24 : Obsession

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« Jean-Loup Dabadie et Claude Néron, les scénaristes, percevaient très bien César, mais ils butaient sur Rosalie. A leurs yeux, c’était une emmerdeuse. Telle était leur théorie sur le personnage et il m’a fallu les convaincre que c’était plutôt elle qui était emmerdée. »

Claude Sautet, à propos des personnages de son long métrage César et Rosalie, sorti en salle en 1972.

Port de Sevrier (74)

le 17 mars 2008

14:00

La pluie a cessé. De l’autre côté du Grand Lac, les Dents de Lanfon se reflètent dans les eaux grises et déchirent les nuages filandreux, trouant le ciel de nuées bleutées aux reflets incolores. Les pontons de bois auxquels sont amarrés des bateaux s’étirent sous nos pas. Aminata est sombre, Aaron trottine devant nous.

Eh tonton Zack, il est chouette celui-là ! C’est comme celui que tu avais, non ?

C’est vrai, j’en ai eu un comme celui-ci.

Arrête Zack ! Arrête de lui raconter n’importe quoi…

C’est pas n’importe quoi, maman, on l’a même en photo dans le salon.

Ce n’était pas le sien, Aaron. C’était celui de Solenn.

C’est qui Solenn ?

C’était mon amoureuse, ma fiancée si tu préfères…

Ouais ben t’avais trop de la chance, en tout cas ! Un jour, tu m’apprendras à en piloter un ?

Oui, je te promets…

Zack ! Tu es incapable de tenir une promesse, alors ne lui monte pas la tête ! Ce n’est qu’un gamin… Et puis, je sais trop combien ça coûte, les rêves…

Les rêves ? Quels rêves ? T’en as jamais eu, toi, des rêves !

Aaron, va jouer plus loin, s’il te plaît…

Mon neveu s’éloigne, nous marchons désormais sur la piste cyclable qui mène à la plage municipale.

Qu’est-ce que tu sais de mes rêves, mon pauvre Zack ? Ta Solenn, elle m’en avait fabriqué des beaux, des comme j’avais jamais imaginé. Des couleurs paillettes. Seulement, il fallait pas me faire connaître la vie de château, et tout me reprendre après. Tu veux connaître mon rêve : je rêve que tu n’aies jamais rencontré cette nana, que tu n’en sois jamais tombé amoureux…

Pourquoi tu lui en veux autant, Mina ? Sans elle, on crèverait encore la dalle, à Bobigny ou dans un autre trou à rats ; sans elle, on nous aurait peut-être même renvoyés chez nous à grands coups de pompes dans le cul ! On lui doit tout, à Solenn, absolument tout. Les meilleures années de notre existence…

Tu parles, ça nous fait une belle jambe, maintenant qu’elle n’est plus là ! Le souvenir d’un luxe que nous n’avons plus. Depuis elle, tu n’es plus que l’ombre de toi-même, tu ne vis plus, incapable de te dégoter un boulot stable, de subsister sans t’accrocher à ce foutu passé doré que tu fantasmes encore dans tes névroses ; et moi, je dois me résigner à faire le ménage dans des entreprises, la nuit, pour pas crever la dalle, comme tu dis… Alors, tu vois, avoir côtoyé de près Madame Avryle, au point d’en être devenus trop proches, c’est bien la pire chose qui ait pu nous arriver, à toi comme à moi. Parce que sous ses dehors altruistes, la Solenn, elle n’a toujours pensé qu’à sa gueule, même dans son malheur égocentrique de petite bourge…

C’est pas vrai, Mina ! C’est pas vrai et tu le sais très bien ! Elle avait le cœur sur la main…

Mais regarde les choses en face, bon sang : elle n’en a jamais rien eu à foutre de toi ! Tu crois qu’elle s’est préoccupée de ce qu’elle laisserait derrière elle en se tirant une balle dans la tête, de l’image morbide qui reste à jamais figée dans nos mémoires ?

Cette image, c’est moi qu’elle hante, pas toi…

J’étais là, Zack ! Moi aussi, je revois la scène, en permanence. J’entends encore la détonation, tes hurlements, Solenn dans tes bras, toi maculé de rouge, de tellement de rouge…

Ma frangine s’interrompt en apercevant le revolver rangé dans mon holster, unique héritage de mes années Avryle.

Tu… Tu vas faire quoi avec ça ? Aaron, viens par-là, viens vite, on s’en va…

Mina, écoute…

Non, c’est toi qui va m’écouter ! T’es un malade, un grand malade… Werner a toujours eu ce don, celui de vous rendre fous, Solenn et toi. Ça t’apportera quoi d’abord, de le savoir mort ? Ça la ramènera pas, ta dulcinée…

C’est à cause de lui, tu comprends pas ? A cause de lui…

Tu ferais mieux d’accepter la proposition de Crozats, et de passer à autre chose…

Tu sais ce que ça fait, toi, de retrouver la femme que tu aimes sans vie, un flingue à la main ? Tu sais ce que ça fait de découvrir son corps si parfait, si pur, presque nu, baignant dans son propre sang ? Non, tu sais pas ! Alors arrête de me les briser, Mina, parce que tu sais rien, rien de cette putain de douleur qui me lâche pas…

J’ai saisi Aminata par le col, l’ai secouée sans m’en rendre compte. Je ne me contrôle plus, comme si c’était toi qui prenais possession de mon enveloppe charnelle, toi qui étais ma maîtresse. Oui, tu es ma maîtresse, Solenn, encore et toujours. Pour toujours.

Aaron me dévisage, en train de malmener sa mère, tétanisé. Il ne reconnaît pas son oncle, découvre qu’un étranger l’a remplacé. En croisant son regard, je réalise ma violence, celle que je reproche à Werner ; je relâche mon emprise.

Pardon Mina, je…

Ma sœur reste impassible. Elle a la froideur des colères contenues, de celles qui vous giflent sans vous toucher.

Aaron, on s’en va. Et toi, ne m’appelle pas, ne m’appelle plus. C’est derrière les barreaux que finissent les criminels ; et moi, je veux pas d’un frère criminel…

Le couperet tombe, le lien filial se rompt, et je ne fais rien pour m’y raccrocher. Rien ne me fera changer de cap. Je suis encore plus déterminé que ce jour où j’ai pris d’assaut les locaux de France Bleue Pays de Savoie pour attenter à la vie de ton ex, ce type imbuvable, suffisant dans son rôle de cador, alors fraîchement élu et en pleine interview.

Je revois la scène, un ralenti, un arrêt sur image. Son service d’ordre qui m’intercepte, l’arme au poing. Nous sommes en juillet 2001, tu n’es déjà plus, et moi je suffoque de ton absence. Je le hais, Solenn, je le hais tellement ! Il est assurément coupable, et c’est moi qui le condamne. Il jubile… Il jubile de mon impuissance, il sait qu’il a gagné… Magnanime, il ne portera pas plainte ; je ne suis qu’une personne perturbée par un deuil, quelqu’un de dérangé. C’est lui qui m’a dérangé, ma belle, il t’a assassinée en prenant ta place.

Pourtant tu es là, en moi, depuis que tu nous as quittés ; tu m’habites, tu me guides. Je ne peux plus reculer. C’est ta voix qui implore, qui m’intime l’ordre d’exécuter ta sentence. Je vais lui faire payer, Solenn ; il va payer pour tout ce qu’il t’a fait.

Mina m’abandonne au milieu de nulle part. Je crois que c’est au milieu de nulle part, je ne sais plus très bien… Je suis en train de péter les plombs, comme toi en ce début novembre 1989, au lendemain de ton altercation avec Paul. Mais cette fois-ci, rien ni personne ne se mettra en travers de mon chemin pour accomplir mon destin : te venger.

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