Chapitre 31 : Léane

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Le message est bien passé. Lorsque j'ai appelé Charles pour lui demander de l'aide, j'ai été assez stupide pour le faire juste après le départ de Chris. Alors que je parlais à Charles, Chris est rentré dans l'appartement. Il avait oublié son téléphone. Quand il a compris ce que je faisais, il m'a arraché le portable des mains, hors de lui. Il l'a jeté contre le mur et l'engin a explosé.

« Encore un coup comme ça, UN SEUL, et t'es foutue, m'a-t-il à moitié craché au visage, à moitié signé. »

J'ai hoché la tête, le visage mouillé de larmes. Le soir même, je ramassais les débris de mon téléphone quand Violette est rentrée, les yeux rouges, gonflés et bouffis comme après un violent chagrin, et de longs pleurs. Mais l'air apaisé qui émanait d'elle m'a immédiatement soulagée. Rose était saine et sauve. Ce n'était probablement pas passé loin, vu les marques de griffures sur les bras de Violette, témoins de crises aiguës de panique.

Nous n'avons pas parlé, et mangé séparément, comme deux inconnues. Le lendemain, notre quotidien a repris. Dès l'aube, nous avons parcouru la ville et même sa périphérie pour livre nos colis. Violette a eu l'opportunité de faire un travail plus « conséquent » et mieux rémunéré. Elle a évidemment accepté, sans savoir que cette décision allait désormais faire partie des pires de sa vie. Ce soir, elle est revenue abattue, les bras pliés comme pour se réchauffer, probablement gelée. Nous sommes en juillet. Elle a refusé de me dire en quoi consistait sa nouvelle mission, mais les bleus sur son cou, et sa position prostrée en dévoilent plus que ce qu'elle pourrait me dire en trois heures.

Je frissonne en imaginant mon tour. Être l'objet d'un homme répugnant dont le seul plaisir serait de faire balader ses mains sur moi… Je redoute ce jour en espérant qu'il n'arrive jamais.


Je n'ai pas de nouvelles de Charles. A quoi m'attendais-je ? Je lui ai téléphoné en bégayant de maigres paroles, et il doit être persuadé que je lui ai raccroché au nez… Je ne peux me reposer plus que sur moi-même, car je n'ai plus aucun moyen de communication. Mes parents, pour avoir des nouvelles, contactent Chris qui passe pour le père de mon amie imaginaire, celle que j'avais inventée pour convaincre mes parents de me laisser partir. Mais quelle erreur !

La dernière fois, j'ai surpris Chris au téléphone avec ma mère, et je parvenais à lire sur ses lèvres tandis qu'il me fusillait du regard.

« Les filles sont en ville, racontait-il à ma mère. Oui, elles vont très bien. »

Je me vois déjà dans ces rouages infernaux toute ma vie, jusqu'à ce que la justice me rattrape et que l'on me traîne dans un tribunal. Je m'imagine bien cette prison dans laquelle je croupirai des années pour tout ce que j'ai déjà livré et fait… Être sourde dans un milieu carcéral n'est probablement pas un quotidien agréable…


Lorsque la pression atteint son maximum, que je ne la supporte plus, je ferme les yeux et je m'allonge, et alors la sensation de ne plus exister est frappante. Sans bruit, sans lumière, je ne suis plus qu'un cadavre prêt pour la morgue. Je suis sûre que Chris a les moyens de m'empêcher de retourner chez mes parents pendant très longtemps, voire de me faire expatrier dans un pays lointain en me faisant passer pour morte. Ce n'est qu'une question de temps.

Décidée à ne pas devenir le pion de cet homme, je réfléchis à la meilleure solution pour m'enfuir. J'ai de l'argent, mais je n'ai ni papiers, ni certitude d'échapper définitivement à Chris. Cette dernière peur étant omniprésente et non négligeable, je suis au point mort depuis plusieurs jours, comme une biche qui hésite à traverser une autoroute sur laquelle défilent inexorablement des voitures. J'ai cette sensation d'être dans une cage d'acier qui se resserre, rendant chaque seconde la fuite plus complexe et plus risquée. Respirer devient aussi de plus en plus oppressant, et j'étouffe. J'étouffe…


Aujourd'hui, je pédale aussi vite que les autres jours. Je ne peux pas me permettre de lésiner ou de montrer un signe de rébellion. Je dois montrer que je suis efficace, ou je finirai comme Violette, la proie d'hommes scrupuleux et abominables. La journée terminée, Chris nous annonce alors l'impensable. Ou du moins le tant redouté, car en réalité Violette et moi savions que cela arriverait.

« Nous partons vers le Sud, explique Chris tout sourire. Nous avons de nouveaux clients.

- Comment ça ? j'interroge.

- Préparez vos affaires, nous partons demain, et nous ferons une halte dans un motel sur la route, continue-t-il faisant la sourde oreille.

- Nous allons où ? demande Rose, tout aussi étonnée que nous. »

En effet, si un arrêt est nécessaire, qui sait jusqu'où nous devrons aller ?

« Nous filons en Espagne. Demain, rendez-vous à huit heures ici. »

Nous rentrons séparément jusqu'à notre appartement, car depuis son agression, Rose se montre aussi hostile que le pire des ennemis et aussi froide qu'une douche glacée. Nous ne discutons plus par le biais de ce carnet que je regarde aujourd'hui avec nostalgie. En fait, nous ne discutons plus. Violette et Rose sont devenues si muettes que même avec l'ouïe, je ne sentirais pas de différence. La culpabilité m'accable toujours plus chaque jour.


Ce soir, la veille de notre départ, je réfléchis à mon évasion qui se complique avec ce grand changement. Changer de ville est quelque chose, de pays bien plus.

Puis, après réflexion, je réalise que les seuls plans de fuite que j'ai restent au fond de mon esprit, à prendre la poussière comme de vulgaires statues décoratives. Je n'ai aucun cran, aucune volonté, aucune chance… Tandis que je fais mes valises, je laisse mes pensées aller et venir. Impossible de me concentrer.

En fait, la peur me paralyse, et je me rends soudainement compte que je suis pétrifiée devant mon sac toujours vide depuis que je l'ai sorti. Je m'effondre sur mon lit, et m'abandonne à ce rituel devenu réconfortant. Je ferme les yeux et souris, tel un mourant accueillant la faucheuse avec soulagement.

Enfin, je me décide à revenir dans le monde réel et entreprends de faire ma valise comme le gentil chien docile de Chris qui aboie bêtement, obéit, et va chercher la balle jetée encore et encore sans explications. Juste avant de me coucher, je finalise mes affaires en allant chercher discrètement mon argent, dans le canapé.

J'enfonce ma main dans la mousse, mais mes doigts ne sentent pas le papier. Je fouille et fouille, mais rien. La panique me gagne. Folle d'inquiétude, je décide de déchirer férocement la housse de ce meuble de toute manière miteux, inutilement.

L'argent n'est plus là.

Du coin de l’œil, je suis certaine de voir Rose qui passe dans le couloir en me regardant moqueusement, un sourire malsain sur les lèvres.

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