Chapitre 7 - “On est toujours trop riche quand on déménage.”

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Chiara Ordelaffi, seize ans, lâcha son imposante valise sur le parquet en chêne brut, retira son trench-coat et se laissa tomber sur le lit deux places. Elle détacha ses longs cheveux bouclés d’un noir de jais, épuisée par la chaleur. Ce déménagement depuis Magliano, petite ville de Toscane n’avait pas été de tout repos. Elle avait dû renoncer à Pio De Luca, son petit-ami, à son rêve de faire carrière comme styliste à Milan et à Burnese, son pur-sang arabe. Paolo Ordelaffi, son père avait quitté son exploitation viticole pour s’installer dans ce trou perdu, avec cette Française amatrice de bons vins, tout fraîchement divorcée. Ensemble, ils reprenaient l’unique vignoble de Bitterburg dans l’espoir d’y faire fortune, ne se souciant guère des états d’âme de Chiara. Ses yeux bleus fixèrent le plafond, puis gagnés par l’ennui, ils comptèrent une à une les fissures apparentes sur le placoplatre.

— Chiara, l’appela Paolo depuis le rez-de-chaussée.

Chiara dévala quatre à quatre les marches de l’escalier aussi vieux que le Pape et s’écroula dans le canapé jaune pipi rongé par les mites trônant au milieu du séjour. Elle étala ses longues jambes maigres couleur caramel.

— Lève-toi Kiki, la sermonna-t-il. Je ne t’ai pas demandé de descendre pour lambiner. Donne un coup de main à Charlotte. Porter des chaises aussi lourdes qu’un baril de bières dans son état...Mio Dio !

Charlotte Juliette Marie Pourbaix-Lerebourg, compagne de Paolo Ordelaffi et enceinte jusqu'à l'os, allait bientôt accueillir au sein de ce foyer recomposé, un petit être aussi visqueux qu’un nageur s’entraînant dans un étang rempli d’algues vertes. Chiara grimaça, les bébés lui donnaient des haut-le-cœur. Elle posa ses pieds nus sur le sol en tomettes rouges et se dirigea vers le cagibi qui leur servait d’entrée. La fraîcheur des malons en argile ferrugineuse lui fit l’effet d’une douche revigorante. Elle s’assit sur le banc posté contre le mur, enfila sa paire de bottes en caoutchouc kaki et redressa la bretelle de son caraco en viscose. Chiara traversa la cour et grimpa dans la camionnette de déménagement blanche. Charlotte sursauta. Elle était presque adorable dans cette salopette en jean qui ressortait son ventre légèrement arrondi.

— Papa veut que je prenne le relais, marmonna Chiara, d’une voix neutre.

Elle n’appréciait que peu Charlotte, lui en voulait de les avoir entraînés loin de leur cocon familial, mais elle ne souhaitait pas qu’éclate, entre elles, une guéguerre. Elle avait passé l’âge.

— Je devrais m’en sortir, poursuivit-elle.

Charlotte, bouche bée, ne bougea pas d’un iota. Ce n’est pas parce qu’elle était indisposée qu’elle ne pouvait pas participer. Certes Paolo voulait la préserver, mais envoyer à sa place, une adolescente aussi mince que le tissu d'une vieille chaussette était tout bonnement grossier.

— Ah, j’oubliais, je crois qu’il reste de la glace à la vanille dans le congélateur, lui confia Chiara.

Décidément, elle était trop aimable !

— Je ne dirais pas non à une bonne glace, lui lança-t-elle, tout sourire.

Prête à en découdre avec Paolo, Charlotte descendit en crabe du camion, sa main positionnée sur son dos. Kiki n’avait jamais compris pourquoi les femmes enceintes faisaient cela.

L’adolescente prit connaissance de l’ampleur de la tâche qui lui incombait. Lampe à pied, chaises et cartons pleins à craquer attendaient patiemment d’être emmenés. Chiara étouffa un hoquet. Elle se trouvait à des années lumières de se glisser sous la couette pour humer le sweat-shirt volé à Pio, pour ne jamais oublier son odeur. Si seulement un de leurs voisins pouvait lui filer un coup de main. Mais non, une fête en grande pompe devait se tenir à proximité à la vue des acclamations qui émanaient du champ de maïs. Et que dire de ces véhicules tous garés en file indienne. Chiara s’empara d’un des cartons et lutta pour qu’il ne s’écroule pas en chemin. Qu’y avait-il là-dedans ? Des briques ?

— Où est-ce que je pose ça ? demanda-t-elle, essoufflée.

Paolo se retourna, laissant de côté sa visseuse et le dernier tableau peint par Charlotte. Une sorte de bouse qualifiée par les soins de son père de peinture contemporaine. Deux trois jets de brosse à dents sur toile trempée dans de la peinture à huile et le résultat serait tout aussi exceptionnel. Vous parlez d’un art !

— Laisse-le par terre. On le déballera plus tard, répondit Charlotte en léchant sa cuillère couverte de glace.

— On ? Toi, tu ne touches à rien, rétorqua Paolo.

— Je suis enceinte, pas invalide, répliqua-t-elle, agacée.

— Il faut que tu te ménages.

Chiara s’éclipsa. Elle n’avait aucune envie d’assister à cette querelle. La dernière fois qu’elle l’avait fait, sa mère, une baroudeuse Parisienne, s’était envolée pour Rome avec le plombier chauffagiste. Depuis ce jour, Chiara n’avait plus eu la moindre de ses nouvelles. Quelle classe !

L’adolescente se hissa sur la plateforme arrière de la camionnette et alluma une Lucky Strike à la menthe. Elle inspira et recracha la fumée de sa cigarette. Le soleil lui brûlait la peau, plus vivement qu’en Italie. Elle songea à se badigeonner de crème solaire indice cinquante puis elle se sentit idiote. La mer se trouvait à des centaines de kilomètres. Chiara n’avait pas défait ses bagages que Magliano lui manquait déjà, tout comme ses après-midi, couchée dans les herbes hautes aux côtés de Pio. Elle mourait d’envie de l’appeler mais la promesse qu’il s’était faite lui revint de plein fouet. Son départ pour Bitterburg signait la fin de leur histoire. Tout le monde savait que les relations longue distance étaient vouées à l’échec.

Chiara regarda à nouveau la propriété voisine toujours en proie à l’agitation. La jolie brune sauta du véhicule et se dirigea vers l’entrée du domaine. Ce raffut n’avait aucun lien avec une petite fiesta. Depuis le début de la journée, aucune musique n’émanait de la ferme et du champ. Elle fit semblant de regarder à l’intérieur de la boîte à lettres espérant passer inaperçue. Un garçon, les cheveux mi-longs aussi canon qu’un mannequin posant pour Vogue s’échappa discrètement des plants de maïs. Il monta sur son vélo pliant orange, jeta l’emballage de son chewing-gum au sol et passa devant Chiara, sans même la calculer. La jolie brune resta plantée là, se demandant ce qui pouvait pousser un garçon de son âge à s’introduire dans un champ au beau milieu de la journée. Était-ce un art de vivre à la française ?

Chiara s’apprêtait à regagner ses occupations quand des ricanements éveillèrent son intérêt. Une jeune fille vêtue d’un short en toile blanche, se cramponna à l’arrière du porte-bagages.

— Roule champion, s’esclaffa-t-elle.

Un rouquin, d’à peine douze ans, pédala en sa direction. Il transpirait à grosses gouttes et essuyait son front maculé de sueur avec son t-shirt AC/DC trop grand pour lui, ignorant les rires de la passagère arrière.

— Arrête-toi Al’, lui ordonna-t-elle quand ils dépassèrent Chiara.

Kiki écrasa le mégot de sa cigarette avec son pied.

— Nouvelle ? lui brailla la fille au short blanc.

— Qu’est-ce que tu fais ? lui chuchota le fameux Al.

Elle le fit taire d’un geste de la main.

— Moi ? répondit Chiara, en pointant son index vers son cœur.

— Oui toi ? ajouta l’inconnue. Tu vois quelqu’un d’autre autour de toi ?

— Non.

Décidément, cette fille avait un sacré caractère !

— Tu es l’Italienne, c’est ça ?

Chiara hocha la tête.

— Tu nous invites à faire le tour du domaine ?

Al hoqueta.

— J’ai des cartons à déballer, ajouta Kiki, peinant à masquer son accent.

— On peut t’aider. Moi c’est Violette et lui c’est Aloysius. Alo pour les intimes.

En plus d'avoir un sacré caractère, cette fille n'avait pas la langue dans sa poche !

— Si vous n’avez rien de mieux à faire.

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