32 : "Soulful ballad for Solenn"

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« Ils savent les défauts l’un de l’autre et ne peuvent pas faire semblant d’être quelqu’un d’autre quand ils sont face à face. Il existe entre eux une franchise, un soutien mutuel mais aussi une tendance à se tester l’un l’autre. »

Sam Mendes, à propos du jeu d’acteur de Kate Winslet et Leonardo Di Caprio dans son film Les noces rebelles (2008).


Le Balck & Velvet

rue de Menilmontant

Paris 20e,

début octobre 1994

Un peu plus tard…

« Je me souviens de tout, Zack, d’absolument tout.

De ce matin gris-blanc de décembre où Stephen est venu me délivrer de cette prison lugubre, de sa chapka brune, de son manteau de cachemire qui le boudinait, ses gants de cuir et son écharpe bariolée. De mes bottines à talons, mon blue-jean élimé, de mon long pull chiné angora, mon duffle-coat. De mes cheveux ébouriffés, de mes cernes dissimulés derrière des verres fumés.

Je me souviens de ces giboulées qui fouettaient mon visage, de la neige qui tenait à peine sur les trottoirs, du coupé trop rouge dans lequel je me suis engouffrée sans demander mon reste. Du regard compatissant de Papi à mes côtés, de ces silences qu’il n’osait briser.

Je me souviens de l’autoroute, des chansons de Trenet qu’égrenait l’autoradio, des paysages que je regardais défiler sans les voir. De cette pause-déjeuner sur une aire de service, des nouvelles de mes proches demandées au seul interlocuteur qui me faisait face, de son incapacité à me mentir, de mon cri déchirant jusqu’au ciel à l’annonce du décès de mon père, de mes larmes diluant le rimmel, torrentielles. Du mouchoir brodé de ses initiales qu’il me tendit pour sécher mes yeux, de ses bras, sa chaleur et sa sollicitude pour me consoler.

Je me souviens de cette villa immense, du bruit des vagues, de la vue imprenable sur l’océan. Je me souviens surtout de ce sentiment de solitude qui ne me quittait jamais vraiment. Bien sûr, Stephen avait tout prévu, de son personnel domestique à la surveillance médicale lorsqu’il s’absentait épisodiquement pour régler ses affaires courantes sur Paris. Mais il me sentait minée, détruite de l’intérieur. Et ce fut à ce moment-là qu’il me proposa la plus belle des opportunités de résurrection qu’on ait pu m’offrir sur la scène publique : l’occasion de briller à nouveau de mille feux et de faire oublier mes errances aux médias. Le plus beau cadeau qu’on ne m’ait jamais fait, d’une valeur inestimable. Celui que je finirai par briser par orgueil, sans réfléchir, poussée dans mes retranchements par ces démons de la souffrance et de l’addiction, ceux qui vous collent si désagréablement à la peau, irrémédiablement… »

Tu te souviens de tout, oui, ta méridienne se muant peu à peu en divan. Et l’amant que je suis, curieux de tout ce qui peut te toucher, en devient presque analyste. Parce que tu te confies sans retenue, et tu t’oublies, tu oublies l’icône pour dépeindre cette femme meurtrie qui renaîtra de ses cendres.

Tu te souviens même d’une des trop rares lettres d’Harvey Frydman, si émouvante dans ces instants où lui-même était au fond du gouffre.

***

New-York, le 19 décembre 1989

Solenn,

C’est insupportable de lire votre spleen dans la presse, c’est insupportable de vous regarder dépérir à la une de ces journaux, d’observer le reflet féminin de ce que je suis, moi qui ai pourtant le double de votre âge.

Faites-moi plaisir, ma chère, cessez de vous noyer dans ces alcools que je bois trop et acceptez tout l’amour et toute l’amitié que peuvent vous offrir vos proches. Ils sont cette étincelle qui ranimera la flamme de l’immense artiste que vous êtes.

De grâce, en souvenir des très nombreux verres que nous avons descendus un soir trop sombre dans un troquet de Leningrad – ceux qui délient si bien les langues –, des confessions que nous y avons échangées, ne vous laissez pas choir. Ne devenez pas comme moi, une épave qui ne tient même plus assez debout pour vous tenir la main dans cette épreuve que vous traversez. Vous avez la jeunesse devant vous, l’espérance de voir peut-être un jour la lumière au bout du tunnel. Ma lumière à moi s’est éteinte depuis bien longtemps, elle s’appelait Georgina.

Alors, oubliez cet infâme Werner qui ne vous mérite pas, trouvez l’amour, le vrai, le véritable, quand vous aurez pansé vos blessures. Mais surtout, Solenn, ne sombrez pas plus bas.

Je pense à vous souvent, vous savez, dans mes rares instants de lucidité. J’ai même composé cette modeste mélodie que je joins à ces quelques lignes, si peu dignes des sentiments amicaux que je vous porte, nous qui ne nous sommes vus que deux fois. Soulful ballad for Solenn (10), c’est son titre, c’est ce que votre détresse m’a inspiré. Ne l’écoutez que lorsque votre moral sera revenu à un niveau convenable, je m’en voudrais d’influer négativement sur lui. Parce que ce n’est pas mon intention, ça ne l’a jamais été. J’aimerais juste voir un jour pétiller dans vos yeux le feu sacré du bonheur retrouvé, celui de l’amour. Celui qui vous transporte bien sûr, pas celui qui vous brise…

Mais j’en ai déjà trop écrit, de façon si décousue. Simplement pour vous dire que si vous passiez par New-York un de ces quatre, et que vous arboriez alors un sourire radieux en venant me rendre visite, je serais le plus heureux des hommes.

Prenez soin de vous, Solenn, et délivrez-vous de vos chaînes. Redevenez l’actrice de votre propre vie.

Amicalement.

Harvey

***

Il y eut cette lettre oui, et puis il y eut Stephen. Il a fallu qu’il insiste, tant l’actrice n’y croyait plus. Lui y croyait pour deux. Ça aurait dû marcher. L’amour qu’évoquait Frydman aurait même pu être au rendez-vous, plus longtemps qu’il ne l’a été en réalité. Mais il y aura toujours Werner ; il y aura toujours ce grain de sable qui s’échine à faire dérailler ta vie. Et l’amitié ne suffira plus à te maintenir à flot, elle finira même par te filer entre les doigts…



(10) : Ballade mélancolique pour Solenn

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