerie. Apprendre que des rondes ont lieu devant chez moi me rassure fortement.

 

Lundi soir. Je vérifie la fermeture de la porte d’entrée lorsque je vois à nouveau une voiture de la gendarmerie. Je m’assure de l’heure ; cette ronde serait inutile si les agents passent tous les jours sans modifier les horaires. Deux heures en avance par rapport à la veille. Parfait.

Mardi, mercredi, jeudi. Le même manège.

Aujourd’hui, vendredi, j’en suis venue à guetter le passage du véhicule. Dans la cuisine, je travaille face à la fenêtre, alors qu’en temps normal, je lui tourne le dos. Au cours du repas, je me lève régulièrement pour surveiller la rue à travers la baie vitrée.

-         À quoi tu joues, maman ? Tu commences à me faire peur.

-         J’ai remarqué qu’une voiture de la gendarmerie passe tous les soirs. Mais je ne l’ai pas encore vue, aujourd’hui.

-         Et alors ? C’est bien. Ça nous sécurise.

-         Oui. C’est juste qu’elle me surprend depuis le début de la semaine. C’est devenu comme une habitude de la voir passer.

-         C’est peut-être plus tard dans la nuit, le week-end. Ne t’inquiète pas, maman, les gendarmes savent ce qu’ils font. Ils connaissent leur métier.

 

Je ne parviens pas à m’endormir. J’entends une voiture !

Je saute du lit et remonte légèrement le volet roulant. Un véhicule roule à une allure à peine supérieure à celui que j’attends. Sa couleur est trop claire. Je retourne me coucher, agacée.

Je somnole, l’esprit traversé par des images incohérentes et pas particulièrement agréables, telles que celle du capitaine, celles de mes anciens employeurs que je sais être à la source de la mort de mon mari, une chambre peuplée d’hommes en costume noir...

Le ronronnement d’une voiture me tire de ce semi-rêve angoissant. Je me précipite à la fenêtre, où j’ai volontairement laissé le volet tel quel.

Les gendarmes ! Enfin ! Ils se déplacent toujours aussi lentement et j’ai la nette impression qu’ils ralentissent encore à hauteur de ma maison. La plaque d’immatriculation est bien visible et me vient l’idée saugrenue de la retenir. Je suis parfaitement consciente que je l’aurai oubliée à mon réveil, mais j’aime m’adonner à ce type d’exercice qui fait travailler ma mémoire un minimum.

 

Je sors du lit très tard, ce matin-là. Dix heures ! Et une montagne de choses à faire, à commencer par les lessives.

Je commence tout juste à débarrasser mon salon de ses poussières quand Alex me fait part d’un rassemblement de ses amis sur une plage de Palavas-les-Flots.

-         Non. Je n’ai pas le temps de t’emmener.

-         Le père d’Alex a proposé de venir me chercher.

-         Hors de question ! Tu m’as promis de tondre la pelouse et de nettoyer la piscine, Alex. Moi, je ne peux pas tout faire toute seule.

-         Je peux le faire demain.

-         Et puis demain, tu me diras que tu vas à la piscine ou au cinéma.

-         Maman, s’il te plaît !

Ça me fait mal au cœur de lui refuser une sortie, la première depuis notre arrivée ici. Mais je refuse que mon fils fréquente ce capitaine qui nous a snobé la toute première fois.

-         Je vais t’emmener. Mais ne prévois rien pour demain.

-         Tout ça parce que tu ne veux pas voir le père d’Hugo. C’est dommage, il avait la voiture de la gendarmerie. Ça m’aurait intéressé de voir l’intérieur.

-         A propos, elle est passée cette nuit. Sa plaque d’immatriculation...

Comme prévu, je ne m’en souviens plus. 954. C’est tout ce qui me revient.

 

Je suis de mauvaise humeur. J’ai bien d’autres choses à faire que traverser la ville ainsi. Sans compter que je vais devoir effectuer encore le même trajet ce soir pour récupérer mon fils. Pendant ce temps, le ménage n’avance pas. Et j’avais décidé de garder mon dimanche après-midi pour me prélasser au bord de la piscine. Les automobilistes me rendent folle, eux-aussi, à déboîter sans prévenir, à klaxonner sans cesse, à coller ma voiture parce que je respecte les limitations de vitesse. Je tiens à mon permis, moi, bande de fous dangereux ! Les piétons ne sont guère mieux ; ils traversent n’importe où ! J’ouvre la vitre et crie :

-         Oh ! Les passages piétons, c’est pas pour les chiens !

Et ils me matent de travers, en plus.

Enfin, on arrive à la plage du bourg. Je ne la trouve pas particulièrement belle, mais je comprends que les adolescents préfèrent celle-ci, près des boutiques.

Alex me désigne un groupe de jeunes, devant le casino. Je m’arrête en double file, sous le regard des autres conducteurs, mécontents. Chacun son tour, d’ennuyer les autres. Je surveille malgré tout la circulation à travers mon rétroviseur. Les gendarmes ! Aie, Aie, aie. Ils se garent derrière moi. Je frémis. Les portières s’ouvrent ; je suis mal, je vais me prendre une prune, doublée d’un bon sermon. Pourquoi est-ce que ça tombe sur moi, et pas sur ceux qui roulent comme des tarés sur la deux-voie ?

Le père d’Hugo ! Il ne me fera pas de cadeau, c’est certain. Je peste contre moi-même, contre le sale caractère dont j’ai fait preuve en sa présence. Je jette un coup d’œil au second gendarme, qui, pour mon plus grand soulagement, n’en est pas un. Le passager n’est autre qu’Hugo. Evidemment, le Commandant dépose son fils. Ça ne l’empêchera pas de me coller une amende. Mes yeux s’arrêtent sur la plaque d’immatriculation. 954 ! J’hallucine ! Il y a une explication rationnelle, que je découvrirai plus tard. Cela n’est ni le lieu, ni le moment de discuter avec le Commandant.

Intriguée, mais mal à l’aise, je ne descends pas de ma voiture. Je demande à Alex de m’appeler pour que je revienne le chercher, et attends qu’il ait rejoint ses copains pour redémarrer et m’éloigner.

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