Chapitre 25 : Adriana

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« Adriana ! Comment ça va ? s’écrie Ophélie, la mère d’un ami de Rémi.

- Ca va, merci, je réponds doucement pendant que je m’assois sur une chaise en osier. »

Si je pouvais voir, je n’aurais sûrement pas envie de voir mon visage en ce moment, où la colère, la tristesse et le regret transparaissent sans aucun doute. J’entends Rémi jouer avec son ami, à quelques mètres d’ici, dans le parc. Tandis que je savoure le goût d’un véritable café, je raconte mon quotidien au sein du Programme. Nous rions comme de vieilles amies, sans se juger, en s’apportant simplement quelques nouvelles depuis notre dernière rencontre. Lorsque j’ai raconté tout ce qui me venait à l’esprit, Ophélie s’interroge, et pose finalement la question à laquelle je ne veux pas répondre :

« Alors, qu’est-ce que tu fais ici sans avoir été opérée ? »

Je m’attendais à sentir quelques larmes me monter aux yeux, mais ce n’est que de la colère qui me parvient et me saisit à la gorge, une rage qui brûle sans limites et sans distinctions. Je parviens à calmer mon esprit et refroidir ma tête en avalant une gorgée de café brûlant. Quand je me sens finalement capable de parler, je trie mes pensées et choisis soigneusement mes mots. Je n’ai pas pour habitude de mentir.

« Tu ne vas pas le croire, je commence en adoptant l’air le plus soulagé que possible, j’ai décidé de quitter le Programme. Leur système n’est pas bête, en soi, mais le temps que je réunisse l’argent nécessaire à mon opération, une des plus coûteuses, le remède serait probablement déjà distribué dans les pharmacies, je ricane. Alors, j’ai demandé à rentrer. Et puis la vie normale me manquait vraiment.

- Ah oui, et tu ne le regrettes pas ?

- Honnêtement, non, je souris le plus naturellement du monde. »

Evidemment, la vérité est toute autre. Cela fait une semaine que j’ai été officiellement renvoyée du Programme, pour « Effraction au règlement ». J’ai passé la première nuit dans le train, et je n’ai pas pu fermer l’œil. Moi qui voulais percer à jour un complot, j’ai seulement réussi à m’exclure, et ce, toute seule. Quelle idée d’aller se promener n’importe où en suivant un inconnu, alors que je n’y vois rien ! De plus, il n’y avait aucun témoin. Je ne peux pas me considérer moi-même comme tel, je n’ai que mes oreilles pour témoigner.

Cette version de l’histoire, il n’y a que quatre personnes qui sont au courant. Bientôt, j’en compterai une cinquième sur ma liste : j’ai envoyé un message à Léane, j’espère seulement qu’elle le recevra rapidement. J’ai prévenu Thomas dès mon arrivée, et il a tout de suite voulu s’insurger. Pour le bien des innocents impliqués, je l’ai convaincu de se tenir tranquille. Evidemment, Lucien et son ami ne m’ont pas épargnée. Qui croirait une pauvre mère aveugle perdue dans les couloirs sans chien guide, contre deux infirmiers en bonne et due forme ? Si au moins quelqu’un pouvait les dénoncer ! Mais personne ne veut voir la vérité tellement elle est inconcevable.


« Mais, c’est faux ce qu’on dit, alors ? s’inquiète Ophélie. Il paraît qu’une adolescente est morte sur la table d’opérations, là-bas. »

Cette information me fait l’effet d’une douche froide. Et si c’était Léane ? A-t-elle réussi à récolter l’argent illégalement en si peu de temps ? Comme pour me rassurer, je me répète que c’est impossible. J’efface l’inquiétude de mon visage, et je réponds en essayant de cacher ma panique.

« Je ne sais pas. Si c’est vrai, ils vont essayer de le cacher, tu ne penses pas ? »

Ophélie acquiesce. Comme le sujet a tendance à laisser la gêne prendre le dessus, nous nous empressons de débuter une nouvelle conversation, et j’oublie bientôt quel mensonge j’ai affirmé. Notre café terminé depuis un moment, je suis contrainte de rester un peu plus longtemps, car le ventre de Rémi appelle. Ophélie rentre avec son fils pendant que je commande deux gaufres et change de table, pour un endroit à l’abri du vent qui se lève. Le service est étonnamment rapide, ce qui permet à Rémi de combler son manque de sucre rapidement. Je lui dirais bien de manger lentement et de fermer sa bouche, mais même ces petits bruits caractéristiques et désagréables m’avaient tant manqués. Je tends le bras, retrouve le crâne de mon fils dans la paume de ma main et je lui caresse les cheveux. Au moins, je n’ai pas menti sur le fait de retrouver ma famille.

L’intérieur du restaurant est rempli de monde. Les serveurs grouillent de partout et les conversations se mêlent à la musique émanant de la télévision, accrochée au-dessus du bar. Certaines personnes crient, tandis que d’autres dégustent en silence. Ca ne change pas du self du Programme. Oh, si je pouvais remonter le temps… J’ai essayé de jouer la carte de l’innocente et stupide aveugle perdue au fin fond des locaux de Programme, mais Lucien n’est pas dupe. Léane, j’espère que t’en es rendue compte.


« Maman ? s’élève la petite voix de Rémi. Tu vas bien ? Tu n’as pas mangé ta gaufre.

- Je n’ai pas très faim, je réponds d’un ton rassurant. Tu veux la mienne ? je lui souris avant de l’entendre rire. »

Il se jette dessus et la dévore en un rien de temps. Puis, soudainement, le silence s’abat. Comme un éclair, il traverse la salle, et comme le tonnerre, il s’installe en s’imposant. J’en ai des frissons dans le dos. Je tente d’en détecter l’origine, mais je ne perçois que l’annonce de la télévision. Pour le moment, ce n’est qu’une musique de slogan, annonçant une information ayant le droit de couper l’émission en cours. Pour que toute le monde y prête attention, le texte affiché ne doit pas plaire. Lorsque le communiqué débute, je comprends immédiatement son importance. Je tends l’oreille et prête toute mon attention à la femme qui commence à réciter son texte.

« Flash info spécial. Il y a deux jours, la police a ouvert une enquête à propos d’une organisation proposant une guérison immédiate à n’importe quel problème, appelée le Programme. Ils suspectaient le déroulement de transactions illégales. Selon l’annonce effectuée par le commissaire Léon, un jeune muet de quinze ans serait mort pendant l’une de ces transactions. D’après le témoignage de son grand frère, il serait tombé dans le fleuve quelques heures avant l’aube, pendant l’intervention de la police qui tentait d’arrêter le coupable.

« Le commissaire Léon, chargé de l’enquête, a annoncé ce matin l’évacuation des locaux, l’interrogation des participants de ces missions illégales, et le renvoi immédiat et non négociable des adhérents du Programme et de son personnel. A l’heure qu’il est, une vingtaine de jeunes et d’adultes sont placés sous observation à la police nationale, et attendent leur tour en salle d’interrogation. Le responsable de cette activité illégale serait Lucien Berthier, un infirmier du Programme. Plusieurs adhérents ont déjà confirmé son identité, ainsi qu’un autre infirmier souhaitant rester anonyme.

« Le grand frère et les parents de la victime ont porté plainte contre le Programme et contre l’infirmier pour harcèlement et corruption de mineur. D’autres parents ont fait part de leur envie de porter plainte également, et pour les mêmes raisons. Le fondateur du Programme, Luc Gil, est placé en salle de séjour, où il clame ne rien connaître de ces agissements. Son associé, Bertrand Frêt, est en déplacement à la capitale, où il négociait l’ouverture de nouveaux locaux. Lui aussi annonce n’être au courant de rien. La police ne tardera pas à le ramener via un convoi spécial et à mettre fin aux négociations. »

La jeune femme marque une courte pause, comme si elle-même ne croyait pas en ce qu’elle disait. Alors que le Programme s’annonçait si prometteur et donnait de l’espoir à beaucoup de gens, voilà qu’il chute sous nos yeux, et que personne n’a les bras suffisamment longs pour le rattraper. Ils ont joué avec le feu, et leur soutien a causé leur perte. La voix tremblante, elle reprend :

« Si vous vous inquiétez pour votre famille, gardez votre téléviseur allumé. Nous afficherons non-stop la liste des patients en rétablissement d’opération, des adhérents en cours de rapatriement et ceux gardés à la police municipale que nous vous demandons de ne pas joindre dans l’immédiat. Vous pouvez également appeler le numéro suivant pour contacter les policiers qui s’occupent de cette affaire. Nous vous souhaitons une bonne journée. »


Le silence qui suit est d’autant plus glacial. Les serveurs, qui se sont stoppés net, n’osent pas reprendre leur marche. Les clients attablés retiennent leur respiration ou laissent tomber leurs couverts. Lorsqu’enfin quelqu’un se lève, il se déplace lentement, à pas de loup, vers la sortie. Au fond de la salle, les conversations redémarrent dans un malaise palpable. De mon côté, j’attrape la main de Rémi, dépose un billet sur la table et l’entraîne rapidement sans qu’il ne proteste. Je suis consciente du bruit que je fais en poussant ma chaise, et des regards que je m’attire en réagissant si rapidement, mais qu’importe.

Je dois sortir d’ici, rentrer chez moi, et surtout, je dois contacter Léane, par n’importe quel moyen.

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