13 : Le cœur des Tsarines

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« Les rôles que nous jouons sont de papier. Nous chiffonnons l’un pour défroisser l’autre. Nous sommes des Don Quichotte émerveillés, livrant bataille à l’ennui. […] Nos personnages sont immortels mais nous sommes plus fragiles que la soie de leur costume. »

Bernard Giraudeau, Cher amour (2009)

Leningrad, le 25 novembre 1988

Est-ce ce décor de Russie impériale qui me rend différente, cette fresque que dessine pour moi Jean-Jacques Annaud dans la tourmente de ce début de XXe siècle ? Pour la seconde fois de ma carrière, j’incarne le destin tragique d’une Première Dame emportée par la révolution. D’une mère aussi, rôle qui m’échappe à la ville.

La Tsarine Alexandra Feodorovna a cet instinct maternel que je n’ai pas. Il est censé être inné, se révéler à la naissance de notre petit ange, mais non, rien. Le mettre au monde ne m’a rien apporté d’autre que cette douleur atroce qu’aucun mâle ne ressentira jamais. Une atrocité, le déchirement de mes entrailles. Une affaire de bonne-femme selon Paul. Un long moment de solitude.

Toutes les mamans te le diront, le sourire de leur gamin suffit à leur faire oublier ce calvaire de mettre bas. Toutes sauf moi. Parce que mon fils ne me sourit jamais lorsque je le berce, parce qu’à dix-huit mois, il n’a qu’un mot à la bouche : « papa ». Je ne comprends rien de ses envies, ses insomnies. Je ne supporte pas qu’il ruine mes nuits, ses pleurs me hérissent et finissent par me taper sur le système. Je me sens inutile, impuissante face à ses larmes. Alors je fuis ce rôle qui me colle aussi désagréablement à la peau que du chatterton. Je fuis comme une mère indigne, une simple génitrice. Je multiplie les longs métrages et cours les spots publicitaires pour échapper à cette existence qui m’étouffe, que j’exècre. A vrai dire, torcher les fesses de mon gosse m’emmerde ! Je ne suis pas faite pour ça, je ne me sens bien que sous les projecteurs. La chaleur de ces soleils artificiels m’insuffle ce souffle de vie qui me fait si cruellement défaut quand ils s’éteignent. Face à la caméra, je joue à être ce que je ne suis pas, et le public y croit.

Je porte ce poids en moi, ce secret que je ne peux partager avec personne. Qui peut deviner ce qui se cache derrière le masque de la star ? Stephen ? Non, c’est un homme, et sa préférence sexuelle le condamne à ne jamais avoir de descendance. Margaux, ma Margotte adorée ? Pas davantage… Trois minots au compteur, des kilos superflus qui en témoignent sans aucune pudeur, un amour conjugal qui n’est pas prêt de s’émousser malgré la monotonie d’un quotidien banalement provincial, et un époux toujours aux petits soins. Je jalouse sa joie de vivre, son bonheur sans nuage ; elle a réussi là où j’ai échoué.

Une bouteille de vodka me fait de l’œil. Même à la tombée du jour, il est très facile d’en trouver sous le manteau. Serait-ce l’ombre de Raspoutine qui plane sur l’ex-Saint-Petersbourg, qui veille sur les pochtrons de la Venise du Nord ? Assurément, Papi désapprouverait. Seulement, Jean-Jacques ne sait rien de mon péché mignon, même après trois mois de tournage.

Si je m’épanche sur tes pages blanches, cher journal, c’est parce que les confidents se font rares. Comme Alexandra, je me jette imprudemment dans les bras du premier passant qui voudra bien m’écouter. Un passant de papier, un passant muet. Un passant qui ne jugera jamais mes méfaits.

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