Chapitre 3

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V

Depuis le fait de la muraille, une silhouette observait les soldats, dont les cœurs se serraient à mesure que grandissait le monticule sépulcral. Un vautour, identifia Aksoum. Il sentit le regard du volatile s’attacher à lui. Le charognard battit des ailes puis s’envola, se mettant dès lors à décrire des cercles autour d’une tour. L’air marin se mêlait au vent du désert, soulevant des tourbillons de poussières sur le flanc des collines parcourues de buissons desséchés. Aksûm devinait l’ombre planer au-dessus d’eux.

Au pied de la nécropole de Byrsa, les hommes de Noun hésitèrent. Les mondes des vivants et des morts étaient censés ne jamais se côtoyer. Il existait une place pour les êtres et une autre pour les non-êtres.

─ Les esprits des morts vont nous maudire si nous entrons là-dedans, cracha Maresh, le bras de lance tremblant.

─ Tu vas faire selon mes ordres ! tempêta le Hiérarque, dont la figure pâle dénotait avec les traits féroces.

─ Seuls les prêtres ont le pouvoir d’entrer et sortir du Royaume des Morts sans danger, opposa un autre soldat.

L’officier balaya d’un poing ferme les rangées désordonnées de ses subalternes.

─ Nous allons faire une offrande aux divinités gardiennes afin qu’elles nous protègent durant notre traversée. Les esprits n’oseront s’en prendre à nous. Et pour être sûr...

Il brandit une amulette accrochée à un collier de pierreries, pareil à ceux que portaient les prêtres.

─ Le vizir Nauelk m’a donné ceci. Cette amulette sacrée renferme un soupçon de l’essence de Deshkmer. Elle a été bénie par nul autre que le grand prêtre du temple de Deshkmer. Avec ceci, le dieu nous protégera des esprits fous et des essences mauvaises qui hantent la Cité des Morts.

Les orbites creusées contemplaient, soupçonneuses, l’orfèvrerie en forme d’œil prisonnière des mains de l’officier. Un vent de soulagement se propagea parmi les cœurs serrés. La compagnie pénétra dans la nécropole, laissant derrière elle les bagages et les guides sous la garde d’un bataillon.

La pierre sombre utilisée pour les tombes et les mausolées absorbait la lumière. La Cité des Morts baignait dans un brouillard irréel. L’air était étrangement froid. Il irritait la gorge et les poumons. Le silence macabre étouffait le claquement des sandales sur les dalles dissimulant le tertre, dont le ventre digérait depuis cinq siècles les cadavres des Byrsans.

Au sommet du promontoire mortuaire trônait un autel. Une faible lueur en sortait. Les hommes se rapprochèrent. Sous l’autel se trouvait un vase funéraire contenant des braises à l’étonnante clarté bleue. Le fruit de concoctions à l’usage les prêtres pour les cérémonies. Une cloche en fonte, figée dans la pierre, surplombait l’autel. La structure semblait avoir été taillée sur place, à même la roche brute. Aksoum posa sa main à la surface pour la retirer vivement au contact douloureux du gel. Il remua ses phalanges, parcourues d’intenses frissons.

Derrière l’autel, une petite esplanade dessinée de motifs, érodés par le temps. Les soldats notèrent une mare de suie en son centre. Contrairement au Peuple de Noun, qui inhumait les momies des défunts, les Byrsans brûlaient les leurs. Tout autour de l’esplanade, des panneaux de pierre creusés de tiroirs scellés renfermait les urnes contenant les cendres.

Un nœud écrasait les gorges sèches. Au-dessus des têtes emplies de doute, d’épais nuages voilaient le ciel d’ocre. Aksoum dirigea son regard vers la ville s’étirant le long de la baie en direction du levant. Falaises et remparts masquaient toujours la moitié des bâtiments, y compris le port et ses quais. L’angle offrait cependant une meilleure vue de l’acropole, dont la silhouette imposante écrasait les ridicules bâtiments alentour. Le temple de Naâm-hêkat était auréolé des bras de Nankhôr, lesquels faisaient miroiter la pointe dorée des gigantesques obélisques flanquant le sanctuaire et son pylône titanesque.

Aksûm identifia le bazar, couvert de son dôme chamarré de tentures, mer ondulant sous les caresses de l’alizé et masquant le dédale de boutiques et d’étals. La vision créa une vague de nostalgie qui emporta son esprit. Le marasme joyeux du marché aux grains de Sekkara bordant la rive orientale du Bâhram ; la ribambelle de couleurs voguant au rythme des chants du Ramèstout, le cœur battant de la cité royale où se côtoyaient, dans une ignorance bienveillante, princes et paysans, à la grande joie des marchands, tisserands, menuisiers, orfèvres, brasseurs, boulangers et des milliers de vendeurs en tout genre qui offraient tout ce que le monde avait à offrir.

À l’époque des années dorées, Aksoum et Élimé aimaient se balader au milieu du fracas magique du Ramèstout, quand le labeur leur concédait un répit. Main dans la main, ils lambinaient en remplissant leurs poumons d’un océan de senteurs, se délectant des voix des poètes itinérants, admirant la beauté des œuvres des calligraphes sur les murs des auberges. La saveur sucrée d’une glace au citron mêlée à la fraîcheur de la menthe sous un Soleil de plomb. Le ventre rempli d’un bon repas à la lueur évanescente des lampions. La sensation d’arpenter les dédales d’un rêve, de goûter au plaisir des dieux, le pouvoir d’être libre afin de toucher le ciel.

Le halo du rêve se dissipa dans un torrent de fumée.

Un à un, les hommes jetaient dans le vase funéraire une offrande de nourriture. La plupart de ses compagnons se débarrassaient d’une miche de pain, mais Aksoum, lui, préféra lâcher une poignée de dattes, qu’il n’avait jamais beaucoup appréciées. Les fruits secs grésillaient en se consumant sur le lit de braises à l’incandescence bleutée revigorée, le mince filet fumeux avalé par la gueule béante de la cloche en fonte.

Quelques prières prononcées et le Hiérarque guida ses hommes devant l’entrée des cryptes, où il laissa une poignée de guetteurs. Les vieilles nécropoles comme celle-ci s’agençaient en plusieurs étages. Lorsque l’espace dédié aux morts se retrouvait plein, on recouvrait les tombes et bâtissait un nouveau tertre par-dessus. Ainsi, la Cité des Morts s’élevait toujours plus vers les cieux. Les Byrsans avaient pris modèle sur les techniques de Noun, d’où la familiarité des structures.

VI

Les torches illuminaient le tracé étroit des couloirs, confrontant Aksoum à une impression de déjà-vu, l’espace de deux battements.

─ On devrait pas être là, ne cessait de marmonner Maresh dans son dos.

Les deux hommes avaient grandi dans le même village. Enfants, avec Élimé, ils chassaient les insectes parmi les forêts de roseaux. Les adolescents nageaient dans les eaux du Bâhram sans crainte des crocodiles, afin d’explorer les îles parcourant l’immense cours du fleuve sacré, semblable à un entremêlement de branches et de rameaux. Chaque rive était orpheline de sa sœur, qu’elle ne pouvait voir. Le soir, après le travail aux champs, les trois amis parlaient jusqu’au bout de la nuit autour d’une table tapissée de chopes vides, échangeant leurs rêves illusoires de fortune et ceux plus réalistes de fonder une famille. Maresh, contrairement à Aksoum, n’avait pas encore déniché l’âme sœur. Son sale caractère étant la raison première. Tous les deux s’étaient engagés en même temps dans l’armée de Nûn, Maresh dans l’intention de se constituer une bourse solide avec laquelle il pourrait enfin acheter l’auberge dont il rêvait et qu’il dirigerait aux côtés de sa future femme.

Une partie des cryptes s’était effondrée suite aux tremblements successifs du sol, rendant nombre de couloirs et salles inaccessibles. Pour le reste, il fallait s’accroupir, escalader et ramper. Cet endroit n’avait pas été conçu pour les vivants. La poussière brûlait les yeux déjà gonflés. Ajoutée à cela une senteur étrange qui régnait dans ces dédales oubliés et perturbait l’odorat des chiens, dont Aksoum devait régulièrement calmer la nervosité. Au même titre que les humains, les pauvres animaux étaient effrayés. Leur maître se voyait contraint à une lutte constante pour les faire avancer, recevant pour sa peine jappements et morsures. Maya opérait deux pas avant de s’asseoir, la queue entre les jambes, oreilles dressées, dents sorties dans un grognement menaçant.

Les hommes les imiteraient s’ils l’osaient.

─ Tout ça est contre nature, bougonna d’un ton nerveux Maresh en tortillant sa barbiche entre ses longs doigts osseux.

Aksûm était bien d’accord. Les Royaumes des Morts et des Vivants devaient rester séparés. Le soldat-paysan n’avait pas partagé la bigoterie commune à ses congénères, il n’en craignait pas moins la colère divine. Or, les dieux interdisaient, au premier rang des principes édictés aux mortels, la profanation des sépultures, maudissant les coupables et les condamnant à l’éternité dans la Crypte d’Oum. Quand les profanateurs ne disparaissaient pas simplement. Les esprits exécraient être dérangés dans leur repos et pouvaient se montrer très cruels envers les importuns. Selon la loi royale, pareil crime menait irrémédiablement à la peine capitale. Il existait pour un profanateur deux de façons de trépasser : roué de coups ou enterré vivant. Aucun des deux n’était plus enviable que l’autre.

Mais de quoi se souciait le vizir Nauelk ? Qu’étaient les vies de racailles des champs à ses yeux nobles ? Les soldats comme Aksoum ou Maresh ne constituaient que de la chair fraîche pouvant servir d’offrande au besoin.

Le maître-chien, qui ouvrait la marche avec sa meute, occupait ses angoisses en suivant les fissures dessinées dans les murs. Elles entrecoupaient ça et là des épitaphes à moitié effacées. Les Byrsans usaient des hiéroglyphes de Noun. Grâce à un ami scribe, le soldat en connaissait quelques-uns, assez pour lire une borne au détour d’une route ou un panneau à l’entrée d’une boutique. Il supposait que les glyphes, sculptés dans leur cartouche, indiquaient le nom du défunt suivi de prières consacrées.

À mesure que les hommes de Nûn s’enfonçaient dans les entrailles de Makhêt, la déesse-Terre, ils remontaient les fils de la Tapisserie du Temps. Une plongée terrifiante dans le passé.

La troupe marqua une pause au moment de débouler dans une salle, assez vaste pour contenir la soixantaine d’âmes errantes. Le Hiérarque hésitait entre plusieurs tunnels à profaner. Aksoum observait avec insistance l’amulette de Deshkmer qu’il arborait autour du cou. Accrochée à la tablette en forme d’œil, une bandelette de crin rouge ballottait au rythme de la nervosité.

Un cri retentit soudain, réverbéré par la poche souterraine. Un mouvement de foule bouscula Aksoum. Ce dernier se jeta en direction des aboiements de sa meute. Longeant les murs telle une ombre, il discerna au milieu de la cohue un camarade en proie à une violente crise. Deux compagnons s’activaient autour de son corps traversé de spasmes en essayant de lui retirer le serpent agrippé à son mollet. La créature, aussi noire que le charbon, finit par lâcher prise.

Le monstre se dressa, dès lors, de toute sa splendeur horrifiante, sifflant à l’encontre des carcasses paniquées, crocs venimeux en évidence. Le cobra déploya sa collerette, dessinée de deux orbites émeraude aux pupilles saphir. Il s’apprêta à bondir lorsque Maya surgit, et dans un mouvement éclair, saisit le cou du reptile entre ses mâchoires et commença à le secouer violemment. La queue folle lui fouettait le museau, jusqu’à s’immobiliser, pendante.

La sienne s’agitant de fierté, Maya déposa le serpent mort aux pieds de son maître. Aksoum observa un instant la gueule béante et les yeux vitreux du démon, puis se baissa pour féliciter comme il se devait la brave chienne. D’une main tendre, il écarta la lippe couverte de bave sanglante.

Ses deux camarades soutenaient le blessé encore sous le choc. Le Hiérarque leur ordonna de le ramener à la surface, auprès des caravaniers afin qu’ils le soignent. Habitués aux morsures et piqûres des êtres du désert, les nomades connaissaient les remèdes pour se prémunir d’une lente agonie.

Après cet incident, l’officier de Noun laissa ses hommes reprendre leurs esprits. Aksoum contemplait avec lassitude mêlée d’angoisse les murs de la salle vide, couverts de dessins conservés par la sécheresse, les couleurs néanmoins ternies par le passage du Temps.

Près de lui, Maresh s’affairait à découper le cobra sous les regards insistants des chiens. Aksûm se détourna des fresques pour observer son ami ouvrir de gestes nets le ventre d’écailles de jais. Ils poussèrent tous deux un soupir d’étonnement en constatant les entrailles, aussi blanches que du lait, alors qu’autour d’eux les souffles canins s’intensifiaient sous l’effet de l’appétissante odeur délivrée.

─ C’est la preuve que Deshkmer veille sur nous. Au moins l’autre a pas menti là-dessus, prononça d’un ton ragaillardi le soldat tout en retirant d’une main experte les boyaux laiteux.

Le serpent, au même titre que le chien, gardait les tombeaux de Noun. Il était le serviteur d’Hashkêmet, la déesse cobra, qui était fille de la Nuit, l’opposé de Deshkmer, enfant de la Lumière. Deux mortels ennemis associés à la même tâche. Hashkêmet était de loin la plus cruelle des deux. Elle portait en elle le courroux des dieux et punissait amèrement les mortels trop avides, semant dans leur corps un poison qui les dévoraient de l’intérieur, et en dernier lieu leur esprit, afin qu’ils souffrent. Dans la réalité, ils n’étaient que les humbles combattants de la guerre éternelle que se livraient Bashkê et Tianout, la Lumière et la Nuit.

Aksoum plongea dans le brouillard de ses pensées, le regard suivant les chiens se jeter sur les entrailles du messager d’Hashkêmet. Toujours la plus vive, Maya lapa tout, laissant aux autres le soin de lécher le sol sanguinolent.

─ Je veux rentrer chez nous, Maresh, soupira-t-il, en proie à une extrême lassitude, le poing serré sur son ventre douloureux.

Son vieil ami ne dit rien, se contentant de râper la lame de son couteau sur les écailles d’ébène.

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