33 : La "dream team"

5 minutes de lecture

« Quand je lis un scénario, je me vois parfaitement jouer tel ou tel personnage. Ce n’est pas toujours facile de choisir… Le point de vue du metteur en scène est aussi très important. Il faut le rencontrer, discuter avec lui de la manière dont il imagine le rôle. J’ai besoin d’être convaincue par la personne en face de moi. »

Sophie Marceau, Paris-Match, novembre 2012.

Le Balck & Velvet

rue de Menilmontant

Paris 20e,

début octobre 1994

Aux aurores…

« C’était la veille du nouvel an. Stephen et moi revenions du marché biarrot. Parce qu’en dépit de son parisianisme aussi excessif qu’assumé, Papi a toujours beaucoup apprécié les petits plaisirs provinciaux, ceux qui, d’une certaine manière, le ramènent inexorablement à ses racines normandes. Le marché était pour lui un incontournable, et ce d’autant plus que nous nous préparions à accueillir Margaux, Guillaume et leurs minots pour le réveillon. L’achat de victuailles était, selon lui, une affaire de connaisseurs, et il ne laisserait à personne le soin de choisir ce qu’il conviendrait de cuisiner pour ce grand soir…

C’était lui qui conduisait bien sûr. A une allure de sénateur. Je sentais bien qu’il avait envie de me dire quelque chose. Quelque chose d’important. Mais il n’osait pas et j’en ignorais la raison. Nous n’avions pourtant jamais été dans la réserve l’un envers l’autre, ni lui ni moi. Du moins tant qu’il ne s’agissait pas de s’épancher sur nos sentiments réciproques – tu sais, tous ces « je t’aime » à la con, fraternels pour le coup, qui restent bloqués dans ta gorge parce que t’as toujours trop peur de te dévoiler, intimement je veux dire…

Finalement, il se lança :

— Ça fait un moment que j’y pense, Sol. Un moment que je pense à toi pour un rôle.

— Tu ne crois pas que tu vas un peu vite en besogne, Papi, que c’est un peu prématuré ? Je ne sais même pas si je serais encore capable de faire l’actrice…

— Fais-moi confiance, ma jolie ! Ton retour à la vie passe par un retour à la scène. Tu le dis toi-même, tu as besoin de ton public pour exister.

— Écoute, Stephen, tu n’es pas plus magicien que faiseur de miracles, que je sache ! Et si tu te plantais cette fois-ci, si tu ne réussissais pas à ranimer ma flamme d’artiste ?

— J’ai toujours pris des risques, Solenn. J’ai toujours fait des films engagés, quitte à m’attirer les foudres du Tout-Paris, à me planter même, comme tu dis. Alors, je ne vais certainement pas reculer pour plaire à une poignée d’imbéciles pour qui le cinéma n’est rien d’autre qu’une machine à fric ! J’ai un sujet un or, Sol, et le plus grand rôle de ta carrière si tu consens à l’accepter. Un rôle propre à défendre tes convictions les plus féministes. On va leur montrer, à tous ces petits peigne-culs, de quoi la dream team est capable, ma belle, tu vas voir ! Jusqu’à décrocher une pluie de César, et même briguer un ou deux Oscars à Hollywood si la chance veut bien nous sourire…

— Quel aguicheur tu fais ! Y’a pas à dire, tu sais défendre bec et ongles un projet qui te tient à cœur ! Mais pourquoi vouloir à tout prix faire équipe avec moi ?

— Parce qu’à mes yeux, tu es la meilleure actrice de ta génération, de très loin, et que je ne vois personne d’autre pour ce rôle. Et aussi parce que j’ai une revanche à prendre contre cette presse people qui te traque en permanence. Tu sais, je n’ai pas toujours assumé haut et fort ce que je suis dans la vraie vie. Tu te souviens de mon premier film, Double peine, et de la polémique qu’il a déclenchée ?

— Bien sûr que je m’en souviens ! J’avais dans les quatorze ans à l’époque, mais ta prise de position en faveur de la légalisation de l’avortement, l’histoire que tu racontais dans ce film, ont eu un fort impact sur la femme en devenir que j’étais.

Le manifeste des 343 (11) et Le procès de Bobigny (12) ont été pour moi comme des électrochocs : il fallait que j’en parle à travers ce prisme artistique qu’est le cinéma. Mais la presse a détourné mon intention première, l’a décrédibilisée en médiatisant à outrance la publication d’un tabloïd révélant à sa une mon homosexualité – via une photo volée sur laquelle on me voit embrasser un mec à la sortie d’une boîte de nuit parisienne. Je m’en suis alors pris plein la gueule dans les médias, et j’ai dû me battre pour affirmer mon propos tout en revendiquant mon droit à la différence. C’est à cet outing (13) que je dois mon franc-parler, mon extravagance actuelle. Je ne cache plus depuis lors ce que je suis, ce que j’aime ou je déteste, mes prises de positions, et plutôt que de subir ce que pourrait dire de moi la presse, je l’utilise pour le tourner à mon avantage. On te dit finie comme actrice, on dit que je me torpille moi-même en m’accrochant à toi, mais je m’en contre-fous de ce qu’ils pensent. Je vais leur montrer qu’ils ont tort, qu’ils se trompent. Qu’aujourd’hui comme hier, c’est moi le visionnaire et pas eux…

A l’éloquence aussi touchante que lyrique de sa tirade, je ne sus que répliquer, et le silence retomba comme un rideau sur la scène. Au sortir d’un hameau dont j’ai oublié le nom, la Béhème quitta l’asphalte de la route départementale pour emprunter l’allée gravillonnée qui menait à la villa qu’il avait louée pour ma convalescence. La GT bavaroise stoppa à quelques mètres du perron, et avant de s’en extraire, Stephen coupa le moteur et reprit :

— Lis le scénario, c’est tout ce que je te demande. Tu me donneras ta réponse après…

— Non Papi. T’as raison, je ne devrais jamais douter quand t’es aux commandes. Je ne devrais jamais douter quand tu crois en moi comme ça. C’est juste que j’ai plus vraiment l’habitude d’être choyée ainsi. D’être aussi sincèrement aimée…

Sa main s’attarda sur mon visage. Un instant, j’ai cru qu’il allait m’embrasser. Et en dépit de son orientation sexuelle, de notre différence d’âge ou de sa corpulence, j’avoue que j’aurais pu me laisser faire. Il était désormais le seul homme en qui je puisse avoir une totale confiance sans aucune arrière-pensée. Nous allions tourner ensemble Riyad. Mon plus grand rôle, oui. Celui de ma renaissance, celui de ma chute… »

(11) : Pétition française parue le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur en faveur de la dépénalisation et la légalisation de l’IVG.

(12) : Procès pour avortement d’une mineure (à la suite d’un viol) qui s’est tenu à Bobigny en octobre et novembre 1972.

(13) : Fait de révéler l’homosexualité d’une personne sans son consentement, contre son gré.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0