Chapitre 33 : Adriana

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Une énième musique commerciale se fait entendre à la radio. Ca doit bien être la troisième fois que je l’entends depuis notre départ de chez Camille. Nous roulons depuis très longtemps, je me demande comment Charles tient le coup. Hier soir, Camille nous a expliqué tout ce qu’elle savait : Lucien est emprisonné à la prison Nationale et il n’est pas facile de lui rendre visite, heureusement, elle peut rédiger une dérogation en tant qu’infirmière sans reproches du Programme. Cette affaire s’est légèrement calmée depuis, mais Lucien reste sous surveillance stricte et les policiers surveillent les rues jour et nuit.

La lettre bien au chaud dans ma poche, j’hésite à laisser le sommeil prendre le dessus encore une fois. Charles bâille fortement pour la vingtième fois et, si le volume de la radio n’était pas aussi fort, il dormirait sûrement déjà. Ces quatre dernières heures, il n’a bu que du café, et n’est pas allé une seule fois aux toilettes. Un vrai super-héros.

« Adriana, on est arrivé, m’annonce-t-il soudainement. »

Son ton calme cache une angoisse évidente restée coincée au fond de sa gorge. Si la lettre est refusée et que nous ne pouvons pas parler à Lucien, nous n’aurons plus aucun moyen de retrouver Léane. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas échouer. J’éteins la radio.

« Décris-moi la ville, s’il te plaît, je demande en me penchant en avant et en fermant les yeux. »

Ma question doit perturber Charles, car il ne répond pas tout de suite. Je n’étais jamais allée à la capitale, et je ne me souviens plus des photos que j’ai vues quand j’étais petite. J’aimerais visiter et admirer le paysage de mes propres yeux, mais je me contenterai de ceux d’un jeune homme stressé.

« Eh bien, il y a des grands immeubles un peu partout, et des lampadaires de chaque côté de la route. C’est le centre-ville ici, il y a pas mal de monde, et beaucoup de policiers dans les rues. A vélo, en scooter, il y en a même un en trottinette ! rigole-t-il innocemment avant de reprendre son sérieux. On prend le pont, et on va longer le fleuve jusqu’à la police municipale.

- Comment est le pont ?

- Euh, normal. En pierre, avec des poteaux bleus. Il est chouette. »

Il rallume la radio comme pour me demander de me taire. Je me replace correctement et me laisse bercer par la mélodie. Une fois le pont traversé, j’ouvre la fenêtre. Le clapotis des légères vagues et l’agitation de la circulation m’envahit. Je me sens bien ici, j’ai presque l’impression d’être chez moi. Les piétons qui discutent, les touristes qui découvrent, les travailleurs qui profitent, les commerçants qui marchandent, les oiseaux qui chantent et les enfants qui courent. Et au milieu de ce bien-être, la prison où croupit Lucien.

* * *

« Ca ne va pas être possible, madame, me répète la voix rauque derrière le guichet.

- Monsieur, nous avons attendu deux heures pour voir un criminel national, et vous nous renvoyez simplement chez nous, sans explications ? »

Sentant la colère me réchauffer les tripes, j’inspire un grand coup et reprend la parole.

« J’ai une lettre de dérogation rédigée par une infirmière, il y a ses papiers à l’intérieur, vous l’avez lue au moins ?

- Oui, madame, je l’ai lue devant vous.

- Je ne vous ai pas vu faire, pourtant, je rétorque en essayant en vain de contenir la violence.

- Ecoutez, intervient Charles en se plaçant devant moi, nous devons vraiment voir cet homme. Je vous en prie, nous allons seulement discuter. Camille l’a écrit dans la lettre, non ? Seul Lucien peut répondre à nos questions.

- Je vais voir ce que je peux faire, grogne l’homme. Asseyez-vous, s’il vous plaît. »

Charles soupire tandis qu’il me tire par la manche vers les fauteuils inconfortables. J’entends le secrétaire -ou je ne sais quel est son métier- décrocher le téléphone et expliquer la situation : une hystérique et un gamin veulent rendre visite à l’homme le plus surveillé de la ville en ce moment. Ce n’est pas non plus comme s’il était le criminel numéro un.

Avant que nous ayons le temps de nous asseoir, une voix féminine se présente derrière nous.

« Adriana et Charles, je présume ? »

Charles fait volte-face en faisant crisser ses vieilles baskets. Il prononce un « Oui » tellement saccadé et avalé que la jeune femme devine la tension qui le parcourt.

« Je vais vous emmener voir Lucien. Avant ça, nous devons prendre quelques précautions, suivez-moi. »

Charles se précipite derrière le son des talons qui claquent sur le carrelage. Je les suis du mieux que je peux, mais je n’arrête pas de me faire ralentir par des passants à contre-sens qui me martèlent les épaules. Au fond de l’étroit couloir, la femme nous invite à entrer dans un bureau respirant la propreté excessive. Nous nous installons face à la policière, qui commence son discours.

« Vous devez savoir que lui rendre visite n’est pas donné à tout le monde, et encore moins par une dérogation. Dans cette lettre, l’infirmière Camille affirme que seul Lucien peut répondre au problème. Dites-moi pourquoi, demande-t-elle d’un ton aride.

- J’ai été opéré de la drépanocytose aux locaux du Programme par Lucien, explique Charles en paraissant le plus sincère possible. J’ai remarqué la réapparition de certains symptômes, et il n’y a que lui qui peut m’aider, les autres infirmiers refusant tout contact avec les ex-adhérents.

- Je vois. »

Après dix bonnes minutes perdues où nous n’avons cessé de répéter mot pour mot ce que Camille avait écrit, nous avons finalement obtenu un laisser-passer. Trois gardes nous accompagnent jusqu’à la salle prévue pour les visites de personnes importantes. Lucien mérite-il vraiment ce privilège ? L’odeur qui s’élève des couloirs manque de me faire perdre l’équilibre, et le bruit métallique des chaînes accrochées sur les bottes des hommes fait siffler mes oreilles. Nous traversons la longue allée sans prononcer un seul mot, mais au moins, je ne risque pas de bousculer quelqu’un ou de me cogner contre un mur.

Les trois hommes s’arrêtent subitement. Au moins, ces chaînettes ont leur utilité. J’entends un tintement, un claquement et enfin, un grincement.

« Vous avez quinze minutes, annonce l’un des gardes. Nous resterons ici. Pour sortir, appuyez sur le bouton rouge sur le mur de droite. »

Charles avale sa salive, et j’acquiesce d’un mouvement de tête. Nous entrons fébrilement. Le malaise qui plane au-dessus de nos têtes alourdit l’air. Nous nous avançons et nous asseyons en faisant le moins de bruit possible. De l’autre côté de la vitre, une chaise se retourne dans un gémissement. Un violent coup nous fait sursauter. Je suis certaine que Lucien sourit de toutes ses dents.

« Tiens, tiens, tiens… Mais qui voilà ? chuchote-il d’une voix suave. La petite fouineuse. Tu es venu me souhaiter joyeux anniversaire ? siffle-t-il.

- Qui a pris le relai pour ton trafic ? je somme d’un ton strict.

- On ne passe pas par quatre chemins, à ce que vois, remarque-t-il en glissant son doigt sur la table. Donc c’est ça que vous voulez faire ? Vous voulez arrêter mon pote Chris qui est Espagne ? »

Je fronce les sourcils. Pourquoi a-t-il avoué si vite ? Il est loin d’être idiot. Est-ce vraiment son successeur, ou bien vient-il d’inventer un prénom pour nous mener en bateau ? Ou alors, ce Chris a pris sa place et c’est à cause de lui qu’il a fini en prison. Ou encore…

« Je vois que tu te poses beaucoup de questions, Adriana. »

Mon prénom prononcé par sa voix stridente me fait frissonner. A mes côtés, Charles n’ose prononcer un seul mot, comme on avait convenu. Je reprends le contrôle de mes émotions et me racle la gorge.

« Qu’est-ce que tu veux, Lucien ?

- Pourquoi cette question, enfin ? Je veux sortir d’ici, c’est évident. Ils ont préparé des lasagnes à la cantine, et j’adore les lasagnes, alors je n’ai pas de temps à perdre.

- Tu es plus intelligent que ça, je rétorque sans comprendre le fond de sa pensée.

- Toi aussi, ma belle, susurre-t-il de sa voix chuintante. »

Je fronce une nouvelle fois les sourcils dégoulinants de sueur. Je ne parviens pas à comprendre à quel jeu il joue. Je croise les bras pour me laisser délibérer un instant. Une seule hypothèse me vient.

« Alors, tu ne gagnes rien dans ce nouveau trafic ? Chris fait ça sans t’inclure dans ses revenus ?

- Ouais c’est l’idée, avoue-t-il en se laissant tomber sur sa chaise. Au début, ce bâtard était contre et me rabâchait les oreilles que c’était mal, en fait il voulait juste prendre ma place. Il a embarqué trois gamines avec lui et a prévu de filer en Espagne quand il aura suffisamment gagné. Il y est peut-être même déjà. Il a parlé de Barcelone je crois…

- Léane est en Espagne ? hurle soudainement Charles en plaquant son poing sur la table.

- Eh oh, du calme gamin, conseille Lucien d’un ton étonnement calme. Il garde toute la thune pour lui et fuit les seuls gars qui peuvent l’aider. Il va se faire attraper tôt ou tard, alors faut la sortir de là avant. Mais faites gaffe, il en a sûrement recruté d’autres qui vont pas se laisser faire, parce qu’ils connaissent tous les risques.

- Pourquoi tu t’inquiètes pour nous, tout à coup ? je questionne alors que ce détail ne passe pas inaperçu.

- Je ne sais pas, comme une soudaine envie de lasagnes, esquive-t-il. »

Le son de ses lèvres s’écartant m’indique qu’il sourit. D’un sourire glacial ou presque compatissant ? Je ne prends pas le temps de me poser des questions inutiles ni de vérifier ses dires. J’attrape Charles par la chemise et le tire vers la porte. J’appuie sur l’énorme bouton gras et nous sortons rapidement de l’enceinte. Une fois arrivés sur le parking et Charles à peu près calme, je m’assois et réfléchis un instant. Les pensées se bousculent dans ma tête. Un plan se forme dans mon esprit, mais plus j’ajoute d’étapes, et plus il est complexe et dangereux. Niveau prise de risque, on vient de mentir de pied ferme aux autorités, alors je suppose qu’on peut s’aventurer un peu plus loin.

« Nous devons aller en Espagne, j’annonce fermement.

- Tu es sûre de toi là ? hésite Charles. Ca fait énormément d’heures de route.

- Léane est sûrement là-bas, nous devons prendre ce risque.

- Parce que tu le crois ? s’énerve-t-il. Je te signale qu’il est complètement timbré !

- Non, Charles, il a joué avec le feu, comme beaucoup d’êtres humains. Peut-être que la prison lui a ouvert les yeux, je ne sais pas ! C’est notre seule piste, et ça ne sert à rien de tourner autour du pot, à part perdre du temps que nous n’avons pas.

- Je ne suis pas convaincu.

- Je sais, mais il a répondu bien trop rapidement et d’un ton qui paraissait sincère. Et pourtant, je peux démasquer même les meilleurs menteurs. Il n’est pas méchant, juste vénal. Si en effet il ne reçoit pas d’argent du nouveau trafic, ça veut dire qu’il n’a aucune raison de cacher les preuves qu’il a. Et puis, s’il veut espérer récupérer l’argent de Chris, il n’a pas d’autre choix que de nous dire la vérité.

- D’accord, allons-y, soupire l’adolescent. Je vais me prendre un café. »

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