18 : "Maman a tort"

6 minutes de lecture

« Non, je suis une comédienne vous savez, j’sais faire des trucs bien… »

Romy Schneider à un "paparazzi", dans L’important c’est d’aimer (1975), long métrage d’Andrzej Zulawski.

Le parc Monceau

Paris 8e

fin septembre 1989

14:15

Les premiers frimas de l’automne ; les ombres fraîches, là où s’épanchent les grands arbres. Le soleil darde ses rayons filtrés par tes verres teintés, une bise glaciale cingle ton épiderme à nu. Écharpe et gants de laine, Jérémie est comme toi, emmailloté de vêtements d’hiver. Et il braille, depuis que tu l’as descendu de voiture. Il n’apprécie pas le vent, le froid, la poussette, et s’applique à le faire entendre d’une voix suraiguë qui t’insupporte. Il jette sa tétine toutes les deux secondes, cherche à se déshabiller en permanence. Il s’agite, il t’agace. Tu n’avances pas. Tu seras en retard à ton rencart. A cause de lui.

Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? hurles-tu. Je t’ai nourri et changé avant de partir, alors qu’est-ce que tu veux, à part me pourrir l’existence ?

Le regard réprobateur des promeneurs. Tu te donnes en spectacle, seulement tu ne joues pas. Il n’y a pas de scène, pas de projecteurs, pas d’habit de lumière. C’est toi au quotidien. Toi qui galères avec ton mioche…

Merde, merde, merde et merde ! Tu comprends ça ou pas ?

Tu ramasses la tétine et la nettoie pour la énième fois, la fourres dans la poche de ton duffle-coat et t’actives jusqu’au lieu de rendez-vous. Aziz Benka, vingt-cinq ans à peine, t’y attend le nez collé à sa montre. Les pleurs vous précèdent, attirent son attention. Il s’étonne de te voir accompagnée.

Madame Avryle ? Je pensais que vous aviez compris que le sujet que nous allons aborder est délicat…

Monsieur Benka je suppose, répliques-tu en lui serrant la main. Je suis désolée, je n’ai pas réussi à faire garder mon fils, et je dois vous avouer que ce n’est pas une sinécure par les temps qui courent… Vous avez des enfants ?

Euh… Non…

Vous avez bien de la chance !

Il n’a pas l’air content en tout cas, fait le jeune maghrébin en s’accroupissant devant Jérémie pour lui câliner la joue.

Ton gamin n’en finit plus de s’égosiller.

Je n’en peux plus. Il devient ingérable, ce gosse ! On marche un peu ?

Pourquoi pas… Et vous faites comment lorsque vous êtes en tournage ?

Ton charme opère. Tu as conscience de cette aura séductrice qui envoûte la gent masculine. Une fraction de seconde, un geste gracieux, très féminin, pour remettre en place ta chevelure malmenée par le vent. Une furtive star-attitude pour éclipser la trop peu glamour mère de famille débordée.

Je l’ai beaucoup confié à mes parents – oui, je sais que c’est un cadeau empoisonné – mais mon père a une santé fragile qui l’affaiblit de plus en plus. Alors, je suis contrainte de l’emmener avec moi sur les plateaux, en coulisse.

Ça ne doit pas être très commode pour vous…

C’est même de pire en pire ! Je lui vaux d’être sur la liste noire des producteurs…

Vous parvenez à l’aire de jeux. Ton fils poursuit inlassablement ses vociférations. Excédée, tu stoppes net la poussette et te mets face à lui, à sa hauteur.

Tais-toi, bon sang ! Tais-toi ! aboies-tu en le secouant sans ménagement.

Aziz essaie de te tempérer, sans réel succès.

Vous devriez le prendre dans vos bras, le bercer. C’est peut-être la fatigue qui le rend aussi grognon.

Ah non ! S’il croit que je vais me le trimballer jusqu’à ce qu’il s’endorme, il rêve ! Tu veux descendre de la poussette ? OK Jérémie, toute l’aire de jeux est à toi…

Les jeux ne l’intéressent pas, le concerto redouble d’ampleur.

Eh bien vas-y, pleure ! Tu ne sais faire que ça. Maman s’en va. Elle ne veut pas d’un méchant petit garçon comme toi. Venez Aziz – vous permettez que je vous appelle Aziz ?

Tu es monstrueuse, toute grâce te quitte. Ton interlocuteur te dévisage. Sous ses yeux, l’icône vole en éclats et se métamorphose en mégère. Sans t’en rendre compte, tu viens d’ébrécher l’image qu’il avait de toi.

Oui, bien sûr… Bien sûr que vous pouvez m’appeler Aziz. Mais vous êtes certaine de ce que vous faites ? Enfin, je veux dire… On ne peut pas laisser un enfant de cet âge-là tout seul ! Et puis, il va croire qu’on l’abandonne…

On sera juste à côté, dans l’allée adjacente. On l’aura en visu…

Vos pas qui s’éloignent. Tu n’as aucune psychologie enfantine. Tu déchires le cœur de ton gamin et ne le sais même pas. Tu es plus à l’aise dans les conversations d’adultes. C’est pour ça que tu es là. Aziz se recentre sur ce qui l’amène ici.

Madame Avryle…

Solenn.

Solenn, avez-vous la moindre idée de la raison de notre entrevue ?

Non, Harlem (5) a été très vague au téléphone…

Notre association est très honorée de votre intérêt pour notre cause, seulement, en l’état actuel des choses, nous ne pouvons accepter votre proposition de parrainage.

Un camouflet en pleine face. A l’évidence, la décision de SOS Racisme te touche. Toutefois, c’est avec métier que tu ne laisses rien transparaître de ton trouble.

Je vois… Permettez-moi tout de même de douter de vos ambitions. Vous avez besoin d’un porte-parole apolitique, et le charisme de Harlem ne suffira pas à asseoir plus largement votre audience.

En fond sonore, Jérémie chouine toujours.

Que vous le vouliez ou non, vous êtes l’épouse de Paul Werner. Il représente tout ce contre quoi on se bat. Les gens vous assimilent forcément à lui…

Je suis une personne à part entière, rétorques-tu, amère ; j’ai mon propre libre arbitre, je n’ai pas besoin que l’on pense pour moi ! Monsieur Werner a ses idées et moi les miennes, c’est clair ?

L’attentat qui a entaché le festival d’Avignon prouve que l’amalgame est facile…

Je me fiche de ce que le public s’imagine ou pas. Je suis citoyenne avant tout, et mon engagement pour votre cause est sincère.

C’est indéniable, Solenn ! Néanmoins, l’association de votre nom à SOS Racisme risque de nous être préjudiciable… Werner n’est pas qu’un essayiste qui déverse sa haine sur du papier. Il est aussi membre du PNFE.

Le PNFE ?

Le Parti Nationaliste Français et Européen, connu pour son néonazisme assumé.

Ce ne sont que des commérages colportés par les détracteurs de Paul…

A l’évidence, vous ne connaissez pas vraiment l’homme qui partage votre vie. Son venin s’immisce partout…

Vous n’avez pas besoin de le salir inutilement pour justifier votre décision à mon encontre !

Mais cessez donc de vouloir le protéger à tout prix ! Feuilletez l’un de ses ouvrages et vous découvrirez son vrai visage. Celui d’un dangereux extrémiste qui prône le passage à l’acte, les ratonnades…

Assez ! Vous insultez le père de mon fils, et ça je ne le tolérerai pas. Au revoir Monsieur ! Allez Jérémie, on s’en va. Jérémie ! Jérémiie ?

Jérémie s’est tu depuis bien longtemps. Tu le cherches de tes prunelles qui s’embuent, l’aire de jeux est désespérément vide. Ignorant ton désarroi soudain, Aziz revient à la charge.

Ne vous étonnez pas si les forces de l’ordre viennent un jour sonner à votre porte. Les RG (6) soupçonnent très sérieusement votre mari d’être impliqué dans l’affaire du foyer Sonacotra de Cagnes-sur-Mer. Vous savez, l’explosion…

Tu ne l’écoutes pas, ses paroles sont comme étouffées. Ton regard hagard balaye le parc.

Jérémie ? Jérémiiiiiie ?

Tu braques ta rétine brûlante sur cet homme que Paul aurait sûrement haï.

—— C’est vous, n’est-ce pas ? C’est vous, vous qui avez organisé son enlèvement… Jérémiiiie ?

N’importe quoi ! Vous êtes complètement folle !

Vous m’avez donné rendez-vous ici, vous avez accaparé mon attention pour le kidnapper !

Vous êtes malade ! Pourquoi l’aurais-je fait enlever ?

Parce qu’il est l’héritier de Paul Werner, cet individu qui représente tout ce que vous détestez, voilà pourquoi ! Rendez-moi mon fils, rendez-le moi !

Tu tambourines avec rage le torse d’Aziz, cries ton désespoir. Au fond, tu sais qu’il n’y est pour rien. Tu te laisses aller contre son épaule, il te serre dans ses bras, te rassure, te réconforte. Une attitude équivoque volée par l’objectif d’un appareil-photo anonyme…


(5) : Harlem Désir a été le président de l’association SOS Racisme de 1984 à 1992.

(6): Les Renseignements Généraux.

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