73 : Bangkok Hilton

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« Aucun scénariste ne m’a écrit quelque chose d’aussi violent. J’ai grandi avec mes documentaires, ce que je n’avais pas fait au cinéma. »

Mireille Darc, dans une interview accordée au journal Libération, en 2015.

Hôtel The Peninsula

333, Charoen Nakhon Rd

Khlong San

Bangkok (Thaïlande)

le 13 novembre 1997

16:45

Entre les draps king-size, tu trembles.

De tout ton être.

Je sais que le réconfort de mes bras ne suffira pas à apaiser le manque.

Que tu as besoin de ta dose quotidienne pour faire face, émotionnellement.

La dureté des témoignages de tous ces gosses qui hantent les établissements de débauche du Nana Plaza, ceux qu’on interviewe à visage couvert, avec leur consentement, qui ont la peur au ventre de se faire choper à divulguer ce qu’ils doivent taire, qu’on paie pour une « prestation sexuelle » que nous n’exigerons pas en retour, qu’on aimerait sortir de là à tout prix, et à qui on ne pourra hélas jamais vraiment tendre la main, te mine.

Te bouffe de l’intérieur.

Les conversations à vomir que l’on peut avoir avec des clients qu’on filme en caméra cachée, à la recherche d’une implacable vérité à mettre en exergue, à balancer à la gueule de tous ces occidentaux qui laissent faire en toute impunité, te donnent des hauts-le cœur.

Ça fait deux mois qu’on investigue, qu’on prend tous les risques.

Sans accréditation, sans filet.

La nuit, en liaison radio et vidéo dans ces lieux de luxure, ces chambres sordides.

Le jour, à visionner les rushes de nos enregistrements clandestins, à peaufiner le montage documentaire, la post-synchronisation du son ou de l’image à l’aide d’un arsenal informatique de précision.

A transférer par courriel les fichiers vidéos à Stephen, Sébastien ou Margaux en sauvegarde, des fois que nos pièces à conviction tombent entre les mains de tiers trop enclins à les détruire.

Les déclarations de minots tuméfiés dans leur chair, de leurs tortionnaires, des esclavagistes, nous sautent à la gorge et nous marquent au fer rouge.

Tu bois de plus en plus pour parvenir à les entendre, et je n’ai pas le cœur à t’en sevrer.

Je n’ai pas le courage de t’ouvrir les yeux sur ton hyper-dépendance, de t’arrêter.

Parce qu’il y a une telle urgence vitale derrière tout ça.

Une urgence à agir et à laquelle je prends activement part.

Paradoxalement, je ne me suis jamais senti aussi proche de toi que dans ces heures sombres.

Presque en communion avec toi dans ce combat, à tes côtés.

Même au prix de notre liberté.

***

Enregistrement de l’émission Envoyé Spécial

Studio de télévision de la Plaine Saint-Denis

50, avenue du Président Wilson

La Plaine Saint-Denis (93)

mars 1998

Vous savez, il y a vraiment deux poids-deux mesures dans ce pays qu’est la Thaïlande. D’un côté, la prostitution est censée y être officiellement réprimée par les autorités locales – mais rien n’est fait parce qu’on ne touche pas à un tel vecteur de devises étrangères. Et de l’autre, mon compagnon et moi-même avons été arrêtés au poste frontière sans aucun motif explicite, avec saisie de l’ensemble de notre matériel informatique et vidéo, pour défaut de carte de presse.

Et combien de temps êtes-vous restés en détention ?

Soixante-douze heures. Et sans l’intervention de l’ambassade de France ou du Quai d’Orsay, sans mon semblant de notoriété en quelque sorte, notre incarcération derrière leurs murs serait toujours d’actualité… Mais je ne regrette pas d’avoir braqué ma caméra sur ce fléau. Parce qu’il ne s’agit pas simplement de prostitution. Il s’agit de l’esclavagisme sexuel de trente à trente-cinq mille mineurs rien qu’en Thaïlande. Et il y en a des milliers d’autres dans les pays voisins. Je ne comprends pas pourquoi aucune instance internationale ne s’est jamais investie pour sauver tous ces gosses. Pour les libérer de ce joug sexuel savamment entretenu par des tour-opérateurs occidentaux ayant pignon sur rue. Cette exploitation pédophile à grande échelle doit être enrayée par tous ceux qui ont le pouvoir d’agir. Bien sûr que j’ai alerté les ONG, l’UNICEF, mais ça ne suffit pas…

***

Bangkok.

Nous y sommes, depuis lors, interdits de séjour.

Tu ne pourras plus jamais prendre de nouvelles de ces mômes.

La douleur, la culpabilité, l’impuissance te feront craquer dans l’avion.

Tu ne peux désormais plus rien faire pour eux, alors que tu sais.

Tu n’as jamais eu la fibre maternelle avec ton fils, mais les avoir côtoyés de près a été comme un révélateur : plus que jamais, tu veux désormais assumer ton rôle auprès de Jérémie.

Parce que tu as tant de temps à rattraper avec lui…

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