Caroline ou la mort imprévue

de Image de profil de Jean-Marc LerescheJean-Marc Leresche

Avec le soutien de  Mathieu Chauviere, Legnaflow 
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Au moment où Caro sortit du vestiaire, Isa y entrait. Elles se firent la bise.

- On mange ensemble à midi ?

- Ok, mais je n’aurai pas beaucoup de temps, répondit Caroline, j’ai un colloque à 13h00.

- Ouais, comme tous les lundis. Pas de problème. Je t’attendrai devant l’entrée de la cafétéria à midi. A toute, ma Caro ! lança Isa en disparaissant derrière la porte qui se refermait déjà.

Caroline appuya sur le bouton de l’ascenseur qui l’entraîna au huitième étage, unité de cardiologie. En arrivant au desk, elle salua toute l’équipe :

- Hé, Miss ! T’as l’air crevée. lui répondit Matthieu, son collègue depuis trois ans.

- Ouais. C’est Maya. Elle fait ses dents et cette nuit, elle s’est réveillée trois fois.

- Pauvre bout d’ chou ! Allez, ça va aller. Accroche-toi, l’encouragea Matthieu flanqué d’un large sourire.

Caro lui répondit par un clin d’œil complice, en s’emparant de la pile de dossiers bleus posée sur le bureau. Elle les passa en revue. Soudain, un nom attira son attention. Un nom qu’elle connaissait : Louise Piaget. Elle avait connu une Louise Piaget, il y a longtemps. La jeune infirmière passa rapidement en revue les informations personnelles : tout collait, l’âge, la localité. Seule la profession avait changé : retraitée. Au fait, est-ce une profession ? se demanda Caroline au passage. Louise Piaget avait été admise cette nuit, amenée d’urgence par le Service d’incendie et de secours, suite à une sérieuse alerte cardiaque. Elle devait passer des examens et la pose de stents était prévue pour mercredi ou jeudi, selon les disponibilités de l’équipe et du bloc. Une opération de routine, pensa Caro. Si Louise Piaget était bien celle que l’infirmière imaginait, elle était sur le point de retrouver son ancienne professeure de piano. Une femme qu’elle avait aimée comme sa grand-mère, trop tôt disparue, mais qui avait vu le rêve de sa vie brisé par un homme inflexible. Avec le temps, elle était parvenue à oublier, ou au moins à vivre avec.

Caro avait suivi des leçons pendant cinq ans et avait atteint un bon niveau, si bon qu’elle aurait pu entamer une carrière professionnelle. Elle avait préparé son entrée au Conservatoire avec Madame Piaget. Ses parents s’y étaient formellement opposés, son père surtout : « Musicien, ça n’est pas un métier ! » avait-il tranché. Sa professeure avait bien essayé d’infléchir la décision, lui expliquant que Caroline pourrait aller loin, très loin, qu’elle avait du talent, comme elle en avait rarement vue à son âge. Mais, le père était resté intransigeant, obligeant Louise Piaget à capituler, la mort dans l’âme. Caro avait pleuré, beaucoup et en voulait à son père, beaucoup aussi. Lui la consolait en lui assénant : « Tu me remerciera plus tard ! ». Elle ne comprenait pas vraiment ce que cela voulait dire.

Alors, à la fin de sa scolarité obligatoire, la jeune fille avait choisi d’aider les gens. Il faut dire que c’était aussi inscrit dans ses gênes. Finalement, « l’eau avait passé sous les ponts » comme le dit le proverbe. Elle s’était réconciliée avec son père qui voyait la profession d’infirmière comme l’un des meilleurs choix que sa fille pouvait faire. Faut-il préciser, au passage que Monsieur était médecin ? Caro avait opté pour l’Ecole d’infirmières de La Source dont la réputation n’est plus à faire. Le déménagement de La Chaux-de-Fonds à Lausanne avait fait pencher la balance : son père avait accepté un poste de chef de clinique dans la capitale vaudoise. Caro n’avait pas tout à fait renoncé à la musique, puisqu’elle jouait dans un groupe d’amateurs le jeudi soir.

Louise Piaget était assise dans un fauteuil près de la fenêtre. Une perfusion était reliée à son poignet droit. Engoncée dans une robe de chambre bleue, portant le logo de l’hôpital brodé sur le revers, elle remplissait une grille de mots croisés. Absorbée par son jeu, elle n’entendait plus les ronflements de sa voisine de chambre qui s’était endormie en lisant Point de vue.

Trois petits coups frappés à la porte tirèrent Louise de sa concentration. La porte s’ouvrit laissant le passage à une jeune et jolie infirmière : élancée, brune, les cheveux attachés en queue de cheval, de beaux yeux verts, le sourire aux lèvres. Caro passa tout droit devant l’autre patiente sans prêter attention à ses ronflements. Elle se présenta à Mme Piaget. Celle-ci lui sourit en retour et attendit.

- Vous êtes bien Madame Piaget, Louise Piaget ? demanda-t-elle, un peu sur la réserve.

Cela ressemblait à une formalité administrative, mais pour la jeune femme, c’était la confirmation que la femme en face d’elle était bien celle qu’elle croyait.

- Oui. C’est bien moi.

Caroline regarda attentivement cette patiente : elle portait des lunettes de lecture à grosses montures et aux verres épais. Sa chevelure était clairsemée et sa peau avait viré au grisâtre. Des rides profondes marquaient son visage très aminci. La voix aussi avait changé : elle était rauque, presque masculine. Caro se souvenait des accents mélodieux, lorsque sa professeure lui chantait un air à reproduire sur le clavier.

- Excusez-moi, je crois bien que nous nous connaissons, se risqua Caroline. N’avez-vous pas donné des leçons de piano à La Chaux-de-Fonds il y a une quinzaine d’années ?

- En effet. Mais… Comment le savez-vous ?

- C’est que j’ai été une de vos élèves… Pendant cinq ans.

Madame Piaget regarda la jeune femme par-dessus ses grosses lunettes. Elle la dévisagea et l’examina de la tête aux pieds.

- Evidemment, j’ai un peu changé… A l’époque, je m’appelais Caroline Matthey. J’étais douée… Enfin, c’est ce que vous aviez dit à mon père à l’époque. Nous avons déménagé. J’ai fait ma formation à La Source. Je me suis mariée et j’ai une petite fille, Maya, 13 mois maintenant. La voix de la jeune femme trahissait une certaine fierté : en quelques mots, elle avait résumé le chemin parcouru depuis toutes ces années.

La patiente tentait de retrouver dans cette jeune femme les traits d’une de ses élèves, mais à l’évidence, elle n’y parvenait pas.

- Oh vous savez, le temps a passé et ma mémoire n’est plus ce qu’elle était depuis une bonne année. Et j’en ai eu des élèves. C’est loin tout ça maintenant ! s’excusa la vieille femme, en tournant son visage vers la fenêtre, découvrant une prothèse auditive. A l’évidence, elle n’avait envie de poursuivre cette conversation.

Caro allait essayer de lui donner de nouveaux indices pour l’aider à raviver ses souvenirs. Il était impossible qu’elle l’ait oubliée. Mais son portable vibra dans la poche de sa blouse : elle devait aider ses collègues dans une prise en charge compliquée.

- Excusez-moi, Mme Piaget, je dois vous quitter, une urgence. Mais je reviendrai demain avec des photos pour vous montrer.

Elle n’attendit même pas la réponse de la vieille dame et s’engouffra dans le couloir en direction de la chambre 821. Une lumière rouge était allumée au-dessus de la porte, indiquant que l’équipe soignante était à l’intérieur et que l’accès y était temporairement interdit.

- Tu sais, c’est dingue, c’est elle et, en même temps, je n’arrive pas à la reconnaître. Elle a tellement changé.

Isa avait écouté le récit que lui avait fait Caro en picorant dans son bol de salade.

- Oh, tu sais bien que les gens changent et à son âge, si elle a perdu la tête, c’est pas si rare. T’en as déjà vu plein de ces patients-là, non ?

- Oui, bien sûr, répondit Caroline en reposant son verre d’eau. Mais je ne sais pas pourquoi, ce matin, j’ai senti comme un malaise devant elle. Ça ne m’était jamais arrivé ! Elle, je la connais bien et on s’est vues toutes les semaines pendant cinq ans. Et...

- Et, t’as peur de devenir comme elle, interrompit Isa : vieille, gaga et à l’hosto ! Bon, à l’hosto, tu y es déjà ! ironisa sa collègue en éclatant de rire. Quelques visages se retournèrent en l’entendant.

Caro rit aussi de bon coeur. Isa avait raison, une fois de plus. Elle ne devait pas s’en faire autant. Et sûrement que les photos qu’elle montrerait à Mme Piaget l’aideraient à se souvenir. Pourquoi cherchait-elle donc à ce point que cette patiente retrouve en elle son élève ? Cette question, Caro ne se l’était pas posée. Isa n’avait pas osé ou pas eu le temps.

Tout l’après-midi se passa au colloque présidé par le Professeur Martin autour de nouvelles techniques opératoires encore moins invasives, grâce notamment à l’acquisition d’un robot dernière génération venu des States. Les premiers essais étaient prometteurs, même s’il fallait encore attendre quelques mois pour les derniers réglages et que cette machine devienne la norme en matière d’opération cardiaque. Durant les présentations qui se succédaient, Caro essayait de se concentrer sur les chiffres et les informations donnés, mais deux visages de cessaient de se superposer devant les slides du Power Point : sa professeure de piano et cette patiente. Que lui était-il arrivé pour qu’elle ait changé à ce point ? Avant de partir, elle parcourrait le dossier pour connaître son anamnèse.

Le soir, après la verrée de clôture du colloque, Caro était rentrée directement chez elle, sans repasser par le service de cardiologie. Elle sortit de son armoire de grosses boîtes carrées en carton. En les ouvrant, elle découvrit des centaines de photos pêle-mêle où les époques se chevauchaient : une photo avec Miki et Alan, ses potes de la secondaire, lors d’une soirée où ils n’avaient pas bu que du Coca. Papa n’en avait jamais rien su. Une autre en montagne avec ses parents. Une autre encore, bébé : elle reconnut sans peine des traits de Maya. Une encore au bord de la mer devant le camping-car, en Camargue. Elle passa de longues minutes à fouiller, retournant les deux boîtes sur son lit et enfin, elle trouva une puis deux et finalement cinq photos d’elle en compagnie de Louise Piaget. Il y en avait sans doute encore d’autres. Ce serait pour plus tard. Elles étaient belles toutes les deux devant le grand piano noir, sur la scène de la Salle de Musique de La Chaux-de-Fonds. C’était à la fin d’une audition, celle qui aurait pu lui ouvrir les portes du Conservatoire et... Et sur celle-ci, Mme Piaget, le doigt levé, battant la mesure à côté d’une Caro appliquée et concentrée sur la partition. C’était sa maman qui les avaient photographiées à la fin d’une leçon. Caro se dit qu’elle n’avait pas tant changé que cela et que la mémoire de Mme Piaget devait lui jouer de sacrés tours pour qu’elle l’ait oubliée. Elle s’endormit avec de douces mélodies peuplant ses rêves de pianiste professionnelle, soliste devant un grand orchestre et les applaudissements d’un nombreux public. Au premier rang, son père, debout en smoking, qui l’applaudissait, lui envoyant des baisers de la main. Elle ne se réveilla même pas, lorsque Bertrand, son mari, se leva pour consoler les pleurs de la petite qui faisait ses dents.

Ce matin, Caro était tout excitée à l’idée de montrer ses photos. Elle était certaine que Mme Piaget se souviendrait et qu’elles riraient ensemble de leurs leçons. Elles reparleraient aussi de la réaction de son père. Elle n’avait jamais compris : « Plus tard, tu me remercieras ». Elle ne l’avait jamais remercié. Elle arriva au desk. Matthieu avait congé ce jour-là. Julie, une des deux stagiaires, lui annonça un décès pendant la nuit. Le cœur de Caro s’arrêta, son sang se figea. Son visage blêmit. Pourvu que…

Ce qu’elle redoutait : Madame Piaget avait fait un malaise à 23h45. La veilleuse avait alerté le service de garde et, malgré tous les efforts du service d’urgence, la dose massive de médicaments et le massage cardiaque, elle était décédée à 01h32. Rien ne laissait présager d’une pareille complication. Julie ne savait pas quoi dire de plus et restait là, impuissante et désemparée devant ce coup du sort et le visage défait de sa collègue. Elle tourna la tête pour trouver de l’aide, mais personne n’était dans les parages. Elles étaient là toutes les deux, seules.

Caro se laissa tomber sur un tabouret et sortit les photos de la poche de sa blouse. Elle vit à nouveau le doux visage de sa professeure se superposer à celui de la vieille dame de la veille, sans parvenir à en constituer parfaitement un seul et même portrait. Elle sentit des larmes mouiller ses yeux.

Ce matin-là, Caroline comprit qu’elle était sans doute restée une étrangère pour Mme Piaget ; peut-être juste une infirmière parmi toutes les autres. Mais, pour elle, cette patiente-là n’était pas comme les autres. Elle avait fait partie de sa vie pendant cinq ans, toutes les semaines, le mercredi après-midi de 16 heures à 17 heures trente. Elle lui avait appris la musique. Elle lui avait fait aimer la musique et la rigueur. Elle ne pourrait plus le lui rappeler ni assez la remercie. Elle... pas son père ! Les photos resteraient alors ses seuls témoins.

Quelques notes de piano se firent entendre dans le couloir et la réveillèrent de ses pensées. Elle leva la tête : la sonnerie provenait d’un portable dans la poche d’un manteau accroché à la penderie de la salle d’attente. Elle connaissait ce morceau : c’était le premier qu’elle avait appris.

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Commentaires & Discussions

Caroline ou la mort imprévueChapitre7 messages | 6 ans

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