Chapitre 2 - Mieux vaut agir une fois avec les mains que de regarder mille fois avec les yeux

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Cordélia et Scarlett atteignirent le parc. Enthousiastes jusqu’alors, le froid carnassier les empêchait de profiter pleinement de cette belle matinée d’hiver. Même les arbres dénudés et le lac gelé semblaient figés dans le temps.

Scarlett trouvait ce spectacle des plus romantiques. Le parc Monceau était, sans aucun doute, l’un des plus beaux parcs parisiens. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que l’adolescente ait échangé son premier baiser, sur ce ponton couvert de stalactites.

— Tu es sûre que tu ne veux pas d’abord les essayer ? lui proposa Cordélia.

Scarlett secoua la tête.

— C’est ton cadeau Cordy, pas le mien. A toi l’honneur. Je ne voudrais pas les abîmer, rétorqua-t-elle.

La jolie rousse lui adressa un clin d'œil complice.

— Allez ! Ne tire pas cette tête. Pour une fois qu’ Edgar a voulu bien agir. Ce n’est peut-être pas une pièce de la dernière collection Versace mais tu ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre, lui susurra Scarlett au creux de l’oreille.

Scarlett fouilla dans son minuscule sac à main, sortit un paquet Marlboro et en porta une à ses lèvres. Décidément, elle fumait comme un pompier !

Les fêtes de Noël la rendaient quelque peu nerveuse.

— Puisque tu y tiens, se résigna Cordélia.

Son visage s’assombrit, comme si elle portait le poids du monde sur ses frêles épaules. Elle enfila sa paire de patins à contrecœur et glissa le long de la colonnade. Elle acheva son parcours par une pirouette parfaitement exécutée. Elle devait reconnaître que le sport vidait l’esprit. Elle réitéra ainsi sans lassitude les mêmes mouvements, sous le regard admiratif de Scarlett.

— Si je fais un pas de plus, je sens que je vais m’écrouler, gémit Cordy.

Scarlett brandit son portefeuille en peau de crocodile. Il lui restait suffisamment de monnaie pour sustenter deux estomacs affamés.

— Et si j'allais nous chercher deux cafés Viennois ? rit Scarlett.

— Excellente idée, répondit la jolie brune à bout de souffle.

Groggy et dépourvue d’odorat, Cordélia s’installa sur le banc faisant face aux colonnades. Elle ne songeait qu’à ôter ses patins pour s’exiler en Crète ou en Grèce, là où la chaleur réchaufferait ses muscles tuméfiés. Cette maudite paire venait de lui gâcher sa matinée. Ou plutôt était-ce ce billet d’une étrange gentillesse.

Pathétique !

À quoi jouait Edgar ?

S’il pensait pouvoir acheter Cordélia avec des petites attentions, il avait tort. À ses yeux, il n’était rien de plus qu’une énième copie de ces artistes incompris et fils de politiciens véreux tout droit sortis de Sainte-Bernadette, l’horrible pensionnat qu’elle fréquentait. Toutes et tous n’aspiraient qu’à une chose : bâtir leur empire. Scarlett avait la soule* mais elle, qu’avait-elle ? Un beau-père de substitution bien trop jeune pour endosser ce rôle et qui plus est ne cessait de lui tourner autour ?

Broyer du noir n’avait jamais été dans la nature des Oberkampf. Mais depuis peu, Cordélia était au fond du trou. Et même Scarlett ne pouvait rien y faire.

Une larme roula sur sa joue.

Décidément, elle pleurait sur commande ! Elle avait honte, tellement honte d’être aussi désespérée. Cela ne lui ressemblait pas.

Cordélia arracha la peau de ses lèvres rosées d’un coup de dents et le goût du sang envahit ses papilles.

Scarlett remonta la rue du Faubourg-Saint-Honoré les yeux fermés. Enfin presque, si elle ne voulait pas faire voler en éclats ses cafés. Ses longues jambes fines, courbaturées par son entraînement de soule, peinaient à avancer. Elle avait la désagréable impression de s’enfoncer dans la mousse si bien qu’elle regrettait de ne pas avoir enfilé sa paire de Ugg crème. Et pour couronner le tout, les cafés avaient fini par refroidir.

Elle franchit les grilles du parc, le front ruisselant de sueur.

Courage, plus que quelques mètres, se répéta-t-elle, épuisée.

La rouquine franchit le pont en pierres et la vit. Cordélia n’avait pas bougé d’un pouce. Scarlett trottina difficilement vers elle et lui tendit son gobelet en carton. Comme montée sur ressorts, la jolie brune se leva et avala une goutte de café. Elle grimaça.

Scarlett rongea l’ongle de son pouce. Elle voyait bien que Cordélia lui cachait quelque chose. Mais pourquoi refusait-elle de s’ouvrir à elle ? Elle avait toujours cru qu’elles étaient inséparables. Et ce depuis la maternelle lorsque Cordy lui avait jeté un saut de sable sur la tête. Scarlett lui avait lancé un regard accusateur puis s’était esclaffée. Cordélia lui fit son mea culpa en tentant d’ôter un à un les grains de sable de ses cheveux. Trop tard hélas, Scarlett était rentrée chez elle la tête couverte de poux. Tout comme Cordélia. Après cet incident, elles ne s’étaient plus jamais quittées.

— On rentre ? lui lança Cordy au bord des larmes.

L’adolescente se mordait les doigts d’avoir eu l’audace de tester le cadeau d’Edgar. Elle aurait mieux fait de laisser le paquet sous le sapin. Elle ne célébrait son anniversaire que le vingt-cinq, ouvrir son cadeau avant l'heure portait malheur. Elle était convaincue qu’elle paierait le prix de son erreur. Et ce, bien plus vite qu’elle ne le pensait. Dès qu’Edgar apprendrait qu’elle avait testé son petit cadeau, il prendrait leur relation pour acquise. Peut-être même qu’il se méprendrait sur ses intentions. Et pour Cordélia, cela était bien pire que de retourner à Sainte-Bernadette.

— Tu sais que Britt rentre aujourd’hui ? souffla Scarlett, extirpant Cordélia de ses songes.

Évoquer sa sœur, insouciante et entêtée, n'était peut-être pas le meilleur sujet de discussion. C’est elle qui finirait par avoir le moral dans les chaussettes.

— Sans blague ? répondit Cordélia, ébahie.

Britt était l’aînée de la famille Van Büren. Intrépide, elle était la fille la plus extravertie que Cordélia connaissait. Elle ne cherchait pas à être populaire et pourtant, elle avait le monde à ses pieds. Elle se fichait de ce qu'on pouvait dire d’elle, tout comme elle déjouait les conventions. La Fac ne l’intéressait pas et il était hors de question qu’elle travaille. Tant pis si ses parents ne pouvaient pas le cautionner. La nouvelle s’était ébruitée comme une traînée de poudre faisant voler en éclat la réputation des Van Buren. Afin de redorer leur image, ses parents l'envoyèrent chez sa tante Helmi, une hippie propriétaire de chambres d’hôtes. Britt n’avait jamais été aussi heureuse, cet exil était pour elle un ticket pour une année sabbatique. Amsterdam était si artistique !

Hélas, les Van Buren voyaient ce départ comme un échec. Leur enfant n’était ni plus, ni moins qu’une anarchiste.

Cordélia ne comprenait pas comment Britt avait pu sombrer à ce point. Cette fille était d’un égoïsme sans nom en plus d’être une flemmarde légendaire. Savait-elle à quel point elle avait blessé Scarlett ?

— Et si on se faisait des Martinis ? proposa Scarlett, pressée de changer de sujet.

Cordélia leva le pouce.

— Rentrons, répondit la jolie brune.

Le nez rouge, les cheveux couverts de neige, elles hélèrent un taxi. La copropriété était étrangement calme lorsque les adolescentes franchirent l’entrée. Scarlett appela l’ascenseur, tandis que Cordélia retira ses moufles et son bonnet. Sa peau la brûlait.

— Je vais prendre une douche, lança Cordélia lorsqu’elles pénétrèrent dans le duplex des Oberkampf. Je suis congelée. Prépare les Martinis !

Cordélia s’empara du pommeau de douche et ajusta la température de l’eau. À mesure qu’elle passait le jet sur l’ensemble de sa peau nue, les fourmillements causés par le froid la quittèrent. Elle réitéra le même mouvement jusqu’à ce qu’elle en fut lassée. Elle sortit de la baignoire en grelottant et balaya d’un revers de la main la buée sur le miroir. Ses cheveux trempés dégoulinaient sur sa clavicule parfaitement dessinée. Elle s’empressa d’enfiler son col roulé en laine et sequins pour ne plus voir ses formes, puis remonta la fermeture de sa mini-jupe en jean noire. Elle ferma le bouton avec une facilité désarmante. Ses coups de blues récents lui avaient fait perdre beaucoup de poids. Sa jupe était à deux doigts de tomber sur ses chevilles !

Sa gorge se noua comme si elle s’apprêtait à pleurer. Cordélia alluma le sèche-cheveux et tira sur sa brosse avec fermeté. Étrangement cela lui fit du bien.

Scarlett lambinait sur le canapé lorsque Cordélia daigna enfin quitter la salle de bain.

— Si on sortait ? proposa Cordélia, de meilleure humeur.

Scarlett dissimula un bâillement.

— Où ça ? souffla Scarlett affalée dans la causeuse Paolo Buffa en velours saumon.

— En boîte !

Scarlett sourit d’un air béat.

— Dis oui. Je rêve de faire un tour dans l’antre des “Bains Douches”. Il paraît que Pierre Combescot s'y est baigné en tutu lorsqu'il a reçu le prix Médicis. Je sens que ça va être magique !

— Sans moi. Les mineurs sont interdits d’accès à moins d’être un ou une artiste d’une beauté éblouissante, rétorqua Scarlett, d’un ton sec.

Elle ne voulait pas finir sa soirée en garde à vue ou en compagnie d’un groupe de pervers. Un silence s’installa entre les deux jeunes filles. Scarlett fut la première à le briser.

— Et si la fête venait à nous ?

Le sourcil droit de Cordélia se dressa.

— Va te reposer, je m’occupe de tout ! ajouta Scarlett, excitée comme une puce.

*Jeu très populaire, aux origines mal définies (des écrits le mentionnent à la fin du 12ème siècle) dont la violence, la rudesse et les excès ont entraîné l'interdiction de la pratique à maintes reprises. Il perdit de son ampleur après la révolution de 1789, seul le Morbihan rural y joua jusqu'à la deuxième guerre mondiale. La soule serait l'ancêtre du football et du rugby actuels (sports).

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