Rien ne nous retient… (2/2)

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Il s'appelait Sven. Arrivé comme prisonnier blessé trois semaines plus tôt au camp, dans notre hôpital de fortune, il avait fallu lui amputer le pied droit. Il avait aussi perdu trois doigts à la main gauche, et souffrait de nombreuses autres blessures et brûlures, plus ou moins importantes sur le reste de son corps. Une moitié de son visage avait été profondément abîmée, mais l'autre moitié ne cachait ni sa jeunesse, ni sa beauté. En regardant cette partie de sa figure, on ne pouvait qu'imaginer un garçon intelligent et doux, plein de rêves et d'espoir pour son avenir. Plus d'un soir, il avait essayé de parler aux autres infirmières. Elles ne le comprenaient pas et se contentaient de lui répondre d’un vague sourire dans lequel était présent leur bonté coutumière. Le mieux qu'elles pouvaient faire malgré l'épuisement, le découragement. Moi, je savais... j'avais compris ce qu'il disait : il voulait savoir où il se trouvait, s'il allait survivre à ses blessures... et ce qu'il adviendrait de lui... après.

La semaine suivante, il avait fallu l'amputer de la jambe droite à cause de la gangrène qui s'y était installée. Le chirurgien, le considérant comme irrémédiablement perdu, avait diminué ses doses de morphine. D'autres blessés en avaient plus besoin que lui. Je savais qu'il souffrait, mais je ne l'ai jamais entendu se plaindre. Sans vraiment m'en rendre compte, j'admirais déjà son courage.

Un soir, où il avait plus de fièvre que les autres soirs, je suis restée auprès de lui. Pensant qu'il passait ses dernières heures. Je l'ai veillé toute la nuit. J'ai soulagé sa fièvre avec des compresses d'eau fraîche, j'ai même réussi à lui faire boire une tisane. Au matin, il allait mieux. C'était un petit miracle. Il en a été ainsi durant les jours qui ont suivi. Nous avons échangé quelques mots, puis nous avons eu des discussions de plus en plus longues. Lui, dans sa langue avec quelques mots de français, moi dans la mienne avec quelques mots d'allemand. C’est comme cela que j’ai appris qu'il s'appelait Sven. Nous avons évoqué nos vies. Cela nous a rendus tristes, parfois, mais cela nous a aussi fait rire, souvent.

Sa vie, finalement, n'était pas si différente de la mienne. Elle ressemblait plus encore à celle de mes frères qui étudiaient à Oxford avant la guerre, avant de partir au front, eux aussi. Nous étions tous projetés dans un pays qui n'était pas le nôtre... Dans un monde que nous n'aimions pas, dans un conflit dont nous ne comprenions pas vraiment.

Un autre soir, il m'a demandé de l'embrasser, juste une fois. Parce qu'il était certain qu'avec ce visage à moitié détruit qu'il ne reconnaissait pas, il ne pourrait plus jamais embrasser une femme. Je n'ai pas eu à réfléchir très longtemps. J'ai accepté. À cet instant, cela m'était bien égal que les autres blessés, les autres infirmières, ou même le chirurgien, nous voient. Le colonel Ardavast qui dirigeait le camp aurait même pu être présent que cela m'aurait été égal. Je savais qu'ailleurs on avait fusillé des hommes pour avoir pactisé avec l'ennemi, mais des femmes... et des infirmières qui soignaient des blessés, je n'en avais jamais entendu parler. Je ne voyais aucun mal à répondre au souhait d’un mourant, même si je savais bien que ce n’était pas seulement à cause de cela que je l’avais fait.

Le lendemain la fièvre l'avait repris. Elle l'avait emporté en trois jours. On l'avait enterré le jour même, derrière le camp, avec trois autres prisonniers allemands décédés un peu plus tôt, dans un carré réservé aux soldats ennemis. Nous n'étions que trois à l'enterrement : le curé, le colonel et moi. Mon petit bouquet de jonquilles à la main, je n'entendais les paroles religieuses que de très loin. Je n'arrêtais pas de songer qu'en un autre temps, un autre monde, Sven et moi aurions pu avoir un avenir, ensemble ou non.

Après, sans le dire à qui que ce soit, le cœur lourd, je suis allée poster la lettre que Sven m'avait confiée pour sa mère. En sortant de la poste, un gamin décriait les titres d'un journal. Je me suis immobilisée tout net. On avait arrêté une infirmière, Émilienne-Rose Ducimetière, et on s'apprêtait à la fusiller pour avoir pactisé avec l'ennemi. J'ai senti le froid dans mon dos, et mon cœur battre plus fort. Le souffle m’a manqué un moment. J'ai même pensé que j'allais m'évanouir. Alors, maintenant c'était comme cela : on en était à fusiller des femmes.

J'ai acheté le journal au gamin et j'ai parcouru l'article, debout au milieu de la rue, sans me préoccuper des gens qui me bousculaient. Il était écrit, en résumé, que l’infirmière interrogeait les blessés qu'elle soignait à propos de leur régiment et de la position de celui-ci, et qu'elle transmettait ensuite ses informations par courrier à un complice en Suisse. Le texte s'achevait sur un article du code militaire :

« Seront punis de mort : tout Français qui aura livré ou communiqué à l’ennemi ou à toute personne agissant dans l’intérêt de l’ennemi, des objets, plans, écrits, documents, ou renseignements dont le secret intéresse la défense du territoire et dépendances, ou la sûreté de l’État. »

Cela aurait dû me rassurer. Je n'ai jamais espionné qui que ce soit. Encore moins fourni des renseignements. Mais qui pouvait vraiment le savoir à part moi ? Les gens sont prompts à s'imaginer des choses qui ont peu à voir avec la réalité. C'est dans la nature humaine. N'avais-je pas de moi-même donné un baiser à un soldat de l’armée allemande, n'avais-je pas envoyé sa dernière lettre derrière les lignes ennemies ?

La peur m'avait prise à cet instant et elle ne m'a plus lâchée depuis. Je travaille plus que ma part, autant pour ne pas penser à Sven que pour oublier que l'on pourrait me dénoncer pour lui avoir donné un baiser et pour avoir envoyé sa lettre d’adieu à sa mère. J'ai parfois le sentiment que l'on me regarde différemment... comme la fille qui aurait pactisé avec le diable. Lorsque je me couche enfin, après une dure et longue journée à soigner et à réconforter les blessés et les mourants, mes yeux scrutent l'obscurité et mon esprit refuse de s'apaiser. Je mets longtemps à perdre conscience, à m'endormir, mais le moindre bruit inhabituel me réveille. Le matin, bien avant l'aube, j'ouvre les yeux dans l'obscurité silencieuse et j'attends, les tripes nouées, la gorge sèche et le cœur serré. J'écoute le souffle régulier de ma voisine de chambrée plongée dans son sommeil réparateur. J'attends l'heure de me lever pour une autre journée... et je sais déjà de quoi elle sera faite. J'ai l'impression d'être un de ces soldats attendant le signal de la bataille qu'il sait perdue d'avance.

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