Photomaton


Sourires et murmures d’avenir. Le clair de lune rend incandescents les corps des deux amants. Une séparation se prépare. Les caresses échangées cette nuit sont attentives, mémoires des tièdes reliefs dont chacun se nourrira pendant l’année à suivre.

Maintenant, l’homme est parti de l’autre côté de la terre, mettant un point d’orgue à leur liaison.  Le temps se fige pour elle. Sa chambre de jeune femme redevenue sage lui donne la nausée. Dans ce monde organisé à deux, la solitude est maladie.

Son amour boiteux n’a plus de miroirs pour trouver l’équilibre. Elle erre avec les gestes mécaniques d’une amnésique qui se souvient du passé d’autrui, mais plus du sien. Pour ne pas laisser le vertige la désagréger, elle se donne des étapes, se raconte des histoires, des retours de semaine prochaine. Quand elle marche dans la rue, elle recrée l’illusion de l’ombre aimée et de son pas cadencé, mais sa pensée est seule pour battre le tempo.

Et puis les journées défilent : le bureau, les autres, les coups de téléphone de fin d’après-midi qui ne sont plus pour elle. Elle a inclus les fuseaux horaires dans son quotidien : leurs deux vies ont désormais six heures de décalage et quand elle dit bonjour à son miroir, lui, là-bas, se dit bonsoir. Ce simple calcul brouille les cartes et rompt la symbiose dont ils se vantaient tant. Le seul plaisir qui lui reste est la cérémonie du soir quand d’un trait épais à l’encre grasse, elle efface chacun des jours trop longs de son calendrier.

Un matin, enfin, une première lettre lui parvient. La partition des mots offre à ses sens la sérénade de l’amant. Alors, elle se remet à vivre et à sourire au soleil qui a installé son été sur la cité. Elle pense à son quotidien futur : n’a-t-elle pas de raison de rire ? Comment le doute a-t-il pu entamer sa confiance ? La journée passe et sa tête batifole, caressée par les mots. Le soir, elle s’endort, apaisée, le bout de papier plaqué contre son ventre. Paix de quelques nuits.

Mais ce fragile écran des retrouvailles fictives s’efface, usé par la réalité. Jour après jour, sa vie se métamorphose en un seul et même dimanche d’été. Elle hait les dimanches et déteste les étés. C’est le jour dédié au vide. C’est la saison des abandons. Le silence de la ville s’est ajusté à celui de son corps, le gris bétonné l’habite et étouffe ses pensées. Pourtant, elle réussit parfois à s’évader et à s’envoler au gré de l’air moite qui donne aux trottoirs des brillances de miroirs déformés. Les trois quarts des habitants sont partis en troupeau polluer les plages des catalogues. Les rideaux de fer des commerces sont baissés. Les terrasses bariolées des cafés se sont déguisées en vacances, mais sur elle le leurre ne prend pas.

Elle a froid.

Sa solitude est l’effet de la multitude. Triste compensation.

Elle a faim de son corps, de sa voix. Déjà, sa mémoire la trahit. Les traits de l’absent s’estompent dans le livre des songes. Son visage n’est plus qu’un masque flou. Le seul recours pour le matérialiser reste la lettre qui se fendille tant l’usent ses multiples relectures.

L’existence de l’autre se dilue dans le jus vénéneux de la distance.

Alors elle se raccroche à ses sens.

La chemise qu’il portait la veille du départ l’accompagne dans le noir. L’odeur aigre-douce qui s’en dégage lui offre un sursis. Fossile de la moiteur sucrée d’une émotion intense, elle rassure ses narines inquiètes. Le fin tissu, serré dans sa main crispée, alimente ses désirs.

Mais l’absent qui la hante l’ensorcelle et la fuit.

Bientôt, le parfum âcre s’évapore et la lettre n’est plus qu’un papier froissé. L’encre s’est effacée, elle ne veut plus rien dire. C’était une autre vie. Lui reste l’impression d’avoir accumulé des trésors que le temps, tel un rapace, dévore puis recrache dans l’oubli.

Un soleil de plomb fond sur la ville. Les gens sont agressifs, les contacts électriques. On l’attend, cet orage libérateur d’un été qui semble être là depuis toujours.

Soudain, son être engourdi s’agite. Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Elle se précipite sur le dernier tiroir de sa commode, vieux meuble aux formes lourdes et arrondies. Dans ce minuscule grenier à miracles s’amoncellent des collections inachevées de galets, de timbres, de cartes postales. Ses mains bousculent ces objets fétiches, témoins de sa vie. Elles fouillent, rejettent, déchirent, brisent. Enfin, elle le découvre, ce paquet de lettres aux amours de papier.

Émue, elle écarte avec des gestes fébriles les missives abîmées. Et puis elle l’aperçoit, docile et patient, dormant entre deux pages. Camaïeu noir et blanc, vieilli, taché d’ombres brunes : le portrait est intact. C’est bien lui, même si les années ont accroché depuis à son regard de jeune fauve, un peu de sagesse et de maturité.

Leurs sourires s’étaient rencontrés dans la salle d’un bar zinc et billard. Assise près d’une glace qui lui permettait de l’espionner, il n’avait pas été dupe et l’avait bientôt rejointe l’interrogeant en guise de présentation « puis-je m’espionner à vos côtés ? » Prise d’un fou rire, elle avait salué l’aube au creux de ses bras.

La photo a la force du souvenir et lui permet, le soir même, de s’endormir, réconfortée par son mirage attentif et généreux.

Aussitôt, elle l’idolâtre. Grâce à elle, sa mémoire peut enfin lui jouer le refrain des grandes émotions passées, des caresses échangées et non plus solitaires.

Son Dieu est de retour et c’est ce qui la perd.

Obsédée par la recherche d’une présence qui ne peut être, elle opère un transfert sur le bout de papier aux coins écornés : dieu ou démon, il devient nuit après nuit son confident, son amant, son maître à penser. L’idole aux traits éternellement figés remplace l’être de chair. L’ayant oublié, elle l’a recréé.

Son plaisir est inespéré, total. Désormais, il lui appartient, rien ne peut plus les séparer.  Sa solitude vaincue la quitte à la mi-temps de l'automne.

Et puis les jours raccourcissent, les terrasses des cafés prennent des allures de plages vides. Les parasols repliés sur leurs socles gîtent sous la bise, tels des voiliers nus au bout des jetées. Accompagné du chuchotis mouillé de la pluie fine qui dégouline contre les vitres, l’hiver s’installe, et précipite dans son souffle glacial les dernières feuilles mortes dans les caniveaux.

Maîtresse d’une chimère, elle en est maintenant esclave. Comment peut-elle préférer l’amour d’un papier sale à celui d’un être vivant dont le retour est imminent ? Si elle acceptait de jeter un œil dans sa boîte à lettres, elle y verrait un abondant courrier. Qu’importe ! Comblée par son amour de papier, elle n’a que faire de celui de l’autre. Manger des yeux son idole lui suffit. Il lui faut pourtant accomplir le dernier acte.

Pour la dernière fois, ses talons usés foulent les rues de son quartier. Elle va se faire photographier, elle aussi. Il faut à son amant une autre elle-même, insensible à la fatigue, aux faiblesses temporelles.

Les passants remarquent ses pas hésitants et n’osent plus juger son visage aux traits flous. Ils ignorent qu’ils ne la reverront plus.

Une semaine plus tard, l’amant revient de son voyage.  À son tour, il l’attend jour après jour.

Le studio reste rangé, chaque meuble bien à sa place.

De longues nuits passent.

Le remord, qui le ronge puis lui ferme les yeux, l’empêche de remarquer au-dessus du calendrier aux dates effacées, deux petites photos épinglées au mur. Pour elles, une journée de plus s’ouvre sur leur bonheur éternel.

AmourSolitudeséparation photo
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Commentaires & Discussions

PhotomatonChapitre2 messages | 7 ans

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