71 : "J’accuse…"

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« De temps en temps, j’aimerais pouvoir dire qu’une seule vie suffit et que j’y suis heureuse. Mais je ne le suis pas… »

Solenn Avryle, dans son autobiographie Je ne suis pas que ça… (1995).

Boulevard d’Argenson

Neuilly-sur-Seine (92)

octobre 1995

22 :15

La laque de ton piano brille sous la verrière, et la pluie tape sur les carreaux.

Une bouteille de scotch et un verre en cristal voisinent un numéro de Madame Figaro.

Tu joues et entonnes quelque mélopée issue de La légende de Jimmy (41), pensive.

***

« Je n’irai plus au cinéma /

Je t’aimerai pour aujourd’hui /

Je revivrai à travers toi /

La légende de Jimmy… »

***

Tu t’interromps sur une note, mélancolique.

Tu n’aurais pas une cigarette ?

Un halo de lumière éclaire à peine ton visage dans la pénombre, mais je devine à demi-mot ta blessure et tes larmes poindre.

Je ne te réponds pas.

Je n’ai pas besoin de te répondre parce que je lis en toi.

Parce que mes paroles sont inutiles.

***

« Je l’aimerai à travers toi /

Je t’aimerai à travers lui… »

***

Je me contente de t’envoyer mon paquet de Gauloises blondes, tu le réceptionnes à la volée et t’empares d’une clope que tu embrases de ton zippo doré.

Seule la musique subsiste sous tes doigts, qui ont repris leur danse, et perce encore ce silence qui plane depuis la publication de cette diatribe de Werner, étalée en page centrale d’un magazine…

***

Siège du parti politique Nation France

Rue de Paradis

Paris 10e

fin septembre 1995

Monsieur Werner, avez-vous une déclaration à faire pour les auditeurs de France-Inter ? Monsieur Werner, s’il vous plaît !..

Paul a perdu de sa superbe.

Il est à terre, acculé par la presse à scandales, les médias.

Depuis trois mois.

Depuis ces clichés volés sur les Champs-Élysées, son marivaudage hard-core avec la porn-star la plus en vogue du moment, à l’instant-même où la seconde Madame Werner pouponnait à deux pas de l’ébat.

A ton ex-domicile de l’avenue Foch.

Une affaire de fesses qui va lui coûter son mariage…

Et les révélations égrenées par tes interviews, ton autobio, auraient pu être le coup de grâce, celui qui aurait dû l’enterrer sur la scène politique.

Mais c’était sans compter sur ses talents de joueur d’échec aguerri.

Sans compter sur l’as de la communication qu’il n’a jamais cessé d’être.

Il aura l’intelligence de ne pas répondre oralement aux sollicitations journalistiques, de n’évoquer par écrit que ce qu’il convient de l’être, preuves à l’appui.

Pour te renvoyer dans les cordes avec son J’accuse…

Celui qui paraîtra début octobre, à la une du supplément hebdomadaire destiné aux femmes des lecteurs du Figaro…

***

Madame Solenn Avryle,

Il est de ces récits qui vous psychanalysent, vous les auteurs qui aimez coucher vos maux sur le papier et le donner en pâture aux curieux comme à ceux qui vous adulent. Ou vous détestent. Vous vous épanchez pour mieux vous défausser de cette image peu glorieuse qui a pu égratigner votre passé. Quitte à charger autrui pour mieux justifier vos écarts de conduite. Non sans omettre ce qui pourrait par ailleurs vous nuire.

Vous n’êtes pas que ça, certes, une star du grand écran qui se prétend aussi femme « ordinaire », avec des problèmes « ordinaires », en grande partie dus à l’inqualifiable conduite « extraordinaire » de cet abominable monstre qui a partagé un temps votre vie. Mais vous oubliez quelque peu que sans votre aura de star, votre livre n’aurait pas eu l’audience et le retentissement médiatique – populaire si je puis dire – qu’il a eus. Et de fait, compte tenu de ce retentissement et de l’impact public qu’ont eus vos propos sur ma personne, je me dois de rétablir la vérité.

Car, voyez-vous, je ne ressemble en rien à cette abjecte personne que vous décrivez dans les pages de votre autobiographie. Et il faut que le monde entier en ait bien conscience. Je ne suis pas que ça… Pour vous paraphraser, je pourrais même dire que je ne le suis pas du tout. Parce que tout ceci n’est que le fruit de votre imagination débordante, sans aucun fondement sur la réalité intrinsèque des choses.

Y a-t-il eu dépôt de plainte à mon encontre pour ces multiples faits de violence dont vous m’accusez ouvertement ? Pour ces coups et blessures que je vous aurais infligés ? Pour ces « viols » conjugaux ? Non, aucune plainte, ni aucune constatation médicale avérée, rien.

Je conçois parfaitement que vous ayez pu être affectée par notre rupture et la procédure de divorce qui en a découlé. Mais si j’assume parfaitement ma part de responsabilité dans l’échec de notre couple, je n’oublie pas la vôtre. Parce que la perfection n’est pas de ce monde, et que vous ne l’incarniez pas davantage que moi. J’ai fait des erreurs, c’est vrai, été volage, comme vous – des photos prises lors de votre séjour à Deauville en attestent –, et oui, nous avons eu des mots. Mais jamais de gestes violents ou déplacés de ma part, contrairement à ce que vous affirmez haut et fort un peu partout.

La violence, vous ne le niez d’ailleurs pas, c’est vous qui en avez usé, notamment envers Philléas, notre majordome. C’est pour cette raison que vous avez été internée d’office en hôpital psychiatrique. Parce que vous deveniez dangereuse, pour les autres comme pour vous-même, pas parce que j’ai fomenté ce complot médical dont vous me prêtez la paternité.

Vous ne cachez pas non plus votre dépendance à l’alcool, mais lui attribuez des sources on ne peut plus fantaisistes. Elle puise son origine dans votre instabilité psychique et psychologique reconnue, dans votre incapacité à exercer votre parentalité. Vos coups d’éclats le prouvent, que ce soit sur la scène du Palais des Congrès au cours de la dix-septième nuit des César ou au parc Monceau, où votre négligence envers notre fils lui aura valu de nous être enlevé par un dangereux groupuscule terroriste.

Oui, votre alcoolisme notoire vous colle à la peau et met en péril tout ce qui vous touche de près ou de loin. Au point d’avoir failli me coûter la vie à moi aussi. Je ne m’étendrai pas sur cette tentative de meurtre que vous passez sciemment sous silence, sur mon dépôt de plainte resté malheureusement sans suite, mais le juge aux affaires familiales a fort judicieusement – et par deux fois – fait preuve de clairvoyance en vous retirant tout droit parental sur la personne de Jérémie Werner.

Sachez, Madame Avryle, que je suis las de devoir me défendre à travers cet argumentaire à la Prévert, mais vous ne m’avez guère laissé le choix des armes dans cette guerre que vous me déclarez. Alors oui, je vous accuse, Madame, de diffamation à mon égard, et ne manquerai pas de porter l’affaire devant les tribunaux. J’ai confiance en la déontologie et l’impartialité des magistrats, et attends avec impatience leur jugement qui me lavera, soyez en sûre, de cet affront public que vous me faites.

Et si j’ignore le dessein que vous poursuivez en vous adonnant à de telles bassesses, je ne laisserai pas l’impunité vous gagner et mettrai tout en œuvre pour qu’on interdise la diffusion de votre calomnieux récit.

Oui, je vous accuse publiquement, Madame Avryle, et la presse s’en fera l’écho.

Paul Werner

***

Le verdict tombe, sans appel : si l’amende pour préjudice moral n’est que symbolique, ton bouquin devra être amputé d’une centaine de ses pages, incriminée de diffamation.

Ta maison d’édition ne s’oppose pas au retrait des exemplaires en vente et à leur mise au pilori puisque, certaine de son succès commercial, elle est tout à fait disposée à publier une seconde version dite « censurée ». Sauf que tu n’y tiens pas. Édulcorée de son essence et de sa raison d’être, ta vérité n’aurait, à tes yeux, plus aucun sens. Tu finiras donc par dénoncer le contrat te liant à l’éditeur pour divergence de points de vue sur cette nouvelle édition qui ne correspond en rien à ton intention initiale. Ton éphémère carrière d’auteure s’achève aussi vite qu’elle a débuté ; il te faudra par la suite trouver d’autres vecteurs artistiques pour exprimer ton talent d’écriture.

Pour l’heure, le revers est sournois, difficile à encaisser. Depuis que tu as renoncé à ton métier de comédienne, aucun de tes challenges ne te réussit : tu as l’impression de n’être plus bonne à rien en ce bas-monde, et la tentation de te laisser couler à pic s’intensifie de jour en jour. Le tournage d’une publicité Chanel pour te refaire – le très glamour I love to dance destiné aux Amériques – n’y changera pas grand-chose : tu n’y décides rien et te vois contrainte à te plier à ce jeu de rôle dicté par la mise en scène. Tu ne veux plus subir ni être bridée, tu veux créer ; mais tes récents échecs t’oppressent et t’en empêchent.

Tu t’éloignes de moi, tu t’isoles. Dans tes nuits blanches qui te grisent ou te noircissent d’alcool, me rendant impuissant à te ramener à la vie. Tu deviens zombie, tu t’éteins. Ton incandescence faiblit peu à peu, boudée par les projecteurs de ton existence. Et elle aurait pu s’arrêter là, au seuil d’une nuit trop noire.

***

« Malgré le temps qui passera /

Même si la vie nous désunit /

Il restera entre toi et moi /

La légende de Jimmy… »

***

Et puis, un sursaut, une envie en plein marasme : celle de tendre la main au plus fidèle de tes amis. De répondre à cet appel à l’aide en pleine nuit. Sébastien s’affole, Stephen a tout cassé chez lui. Il a pété les plombs, et erre seul depuis, dans les rues de Paris. Une dispute ? Non, un mal-être profond, un manque qui resurgit : celui de l’amour de sa vie. Mitch…

***

« Je n’irai plus au cinéma /

Si tu veux tu seras celui /

Celui qui le remplacera /

Dans mes nuits avec lui… »

***

C’est ainsi que tu retravailleras pour le grand écran, que tu feras ce film, un biopic.

Par amitié, pour ton meilleur ami.



(41) : Opéra-rock créé en 1990 par Luc Plamandon et Michel Berger, et inspiré de l’univers de James Dean. La chanson phare éponyme, dont sont extraites les paroles reprises dans ce chapitre, est interprétée par Diane Tell.

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