I.

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La nuit est claire, glaciale. Je me faufile entre les huttes disposées en cercle au milieu de la clairière. Sans un bruit. Mes pas amortis par l’épaisse couche de neige qui recouvre le sol. Un léger crissement qui peine à rompre le silence. La lune blafarde est haute dans le ciel, l’aube est encore loin. Le village tout entier dort à poings fermés. Nul ne se doute du geste irréparable que je suis sur le point de commettre. La trahison ultime. Mais ma décision est prise. Je ne reviendrai pas. D’un coup d’épaule, je réajuste la peau de renne qui me sert de manteau. J’enfile l’anse du sac à provisions que j’emporte dans ma fuite. Arrivé à l’orée du bois, je jette un dernier regard sur le campement, plongé dans la semi-obscurité. Jamais je ne reverrai ces maisons d’écorce et de feuillages séchés. La viande étendue sur le séchoir. La meute de chiens de chasse endormis à la chaleur du grand foyer central. Bientôt, j’oublierai les visages de ceux avec qui j’ai grandi, et que je quitte cette nuit sans un adieu. Et ils oublieront le mien. Avant même que la colère suscitée par mon départ n’ait eu le temps de s’estomper. Le puissant lien de sang qui nous unit n’y pourra rien. La mémoire humaine est ainsi faite. Et c’est tant mieux comme ça. Le temps fera son œuvre, leur colère s’apaisera. Et tout rentrera dans l’ordre. Je ne veux faire de mal à personne. Je pénètre dans le bois, sans prendre soin d’effacer mes traces. Quand ils se réveilleront, je serais déjà loin.

L’hiver est particulièrement rude. Plus rude encore que le précédent. Qui lui-même était plus rude que celui d'avant. La nature est morne, monochrome. Le paysage n’est qu’un camaïeu de blancs, gris et noirs qui se décline à l’infini, d’est en ouest, du nord au sud, du ciel jusqu’au sol. Tout semble immobile. Mort. Ou endormi. Pourtant, la forêt regorge de vie. Reste à savoir en déceler les traces. Les sentiers tracés par les hommes disparus sous la couverture neigeuse, il faut se fier aux traces de biche et de lièvre qui serpentent entre les arbres pour trouver son chemin. Ça ne me pose aucun problème. Je chasse dans ces sous-bois depuis de nombreuses années. Et j’ai parcouru des contrés bien plus hostiles. Des montagnes inhospitalières, balayées par les vents du nord. Des maquis infestés de ronces et de serpents, asséchés par un soleil de plomb. Des marais malodorants où les insectes grouillent et vous dévorent la peau. Tout compte fait, la forêt, l’hiver et le silence de la nuit me conviennent bien. Evidemment, j’ai froid. Inutile de le nier. L’air glacé se glisse sous mon manteau et hérisse les poils de mon torse. J’ai les pieds transis. Les langues de brume qui rampent au ras du sol lèchent mes chevilles dénudées. Mais je ne tremble pas. Pas de froid, en tout cas. Mon esprit est ailleurs, plongé dans une fin d’été perpétuelle. Je ne pense qu’à le retrouver. Lui, et l’odeur musquée de sa peau sombre qui tranche si nettement avec la pâleur de la mienne. L’excitation me rend invulnérable à la morsure du gel. Et me donne des ailes. Je file à travers la forêt, à toute allure, tel un cerf apeuré par le sifflement des flèches.

Après quelques heures d’une course effrénée à travers bois, j’arrive enfin au point de rendez-vous. Le gros rocher mousseux, disposé en plein milieu du ruisseau gelé, est immanquable, quel que soit le chemin par lequel on y parvient. J’approche prudemment, guettant le moindre mouvement, le moindre craquement. Rien. Pas une ombre. Pas un bruit. Peut-être suis-je arrivé le premier ? Le ciel prend petit à petit une couleur bleu sombre, mais la lune est encore visible. Je suis en avance. Nous nous étions mis d’accord pour nous retrouver au petit jour, lorsque les premiers rayons de soleil viendraient caresser les cimes enneigées. Je m’arme de patience, et me poste dans un fourré, d’où je peux observer les alentours sans être vu. Je déballe mes provisions et déroule quelques tranches de viande séchée que j’engloutis en quelques bouchées. Ces longues heures de marche dans le froid m’ont ouvert l’appétit. Machinalement, je balaye du regard les buissons qui m’entourent, à la recherche de baies comestibles. Mais la saison n’y est guère propice. Bredouille, je me rabats sur une dernière tranche de viande séchée.

Le temps passe. Les premiers rayons de soleil font leur apparition. Et toujours rien. Insidieusement, le doute s’empare de moi. Accroupi dans la pénombre, je me mets à trembler comme un fou. Et s’il ne venait pas ? Et s’il m’avait lâché ? Pire, s’il m’avait dénoncé, et qu’une armée de soldats à la peau sombre était en chemin pour me venir me dépecer. Et si on s’était tout simplement mal compris. Ça n’est pas impossible. C’est même tout à fait probable. La barrière de la langue rend les choses si compliquées. Les gestes désordonnés et les quelques symboles tracés à même le sol auraient facilement pu prêter à confusion. Un rocher, un ruisseau, une pleine lune, un soleil levant… Et s’il m’attendait ailleurs, près d’un autre rocher planté au milieu d’un autre ruisseau. Et s’il avait confondu le soleil et la lune. Et s’il ne venait qu’une fois la nuit tombée. Ou s’il était déjà venu, avant que la lune ne se lève, et que je l’avais manqué…

Et puis soudain, à mesure que le soleil s’élève au-dessus de la canopée, j’aperçois une silhouette se dessiner au loin. C’est lui. Je le reconnais immédiatement. Son corps longiligne, gracile malgré l’épaisse fourrure d’ours dans laquelle il est emmitouflé. Ses boucles brunes qui tombent en cascade sur ses larges épaules. Et puis son visage, qui apparaît dans la lumière de l’aube. Ses lèvres, pleines et foncées. Ses yeux, noirs et rieurs. Son nez, droit et fin. Tentant non sans mal de contenir ma joie, je sors de ma cachette et me place à mon tour dans la lumière. Son visage s’illumine et son regard plonge dans le mien. Il esquisse un sourire rassuré. « Tu es venu », semble-t-il vouloir dire. Je lui rends son sourire. Me précipite vers lui. Et le serre dans mes bras.

Nous avons suivi le ruisseau pendant quelques heures en direction du sud. Puis nous avons fait une courte pause, partagé quelques tranches de viande séché, et bu quelques gorgées d’eau glacée. Et nous sommes repartis. Nous marchons en silence. Echangeant régulièrement des regards complices. Multipliant les petits gestes d’affection. Une main tendue pour aider l’autre à franchir un obstacle. Une tape sur l’épaule. Une caresse le long du dos qui se termine sur les fesses. Tout cela sans prononcer un mot. Nous ne parlons pas la même langue. La mienne est dénuée de charme. Primitive. Gutturale. Ponctuée de grognements et de vagues signes de la tête. Un peu mystique aussi, ce que l’on dit ne pouvant être totalement compris qu’à l’aune de ce que l’on ne dit pas. La sienne est d’une beauté incroyable. D’une voix grave et apaisante, il aligne les sons purs et cristallins dans une variété de tonalités aux nuances insoupçonnées. Ecouter cette mélodie me rend à la fois éperdument admiratif et un brin jaloux. Je n’aime pas l’idée d’être le plus rustre de nous deux. Mais mon front large, mes yeux bleus et ma chevelure claire ne laissent guère de place au doute. Il est issu d’une noble lignée. D’une race évoluée. Son sang est assurément plus sombre, plus épais. Son odeur plus puissante. Sa silhouette plus haute, plus élancée. A ses côtés, j’ai l’air d’un tas de muscles mal dégrossi, à la peau pâle, aux traits rustiques et au menton fuyant. Et pourtant, il ne semble pas m’en tenir rigueur. Au détour d’un virage, nous découvrons une clairière. On peut enfin apercevoir le ciel, d’azur et le soleil, un peu faiblard, mais dont la lumière crue suffit à illuminer le paysage enneigé. Il choisit ce moment pour m’entraîner vers lui et me serrer dans ses bras avec une douceur infinie. Je repose ma tête sur son torse bombé. Laissant échapper un profond soupir de soulagement. Je comprends à cet instant que j’ai fait le bon choix. Que je n’ai pas quitté ma tribu en vain. Ses yeux pétillants me fixent avec malice. Son visage s’approche du mien, et, du bout des lèvres, il dépose sur ma bouche un baiser brûlant.

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