Chapitre 1

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Nonos est la Tisseuse, le Temps qui avec ses cheveux tresse le destin des mortels et des dieux, dont les nœuds forment une tapisserie que nul ne saurait défaire sinon le Temps elle-même.

Ankharamê est la Fileuse, la Mémoire qui entretient la tapisserie, l’empêche de se détériorer et la nettoie de toutes ses impuretés, ainsi que la gardienne du savoir.

Soumeré est la Rêveuse, maîtresse des pensées, patronne des poètes auxquels elle souffle l’imagination et les mots pour la transmettre, et qui tourmente de ses cauchemars les âmes coupables.

Les sœurs sont la Trinité de l’Esprit, à l’origine de la conscience dont elles nourrissent l’essence.


I

L’homme prend sans mot dire la main douloureuse de sa compagne pour la masser. Ses yeux ensommeillés se complaisent en parcourant son visage endormi, éclairé par une aube dorée. Seule la respiration de sa femme emplie la chambre. Son chant le berce et le fait retomber dans les limbes.

Le rêveur erre dans une crypte ténébreuse, uniquement baignée d’une lumière froide vaporeuse. Il voit à travers ses mains comme celles d’un fantôme. Une ombre tapie avance vers lui en poussant des grognements. L’homme se cache sous un autel d’offrandes. Il distingue la silhouette monstrueuse au travers du voile de soie fine, battant sous l’effet du souffle de la bête. Elle passe sans le voir. Les grognements se dissipent. Dans le lointain, un cri retentit, réverbéré par la pierre. Le damné se recroqueville sous son autel. Les paupières serrées, il implore silencieusement les dieux de le réveiller.


II

Aksoum ouvrit les yeux. Il retira le tissu de son visage et aussitôt le sable vint le harasser. Il cligna pour chasser les grains intrusifs tout en plaquant le chèche sur sa bouche et ses narines. Péniblement, il abandonna son couchage. Ses vertèbres émirent un craquement, immédiatement suivi d’une vague brûlante. Le soldat se mordit les lèvres, desséchées et couvertes de craquelures.

Il poussa un juron, étouffé par le lin. Lorsqu’il repensa au doux rêve avec son épouse, c’est la crypte et le monstre qui lui apparurent. Tâchant de chasser les images cauchemardesques de son esprit, Aksûm parcourut le paysage infini de dunes, peintes d’ocre par les rayons de l’aube, et émaillées d’érections de grès rouge, pareilles à des statues sculptées par le vent du désert. L’enfant de Noun maudit ce dernier et sa morsure brûlante.

Autour de lui, le reste de la compagnie levait le camp de fortune, installé sous un éperon rocheux. Un champ de pierre offrait un rempart contre les dunes qui ne cessaient de bouger. Les soldats enroulaient leurs paillasses avant d’assurer leur paquetage : les armes, pelotonnées dans un tissu pour les protéger du sable, et les rations, soigneusement entreposées dans leurs sacoches. Aucune parlote. Dessous les chèches, les visages portaient la marque du désert, la peau roussie tapissée de pelures.

Aksoum versa un peu d’eau sur ses yeux pour les humidifier et les nettoyer. Puis il se dirigea vers la meute, attachée dans un léger renfoncement au pied du géant rocheux. Les jappements l’accueillirent aussitôt. Les langues sèches prirent le relais. Le maître siffla pour calmer les chiens qui, parfaitement dressés, s’assirent comme un seul, les queues néanmoins remuantes. L’amour de ses enfants redonna un peu de baume au cœur du maître, dont les nœuds du corps se desserreraient légèrement.

Après un rapide repas de pain et d’eau, la compagnie se remit en route sur ordre du Hiérarque, entamant leur vingtième jour de périple désertique. Les hommes marcheraient ainsi jusqu’aux premières lueurs du crépuscule. Chaque jour, leurs pieds ampoulés avalaient six à huit lieues de dunes.

Chacun d’eux portait une ample pèlerine en lin, enroulée autour du corps à la manière des clans nomades, de teinte noire pour absorber les rayons ardents de Nankhôr, le dieu-Soleil, maître incontesté en ces terres arides qui constituaient son jardin. Crâne et visage couverts, les soldats marchaient tête baissée afin de préserver leurs yeux du regard du roi céleste. Sous les sandales, des chaussettes protégeaient les pieds douloureux du sable brûlant.

Les nuits représentaient l’extrême opposé. La bise glaciale remplaçait les torrents incandescents. Le souffle gelait dans les gorges. Les corps frissonnaient sous les manteaux de laine. Les regards douloureux étaient tournés vers l’astre de Noun, la déesse-Lune, dont les bras argentés n’apportaient, hélas, aucun réconfort. En prime, la faune du désert sortait pour se nourrir. Serpents et scorpions arpentaient les dunes en quête de chaleur, se glissaient depuis les ombres dans les paillasses.

Jours et nuits étaient peuplés de prières contradictoires, prononcées dans des murmures dolents.

En définitive, le plus dangereux prédateur du désert n’était ni le Soleil, ni les créatures, mais bien le sable. Lorsque rugissait la tempête, chaque grain devenait une dent. En quelques minutes, le monstre dévorait les chairs, ne laissant dans son sillage que les os, tandis que son souffle étouffait les hurlements de ses victimes.

Sans ses guides, la compagnie aurait disparu dans ce désert maudit sans laisser de trace. Les clans nomades qui parcouraient l’erg avec leurs gigantesques caravanes connaissaient par cœur les abris et les oasis, et avaient tracé plusieurs routes de passage entre eux. De cette façon, ils s’étaient positionnés comme acteurs clefs dans les échanges entre le front marin et le cœur du continent.

La destination des soldats et de leur Hiérarque était Byrsa, florissante cité marchande bâtie à l’ancre d’une baie en eau profonde. Son port fut fondé cinq siècles auparavant par des marins aventuriers, que les scribes de Noun baptisèrent « Peuple de la Mer ». Avantagée par sa position, au carrefour des grands empires, en à peine quelques décennies, Byrsa était devenue un pôle d’échange privilégié et son peuple le fruit d’un métissage des cultures. Les sujets du royaume de Nûn les traitaient de « bâtards de cent contrées priant mille dieux ». Mépris nourri par les prêtres qui dans leurs prêches dénonçaient « l’engeance tapie derrière les murailles de sang ».

Les armées de Noun, en dépit de leur puissance, n’avaient cependant jamais tenté de prendre la cité et de la laver de sa prétendue bâtardise, car deux cents lieues de désert séparaient la vallée du Bâhram et son vaste bassin fertile des récifs et terrains côtiers rocailleux, domaines des Byrsans.

Les princes, nobles de cour et prêtres se contentaient donc de profiter des richesses du monde transitant par la baie de Byrsa : épices, ivoire, perles, or, jade, encens, pour ne citer que les produits dont raffolait la caste privilégiée.

Aksoum songea à la raison qui l’avait conduit à se retrouver embarqué dans ce voyage, alors qu’il était allongé sur sa paillasse sous le dôme d’une caverne naturelle, tandis qu’au-dehors rugissait la tempête. Il se souvenait de la convocation du Hiérarque, le matin même de leur départ. Il était alors en permission, et son bardât empaqueté, avait juste eu le temps d’embrasser son épouse. Celle-ci était demeurée stoïque, mais il avait bien vu ses yeux, d’écorce irisés de pépites d’or, retenir leurs larmes.

─ Je laisse mon cœur entre tes mains, lui avait-il dit. Tu sauras en prendre soin, comme toujours.

Elle n’avait pas répondu, se contentant d’afficher un sourire, tordu par la douleur. Puis il était parti pour la caserne, située dans les faubourgs de Sekkara, la cité royale. Là, le Hiérarque leur avait annoncé avoir été mandaté d’une mission spéciale venue des hautes sphères du Palais, sans préciser si le mandataire était le roi lui-même ou l’un de ses vizirs. La compagnie s’en était aussitôt allée. L’officier ne leur avait rien dit concernant leur mission, si ce n’était que son objectif se trouvait à Byrsa.

Pourquoi moi ? C’était la question que se posait sans cesse Aksûm depuis ce jour. L’armée de Noun comptait des milliers d’hommes. Pourquoi moi parmi tant d’autres ? Jusqu’ici, il s’était targué d’avoir eu la chance d’une vie paisible, loin de la guerre, des affres de la maladie. Une vie heureuse auprès de son âme sœur, celle qui avait apporté lumière et chaleur à ses jours mornes. Élimé.

Après une enfance passée à la manière de deux fourmis sur un champ de sève, collés l’un à l’autre, ils s’étaient mariés à vingt ans, au sein du village qui les avait vus naître. Selon la tradition, la communauté leur avait légué une ferme et un maigre lopin de terre afin de nourrir leur future famille. La bénédiction n’était pas encore apparue mais ils avaient pour eux le temps de la jeunesse. C’est promis ! À son retour, lui et elle feraient un enfant. Il ne lésinerait pas sur les efforts.

Aksoum sourit au passage des souvenirs qui défilaient sur le plafond de grès rouge.

Élimé et lui habitaient la plaine fertile de Sekkara, nourrie par les eaux du grand fleuve Bâhram, dont le cours traçait le cœur de l’antique Pays de Noun. Les eaux du dieu étaient vénérées à chaque début et chaque fin de crue par des festivals rituels culminant par les sacrifices, destinés à renforcer l’énergie de la divinité et attirer ses faveurs.

Le jeune couple n’était que des paysans, comme la plupart des âmes peuplant le Pays de Noun. Ils se contentaient de peu, d'une vie simple. Le dur labeur des champs, trimer dans les eaux vaseuses. Les vêtements alourdis par la boue, les mains calleuses, le corps suintant et gémissant. Mais les journées finissaient toujours par s'achever. « Tout labeur s’éteint », disait le proverbe. Alors venait la récompense : l'étreinte de bras aimants auprès d'un feu, les retrouvailles avec les voisins et les amis autour d'une chope de bière épaisse et revigorante.

Aksoum se contentait aisément de cela. Mais les temps étaient durs. La crue tardait chaque année et le limon n'était pas autant nourricier qu'avant. Et au même moment, les trésoriers du roi venaient réclamer une taxe plus élevée, prétextant la nécessité de nourrir l’armée qui les défendait contre les raids des coupe-gorges des montagnes, tandis que les dignitaires du temple imposaient des offrandes supplémentaires afin d’appeler à la bénédiction des divinités.

Ces trois éléments réunis avaient laissé le sellier vide. Comme nombre d’autres jeunes hommes, et de moins jeunes, Aksûm s’était engagé dans l’armée afin de remplir le ventre de sa femme et le sien. Ainsi, jamais le royaume de Nûn n’avait compté autant de soldats pour la guerre et aussi peu de fermiers pour cultiver les terres.

Conséquence de tout cela : la transition d’une politique tournée vers le commerce à une expansion guerrière visant le butin et l’acquisition de nouvelles terres. Les vizirs voyaient leur pouvoir diminuer au profit des généraux ambitieux. Au centre des intrigues, le divin monarque tendait le bras aux mains qui lui apportaient le plus de profit afin d’entretenir le faste de sa cour.

Telles les crues du Bâhram, les âmes de Noun se voyaient ballotées au gré des flux et reflux jusqu’à en avoir la nausée. Pour éviter d’en subir eux aussi les effets, les puissants avaient compris que la promesse d’un ventre sustenté suffisait à endormir les esprits. Au sein de la masse muette, la minorité velléitante se taisait, consciente de ne peser guère dans l’échiquier. D’autant que les prêtres juraient aux esprits qui défiaient l’autorité divine du roi la damnation éternelle de leur âme, un séjour infini dans l’antre du monstre.

La tradition voulait que les âmes damnées soient envoyées dans la Crypte d’Oum pour errer éternellement dans son labyrinthe, domaine d’Ouma, un démon des Souterrains. Ouma traquait les âmes prisonnières et les dévoraient. À chaque fois, elles renaissaient. Ce cycle de torture se poursuivait jusqu’à ce que les Divinités Juges décident d’y mettre fin et permettent au défunt d’accéder à Ûrûma, le Royaume des Morts.

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