12 Septembre 1986

— Faux, Faux, archi FAUX ! s’exclama Violette Kohler, tout en redressant ses imposantes lunettes rondes. L’invasion vient de Mars est bien meilleur que Critters.

L’adolescente se hissa sur le muret en pierres couvert de lichens et renifla une de ses boucles brunes. Elle sentait bon l’après-shampooing à la pomme.

D’ici, la vue était idéale pour observer les allées et venues des cinéphiles. Un paquet de pop-corn à moitié vide, un Sprite entamé à la main, ces derniers, à demi endormis, sortaient lentement de la salle. Visiblement, le film ne rencontrait pas un franc succès. A moins que ce ne soit la faute à cette chaleur nocturne écrasante ?

Aloysius Snavely, quatorze ans, leva les yeux au ciel. Comme cette fille pouvait être bornée ! Il devait bien l’admettre, même s’il en était raide dingue !

Il caressa ses cheveux roux fraîchement rasés. Une habitude qu’il avait prise lorsqu’il était gêné.

Il l’aimait et ce, depuis le début de l’été lorsqu’il la surprit sur le perron de sa maison bourgeoise. Avachie sur les marches de l’escalier, Violette bronzait au soleil, tout en mordillant une mèche de ses longs cheveux bruns. Ses yeux dissimulés sous son imposante paire de solaires, elle lisait Le Pistolero tout en sirotant un Coca Light. Elle ressemblait à un mannequin tout droit sorti de Vogue.

Les mains moites, Alo avait rassemblé son courage pour l’aborder. La jolie brune baissa ses lunettes rondes, posa son livre sur ses genoux osseux et le scruta avec intérêt.

— Nouvelle hein ? lui dit-t-il, les mains fourrées dans les poches de son jean usé.

Il ne tenait pas à ce qu’elle découvre à quel point il était anxieux.

Violette baissa ses solaires rondes pour mieux l’observer.

— Bien joué Sherlock, lui répondit-elle avec aplomb.

Un sourire se dessina au coin de ses lèvres, sublimant davantage son teint abricot. Alo aurait pu l’embrasser sur le champ. Mais agir avec audace n’était pas dans son caractère. Alors il essaya de jouer les types “cool”.

— On t’a déjà fait visiter la ville ? lui lança-t-il, tentant de se montrer confiant.

— Pas encore…

Le cerveau sur warning, le cœur battant à mille à l’heure, il comprit alors qu’il ne laissait pas cette fille indifférente. Lui, ce garçon à la chevelure flamboyante, à la peau parsemée de crottes de mouche et à peine plus haut que le comptoir d’une boulangerie.

— Que dirais-tu d’une virée ? lui proposa-t-il, se sentant pousser des ailes.

— O.K.

Ils avaient ainsi passé tout l’été ensemble, à arpenter la ville tout en se goinfrant de réglisses, de Chupa Chups et de beignets à la framboise. Allongé sur le dos, un brin de blé dans la bouche, Alo lui avait confié sa passion pour les extraterrestres, dévoilé les mythes qui entouraient ce village de campagne et même évoqué les soirées qu’il passait à chasser E.T..

Alo lança un regard complice à Knut. Mais ce dernier ne lui prêta aucune attention, préférant admirer sa Yema North Pole, sa montre flambant neuve. Ses cheveux blonds lui tombaient dans les yeux, mais il s’en fichait royalement. Il trouvait que sa coupe lui donnait une allure frivole, proche de celle de Jimmy Page. Les boucles en moins.

— Dix heures ! s’exclama Knut. Ma mère va appeler les flics si je ne rapplique pas tout de suite. À plus !

Il enfourcha son vélo pliant orange et s’éclipsa dans la nuit.

Violette, les bras croisés, fulminait. Primo, elle détestait avoir tort, secundo être interrompue au beau milieu d’une conversation avait le don de l’agacer. Et ce, encore plus le jour de son quatorzième anniversaire. La benjamine, aussi intrépide qu’extravertie, adorait se jouer des autres. Elle ne cherchait pas à être populaire et pourtant, le monde était à ses pieds. Même ses lunettes lui allaient comme un gant. Les ménagères tremblaient à l’idée qu’elle puisse approcher leurs maris, tandis que ses camarades l’admiraient autant qu’elles la jalousaient.

— Je dois y aller, marmonna Alo. Avec un peu de chance, Brune m’aura laissé une part de tarte.

Brune, âgée de six ans, incorrigible gourmande et mademoiselle je-sais-tout, était bien plus persuasive qu’Alo ne l'eût jamais été. D’ailleurs, tous deux n’avaient que peu de traits communs. L’une passait son temps, les yeux fixés sur ses jumelles à espionner Moser, le caméléon des Lehmann, leurs voisins exubérants. Tandis qu’Alo vouait une admiration sans faille aux extraterrestres, au paranormal et à Violette.

— Tu ne penses qu’à ton estomac, siffla Violette, en faisant la moue.

Alo posa son gros orteil sur la pédale. Ses chevilles frêles semblaient sur le point de se briser en deux. Culpabilisant de la laisser seule sur ce trottoir le jour de son anniversaire, il envisagea de lâcher son vélo pour arpenter à ses côtés Bitterburg, leur bourgade perdue au beau milieu du bas-rhin. Mais l’heure tardive l’en dissuada.

— Cette conversation n’est pas terminée, lui cria-t-elle alors que le rouquin s’éloignait déjà.

Violette secoua la tête. Les garçons pouvaient être si stupides, parfois. Ses longues boucles brunes virevoltèrent sous la brise estivale, fouettant subtilement sa peau encore hâlée. Elle noua ses lacets, enfila sa veste en jean à empiècements et quitta le cinéma, morose. Loin d’imaginer que sa soirée d’anniversaire se serait terminée si furtivement, et qui plus est, sur une note aussi salée, elle grimpa dans l’autobus. Elle se retourna rapidement, frappée par cette mystérieuse Golf 1 Cabriolet postée au coin de la rue. Étrange, elle aurait juré qu’elle était garée devant chez elle un peu plus tôt.