29 : Sainte-Anne

6 minutes de lecture

« L’acteur se retrouve démuni, vidé, et il ne sait plus dire je t’aime. Je ne vous l’ai jamais dit d’ailleurs, seulement écrit. »

Bernard Giraudeau, Cher amour (2009)

Le Balck & Velvet

rue de Menilmontant

Paris 20e,

début octobre 1994

5 heures et des poussières…

Une alcôve-méridienne tamisée de reflets violacés, une banquette tapissée de velours trop sombre, une musique jazzy en sourdine, Le Black & Velvet se rapproche davantage d’un night cosy et soft que de la folie nocturne qui habite les plus célèbres clubbeurs sacralisant Les Bains Douches.

A demi-allongée contre moi, enserrée dans mes bras qui se veulent protecteurs, tu ne me regardes pas. C’est plus facile comme ça, enrubannée des volutes mentholées qui s’échappent de ta bouche ou de ce fume-cigarette que tu agites parfois compulsivement, comme le faisaient ces filles garçonnes de la Belle Époque, sur un air de charleston. C’est plus facile de se mirer ainsi, un verre d’alcool au bord de tes lèvres dépeintes par la nuit, dans une glace sertie de moulures ambrées, piquée, brunie de marbrures zébrées qui estompent l’image surfaite que l’on présente sans cesse aux autres, à ceux qui ne savent pas. C’est plus facile comme ça d’effacer l’icône, de révéler la souffrance enfouie qui surnage par endroit, à la lisière de tes yeux brouillés qui se mouillent, ou qui brillent trop dans le noir quand le jour se crépuscule, quand l’obscurité s’affadit, quand malgré la fatigue qui te corrompt toujours plus, tu ne dors pas…

Ça m’est arrivé de péter les plombs, tu sais. De vraiment décartonner. Pas sans raison, certes, mais ce n’était pas anodin. Ce n’était pas qu’un simple coup de cafard, une engueulade inconséquente, ou tout autre connerie qui peut bouleverser d’une manière ou d’une autre l’humeur changeante d’une femme. Et ça n’a pas été sans suite. Parce que face à Werner, face à Paul, ce n’est jamais sans suite. Parce qu’il est toujours prêt à m’enfoncer la tête sous l’eau dès qu’il perçoit la moindre faille dans laquelle il peut s’engouffrer. Tu te figures sans doute que j’idéalise trop Stephen, le déifie presque, mais ce n’est pas l’artiste que je mets ainsi sur un piédestal ; c’est l’ami fidèle, inconditionnel qu’il a toujours été. Parce que sans lui, je ne serais probablement plus là. Sans lui, je serais devenue folle à lier, à m’en ouvrir les veines. Sans lui, je n’aurais jamais quitté Sainte-Anne…

***

Hôpital Sainte-Anne

rue Cabanis

Paris 14e,

mi-novembre 1989

Calmez-vous, Monsieur Crozats !

Vous voudriez que je me calme ? Après ce que je viens d’entendre ?

Écoutez, je comprends très bien que vous soyez affecté par l’hospitalisation d’office de Madame Avryle, c’est toujours un choc pour l’entourage proche, mais je vous assure que c’est dans son propre intérêt.

Moi ce qui me choque, Professeur, c’est que vous la reteniez ici, contre son gré, et que vous refusiez d’entreprendre la moindre démarche pour l’en sortir !

Ainsi que je l’expliquais à votre ami, mon confrère le Professeur Dorian, je n’ai hélas, en quinze jours d’observation, pu constater aucune amélioration notable, ni même stagnation satisfaisante de son état mental.

Parce que vous croyez que la garder enfermée ici entre quatre murs, dans cet asile de fous, sans lui accorder la moindre visite, ce sont des conditions idéales peut-être ? Laissez-moi la voir…

Ce n’est pas possible, Monsieur Crozats, elle est à l’isolement. Le protocole est strict et ne souffre d’aucune exception.

Mais je m’en bats les valseuses de votre putain de protocole, bordel de merde ! Si vous ne m’accordez pas ce droit de visite que j’exige, je vous jure que je me servirai de mon nom et du sien pour alerter l’opinion sur vos pratiques et conditions de détention inhumaines…

Je ne vous permets pas, Monsieur ! Je ne vous laisserai pas nous insulter de la sorte, ni calomnier notre respectable institution publique !

Croyez bien, Professeur, que si je convoque la presse devant les portes de votre établissement soi-disant hospitalier, si j’ouvre ma grande gueule pour crier haut et fort à l’injustice et à l’atrocité du traitement que vous faites subir à Solenn Avryle, les médias, la radio et la télévision seront toute ouïe et se délecteront du scandale qui vous éclaboussera par ricochets. Maintenant, si vous ne voulez pas risquer votre réputation dans pareil bain médiatique, vous savez ce qu’il vous reste à faire…

La plaidoirie de Stephen, appuyée d’autant de conviction que d’effets de manche, ne tardera pas à faire mouche. Un soupir, puis deux silences. Deux regards qui jaugent la détermination de l’autre, celle de ne pas plier. A ce jeu-là, Crozats reste le plus fort. Et le praticien de céder.

Bon, suivez-moi puisque vous y tenez…

La silhouette longiligne précède celle, plus empâtée, du théâtral cinéaste dans l’embrasure, puis dans les couloirs de l’hôpital.

Je préfère vous prévenir de suite, l’état végétatif dans lequel vous allez trouver votre amie est dû au traitement que nous avons été contraints de mettre en place, de façon à enrayer ses accès de violence, que ce soit contre elle-même ou envers les autres. C’est pour cette même raison sécuritaire que nous l’avons attachée à son lit.

Attachée ? s’offusquera Stephen en attrapant l’éminent professeur par la manche pour stopper sa course. Comme un animal ?

Nous n’avons parfois pas le choix, Monsieur Crozats. Si nous avions pu faire autrement, je vous assure qu’on aurait évité au maximum le recours à cette pratique thérapeutique…

Cessez de vous réfugier en permanence derrière le protocole médical pour justifier vos agissements envers Solenn, Professeur, c’est proprement insupportable et ne vous excuse en rien ! Où est-elle ?

Troisième porte à gauche. Mais sa clé est indispensable pour la déverrouiller.

Le battant grince et l’effarement se lit sur la figure du plus charismatique des cinéastes hexagonaux. Entravée d’une camisole ligotée au brancard qui te sert de couche, tu es livide, la tête penchée sur le côté et le regard éteint. Aucune réaction ne t’anime.

Bon sang, Solenn, que t’ont-ils fait, ma pauvre chérie ?

Stephen s’approche doucement, caresse avec tendresse ton visage délavé, diaphane. Sa main lisse machinalement tes cheveux ternis, incolores, tandis qu’il te parle tout bas.

Je vais te sortir de là, ma belle, tu m’entends ? Je reviendrai tous les jours s’il le faut, mais je te jure que je vais te sortir de là. Fais-moi confiance, à nous deux on y arrivera. A nous deux, Sol…

La résonance de ce surnom qu’il est le seul à utiliser à ton adresse fait soudain papillonner tes paupières. Ta voix, si rauque, si faible, tente de se frayer un chemin jusqu’à ta bouche pour essayer d’articuler des mots à peine audibles.

— PapiPapi… C’est… C’est toi ?

Oui, c’est bien moi, ma belle…

— Papi… S’il te plaît, emmène-moi… Je veux partir… Je veux partir… Loin… Loin d’ici…

Le regard du quinquagénaire se fait humide, se brouille. Il ne s’attendait pas à ça. A te voir comme ça.

Détachez-la, murmure-t-il au professeur impassible, figé sur le seuil de la chambre d’isolement.

C’est impossible, je vous l’ai dit. Je fais déjà une entorse au protocole en vous laissant la visiter.

Je me fous de votre protocole de merde, siffle Crozats entre ses dents. Ce n’est pas de votre fichu traitement dont elle a le plus besoin, mais de quelqu’un qui la prenne dans ses bras, qui la rassure, qui lui assure que désormais il sera là et que tout ira bien.

Devant l’hésitation du psychiatre, Stephen ne manque pas de brandir à nouveau sa menace médiatique.

Je vous préviens qu’au moindre signe… objecte encore avec lassitude la blouse blanche.

Vous voyez bien qu’elle n’est pas en état de faire quoi que ce soit pouvant nuire à quiconque dans les minutes qui vont suivre !

Le praticien s’exécute à son corps défendant. Le tien se blottit mollement contre celui, puissant, de Crozats. Tu ne veux plus le lâcher, ses mots étouffés t’apaisent. Dix, vingt minutes peut-être. Et puis, ta crise de larmes quand on tentera de t’arracher à lui, une piqûre et des lanières qui t’enserrent encore. Ne reste que la promesse de ton ami : sa présence quotidienne et son inflexible volonté de te sortir de là.

Un mois durant, il ne ménagera pas ses efforts pour te libérer de cet enfer, avec le concours de Dorian, le psy des stars. Un temps qui te paraîtra infini avant de quitter Sainte-Anne en catimini, comme le souhaitait Stephen. Pour ta convalescence, il louera une immense propriété donnant sur l’Atlantique, aux environs de Biarritz. La mer ou l’océan ; l’eau, ton élément. Avant que tout cela ne se fasse jour, il tiendra malgré tout à sa conférence de presse. Non pas pour descendre en flèche l’institut psychiatrique qui te retient encore en son enceinte, mais pour viser la principale cible de son opprobre : Paul Werner, son bouc-émissaire. Celui qu’il juge responsable de ton internement d’office. De ton trop long séjour aux frontières de la folie humaine…

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