Le voyage sans retour

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Avec le soutien de  Jonas, GEO, Dldler, korinne 
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Marc ouvrit les yeux mais ne vit rien.

Rien que le noir profond, insondable qui l’enveloppait tout entier.

Il tourna la tête en quête d’une source de lumière. En vain.

Il était isolé au cœur des ténèbres. Seul son souffle saccadé venait rompre le silence de mort qui régnait.

« Ohé, y a quelqu’un ? » risqua-t-il à tout hasard.

En réponse, un souffle d’air glacé lui cingla le visage, suivi de craquements étranges qui résonnèrent au loin.

Il avança à tâtons en direction du bruit, les bras en avant, en proie au vertige que ressentent les gens qui ont les yeux bandés. Des questions désordonnées se bousculaient dans sa tête, sans trouver de réponse. Où suis-je ? Est-ce que je rêve ? D’où viennent ces bruits ? Suis-je devenu aveugle ? Ou mort ? Quels sont les derniers souvenirs qui me restent ? Que m’est-il arrivé ? Mais où est la lumière ?

Au bout de quelques mètres, ses mains heurtèrent un objet rugueux. Il eut un réflexe de recul, puis revint palper la surface râpeuse. De l’écorce. Un arbre. Il se baissa, tâta le sol. Des feuilles le jonchaient, humides, fraîches, grasses, et curieusement inodores. Suis-je donc en forêt ? Pourquoi est-ce que je ne sens rien ? Ca n’a aucun sens !

Il continua sa marche prudemment en essayant d’avancer droit, évitant les arbres sur le chemin qu’il se traçait, les bras toujours à l’horizontale, lorsque ses mains entrèrent tout à coup dans quelque chose de mou qui se mit à hurler. Marc poussa un cri de terreur et s’enfuit en courant, sans prendre garde aux éventuels obstacles qu’il pourrait rencontrer sur sa route. Il trébucha, reprit sa course à quatre pattes, complètement désorienté. Qu’est-ce que c’était que ça ? Un animal ? Un humain ?

Lorsqu’il se sentit hors de portée de la « chose » qu’il avait touchée, il prit le temps de souffler et fit un nouveau tour sur lui-même. Il lui sembla alors distinguer au loin un point lumineux, qui clignotait. Je ne suis pas aveugle, ouf. Une lampe ? Un signal ? Le salut, peut-être ?

Il prit la direction du scintillement, avec la crainte confuse qu’elle ne s’éloigne au fur et à mesure qu’il avançait.

Mais il n’en fut rien, il parvint enfin à distinguer l’origine de cette lueur intermittente qui l’avait guidé : c’était un phare trapu qui balayant l’espace autour de lui d’un pinceau de lumière blanche. Il s’avança encore et commença enfin à entrevoir dans la pénombre, par flashs, les choses qui lui étaient masquées jusqu’ici par l’obscurité.

Les arbres et les feuilles, sur le sol, bien sûr, il s’y attendait, il les avaient déjà touchés.

Il constata avec surprise qu’il portait un costume sombre. Il l’avait déjà mis une fois, pour le mariage de sa sœur, mais ne l’avait jamais enfilé depuis.

Il tourna la tête. Un nouvel éclair de lumière dévoila, à une centaine de mètres, un gigantesque attroupement de silhouettes humaines, toutes de dos, drapées dans un immense voile de brume. Des gens ! Mais que font-ils ici, en troupeau serré ? Combien sont-ils ? Des centaines ? Des milliers ? Plus encore ?

Il s’approcha encore, méfiant, lentement. Une brindille craqua sous sa chaussure. Un visage se tourna vers lui et le fixa d’un œil menaçant. D’autres têtes l’imitèrent et ce fut bientôt une foule muette qui le dévisageait silencieusement. Des hommes, des femmes, des enfans, des adultes, des vieillards, tous immobiles, le regardant sans dire un mot, dans un calme hostile, pesant. Un cauchemar, c’est un cauchemar !

Marc frissonna, et sentit ses jambes fléchir sous lui. La panique prenait possession de son corps.

Au même moment, une voix surgit de derrière un buisson, et chuchota :

« Pssst ! Je peux vous faire sortir d’ici !

  • Qui êtes-vous ?
  • Ne posez pas de question ! Je peux vous sauver ! Nous avons peu de temps !
  • D’accord… Que faut-il faire ?
  • Vous avez des pièces, sur vous ?
  • Des pièces de quoi ?
  • De monnaie, bien sûr ! »

Marc fut surpris par cette question incongrue, mais mit la main dans sa poche de pantalon. Il en sortit une pièce de deux euros qu’il exhiba en direction de l’arbuste.

« J’en ai une, oui, juste une ! Et puis ? », dit-il d’un ton excédé. Des grognements se firent entendre, et bientôt, Marc vit fondre sur lui une masse de gens déchaînés et hurlants.

« Si vous en avez une, c’est bon quand même », soupira la voix, avant de s'impatienter :

« Allez, ne restez pas planté là, venez avec moi, dépêchez-vous, que diable ! ». Marc, subjugué par le spectacle comme un lapin pris dans les phares d’une voiture, ne bougea pas.

Une petite main froide surgit hors du buisson, lui agrippa le bras et le tira avec une force stupéfiante. Marc se laissa faire et pénétra à l’intérieur du fourré. Il se retrouva nez à nez avec un enfant qui lui désigna une trappe ouverte, au sol.

« Descendez, je vous suis ! », ordonna l’enfant.

Marc s’engouffra dans le trou béant. Son sauveur referma prestement la porte derrière lui, juste avant que la foule ne déferle sur eux. Marc put entendre les piétinements, le tumulte, les plaintes et les mugissements juste au-dessus de sa tête. Sauvé !

« Qui sont ces gens ? Que me veulent-ils ? Et où suis-je ? Qui es-tu ? Et c’est quoi, cette histoire de pièce de monnaie ? », chuchota Marc.

« Vous pourriez déjà commencer par un remerciement », répondit l’enfant qui venait d’allumer une torche, dévoilant un sourire espiègle et des yeux rusés.

« Oui, tu as raison, merci pour ton aide », fit Marc, gêné qu’un petit garçon lui donne des leçons de politesse.

« Suivez-moi », fit l’enfant avec autorité.

« Où va-t-on ? » demanda Marc, agacé de n’obtenir aucune réponse à toutes ses questions.

« Chez le maître de ces lieux, vous verrez, ne soyez pas si impatient. A présent, vous avez tout le temps, vous êtes en sécurité », répondit le bambin.

Ils avancèrent dans un tunnel éclairé par la flamme vacillante du flambeau que l’enfant, simplement vêtu de haillons, tenait dans sa petite main puis parvinrent à un escalier raide aboutissant à une porte en fer.

Le garçon monta la volée de marche, ouvrit la porte avec une grosse clé, mit sa main en porte voix, cria : « J’en ai un, patron ! » et s’adressa à Marc :

« Nos chemins se séparent ici, Monsieur. Je dois m’en aller quérir d’autres personnes à sauver. Au plaisir de vous avoir aidé. » Puis il disparut dans le tunnel, laissant Marc sur le seuil de la porte, seul et plein d’interrogations.

Avec hésitation, il pénétra dans un petit salon de forme ronde dépourvu de meubles mais convenablement éclairé malgré l’absence de fenêtre. Seule une porte, en face, brisait la monotonie du mur de pierre. Serais-je à l’intérieur du phare ?

Des bruits de pas résonnèrent alors, et la porte s’ouvrit sur un vieil homme carré, les cheveux chenus en bataille, la barbe sale et une mine patibulaire qui s’illumina d’un rictus en voyant son nouvel invité. Il amena avec lui une odeur d’alcool mêlée à la puanteur rance de sa veste de mouton mouillée.

D’une voix rocailleuse, il éructa :

« Eh ben, ça faisait longtemps que je n’avais pas vu quelqu’un ! Bienvenue, Marc !

  • Bonjour, Monsieur…. Mais… comment connaissez-vous mon prénom ?
  • Je sais beaucoup plus de choses que mon apparence ne laisse deviner. Sachez que je suis heureux de vous voir en ces lieux.
  • Hum.. Dans ce cas, auriez-vous l’obligeance de me dire pourquoi je suis ici ?
  • Bien sûr. Vous êtes ici car un petit garçon vous a trouvé et mené jusqu’à moi.
  • Non, mais je voulais dire : Qu’est-ce que je fais ici ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Qui êtes-vous ? Qui sont ces gens, dehors ? Que veulent-ils ?
  • Oh, vous posez beaucoup de questions, et c’est tout à fait normal. Ne vous inquiétez pas, vous et moi avons tout notre temps. Venez, je vous emmène dehors. »

L’homme désigna la porte et invita Marc à le suivre sur une plate-forme. Où m’emmène-t-il ? Quel secret cache-t-il ? Dois-je lui faire confiance ? Ai-je vraiment le choix ?

Une fois dehors sous le ciel dépourvu d’étoile et de lune, Marc put contempler le phare d’en bas. Une bâtisse cylindrique et courtaude toute en granit, frappée par le vent. Des rafales d’air glacé lui fouettèrent le visage, et il dut s’agripper à la balustrade en métal pour ne pas tomber. Devant lui, un large cours d’eau s’offrait à son regard. Une eau noire, constellée de vaguelettes d’écume. De l’autre côté, il put distinguer un rivage J’avais raison, le tunnel nous a amené dans le phare. Mais pourquoi tant de mystère ?

Il fit le tour du bâtiment et constata que le phare trônait sur un rocher au milieu du fleuve. Lorsque son regard se dirigea vers l’autre rive, Marc fut glacé d’effroi. Devant une haute forêt d’épicéas, des dizaines de milliers de personnes se massaient, impassibles, tournés vers lui, éclairés par intermittence par la lumière tournante du phare. Les mêmes que ceux qui avaient tenté de l’attraper. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ?

Le vieillard lui posa sa grosse main calleuse sur l’épaule, et Marc sursauta.

  • Qui sont ces gens ? Répondez-moi, je vous en prie !
  • Ces gens, comme vous dites, ont commis une grave négligence, qui leur coûte très cher.
  • Que voulez-vous dire ? Je ne comprends rien. Tout à l’heure, ils se sont rués sur moi.
  • Ils ont compris que vous disposiez de quelque chose de capital.
  • Quoi donc ?
  • Vous avez sur vous une pièce de monnaie. Donnez-la moi, je vous en prie, c’est essentiel.
  • Ce ne sont que deux euros, pourquoi est-ce si important ? Je ne comprends rien à ce que vous me dites !
  • C’est beaucoup plus fondamental que vous le croyez, donnez-moi cette pièce et venez avec moi. Je vous ai promis que je vous expliquerais tout.

Marc obéit et suivit le vieil homme jusqu’à une barque amarrée à un petit ponton. Ils montèrent tous les deux sur l’embarcation. Le vieillard enleva le cordage d’une bitte d’amarrage, se mit à la barre et le bateau s’éloigna du phare, roulant et tanguant au milieu du fleuve tumultueux. Pas de voiles, pas de rames, par quel miracle avançons-nous ?

Marc, pourtant sujet au mal de mer, fut surpris de ne pas sentir les effets de la navigation sur son estomac. Il s’approcha de l’homme et lui demanda :

  • Où m’emmenez-vous ?
  • En Enfer, mon cher ami !
  • En… Enfer ? Mais…
  • Il est temps que vous le sachiez. Vous êtes mort, Marc. Et comme tous les morts, vous ignoriez que vous l’étiez jusqu’à ce que vous vous retrouviez sur le fleuve en ma compagnie.

Marc resta sonné un long moment. Dans sa tête, tout s’éclaira d’un coup. Il se remémora ses derniers instants, son accident de vélo un soir de pluie, et sa vie d’avant défila devant lui. Il se ressaisit enfin :

  • Vous êtes le Diable ? C’est ça ? Mais je n’ai rien fait de mal !
  • Vous êtes sur le Styx, et je suis Charon, le nautonier des enfers. Celui qui est chargé de transporter le défunt vers le monde des morts. Vous avez toujours cru qu’il y avait un paradis au ciel pour les bienheureux et un Enfer sous terre pour les gens mauvais. La réalité est bien différente : l’Enfer accueille toutes les âmes défuntes, quelles qu’elles soient. Le tri se fait une fois arrivé de l’autre côté, du Tartare pour les âmes maudites, aux Champs Elysées, pour les âmes pures. Sans vous manquer de respect, je vous verrais bien dans les Prés de l’Asphodèle destinés aux âmes communes.

Quelques vagues souvenirs de mythologie grecque refirent surface dans la mémoire de Marc. Il eut une illumination.

  • La pièce ! Je comprends tout ! Charon exige toujours une obole pour pouvoir traverser le fleuve ! C’est pour ça que vous me l’avez demandée !
  • Tout juste. Sans pièce, pas de voyage. C’est la règle. Une fois, j’y ai dérogé pour ce petit imbécile d’Héraclés et Hadès m’a puni en retour. Un an, enchaîné dans des conditions atroces, sans boire ni manger, pensez si je m’en souviens ! Jamais je ne referai l'erreur de laisser passer quelqu’un sans une pièce !
  • J’ai bien de la chance de toujours oublier des trucs dans mes poches de pantalon, même quand ils vont à la machine à laver. Ma femme m’en fait toujours le reproche, c’est une veine qu’elle ait loupé celle-ci !
  • Oui, vous avez de la chance. Tous ces gens, de l’autre côté, qui attendent depuis des siècles, en revanche… Vous voyez, pendant des millénaires, tout s’est bien passé. Les hommes respectaient la tradition de disposer un pièce dans le cercueil avec le défunt. Sur les yeux, ça ne servait à rien, mais bon… C’est la pièce qui comptait.

Le regard du vieil homme se voila. Il reprit.

  • Mais le rite a disparu avec le temps. Les humains ont cette fâcheuse tendance à remettre en question les pratiques des anciens, ils ne cessent d’inventer de nouvelles croyances, des nouvelles religions. Certains se sont dit qu’une pièce était plus utile aux vivants qu’aux morts. Grave erreur ! J’ai dû refuser des gens "sans le sou". Et ils se sont accumulés au fil du temps à un tel point que j’ai dû m’isoler dans le phare, et faire appel à des petits assistants pour rabattre vers moi ceux qui pouvaient payer, en leur promettant en échange de les emmener un jour de l’autre côté, lorsqu'ils parviendraient à trouver un client qui dispose de plusieurs pièces. En Asie, mes collègues Datsue-Ba et Keneo ont le même problème que moi. Ils se font rares, ceux qui peuvent passer le fleuve Sanzu de nos jours ! Toutes ces âmes sont perdues pour l’éternité, et, hélas, elles ignorent totalement qu’elles sont mortes. Comme vous tout à l’heure, avant que vous n’arriviez chez moi. Et le pire, c’est que si elles le savaient, elles pourraient revenir dans le monde des vivants, il existe un passage. Malheureusement pour elles, l’errance durera l'éternité, et la foule de l’autre côté ne cessera de grandir tant que les hommes n’auront pas compris… La situation est pénible pour moi, vous savez...
  • Attendez… Il existe un passage pour revenir du monde des morts vers celui des vivants ?
  • Oui, il est bien caché mais certains l’ont trouvé, Orphée, Héraclès...
  • Alors, si je retourne là-bas, je chercherai ce passage et je pourrai revenir dans le monde des vivants, expliquer aux humains qu’il est indispensable de disposer une pièce dans la poche des défunts ! Et tout redeviendra comme avant, vous retrouverez votre travail tel qu’il l’était ! Gagnant-gagnant !

Charon regarda Marc. Un sourire se dessina sur son visage buriné.

  • C’est une bonne idée, mon ami. Je pourrais vous ramener de l’autre côté...
  • Super, allons-y, faites demi-tour !

Marc ressentit une grande bouffée de joie. Il allait revenir du monde des morts, retrouver sa femme, ses enfants ! C'était un miracle !

Le nautonier poussa la barre à droite, et l’embarcation entama un demi-tour, quand soudain, le visage de Charon s’assombrit brusquement. La barque reprit son cours initial. Le nautonier se tourna vers Marc, l'air désolé.

  • Pour le voyage retour, il faut me payer. Vous avez une pièce ?
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En réponse au défi

BRADBURY CHALLENGE 2017-2018 semaine 18

Lancé par korinne

Bonjour à toutes et tous !

Reprenant le principe d'écrire une nouvelle par semaine, et ce sur une durée d'un mois, renouvelable pendant un an, nous vous proposons le défi de cette semaine !

— rédiger une courte nouvelle, avec ou sans chute , 1300 mots maximum (soit moins de 5 minutes de lecture) ;

— durée 7 jours, vous postez quand vous voulez jusqu'au septième jour inclus ;

— date de cette semaine (7jours) : du lundi 8 janvier au dimanche 14 janvier 2018 inclus ;

— sujet : libre !

Pour en discuter toutes et tous ensemble, bienvenue là :
https://www.scribay.com/talks/17270/bradbury-challenge-2017--2018-vous-etes-toujours-la--

Pour accéder à toutes les nouvelles depuis le lancement rendez-vous là :

https://www.scribay.com/author/727823185/nouvelles--rbradbury--2017---2018

Bonne écriture et belle année créative.

Toute l'équipe !

Commentaires & Discussions

Le voyage sans retourChapitre20 messages | 6 ans

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