Chapitre 18 : Léane

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Le froid est aussi mordant que la nuit de la soirée. Et dans ce garage souterrain, avec la lumière grésillante des vieilles ampoules, et l'odeur répugnante des égouts qui remonte, j'essaie de faire bonne figure et de rester droite, fière, car je vais rencontrer un employeur. Il ne manque que le vent qui siffle comme un grincement pour ajouter la touche finale à ce tableau angoissant et je n'ai aucun mal à me l'imaginer.

Arrivent soudainement Lucien, accompagné par un homme en costume noir. Son sérieux et sa prestance m'intimident mais ils parviennent à mes côtés avant que je n'aie pu m'y préparer.

« Léane, voici ton employeur, commence Lucien. Tu ne connaîtras pas son vrai nom et tu l'appelleras Pascal. Il ne parle pas la langue des signes mais je sais que tu as toujours avec toi un carnet. »

Pour toute réponse, je m'empresse de le sortir, en manquant au passage de le faire tomber. Lucien explique probablement en quelques mots son utilité à Pascal puis se tourne à nouveau vers moi.

« Ce soir, ton travail est très simple, tu vas devoir déposer un paquet dans un lieu où Pascal ne peut pas se rendre. Il t’emmènera jusqu'au quai le plus proche, et tu devras continuer à pied. Celui qui réceptionnera ton colis se nomme Antony, grand, musclé, basané, et tu le reconnaîtras à ses cheveux teints en blond platine.

- Très bien, assuré-je en tentant de garder mon sang froid malgré l'importance accordée à la chose.

- Cependant, si Antony ne te confirme pas son identité, ne lui donne rien. Pour ça, il te donnera un mot de passe. Tu pourras repartir avec un autre colis qu'il te confiera en échange du tien.

- Et s'il ne me donne pas ce mot de passe ?

- Ne te trompe pas de personne et tout se passera bien, rétorque Lucien en me jetant un regard qui me fait comprendre que je n'ai pas le droit à l'erreur. »

Sur ces mots, Lucien me désigne Pascal et je le suis sans hésiter. Je ne peux pas faire marche arrière, et je sais qu'à la clé de ce petit service, se trouve une récompense qui vaut bien deux semaines de ménage. Nous marchons jusqu'à une voiture d'un état déplorable. Rouillée, boueuse, elle n'a plus qu'un rétroviseur, et je constate, une fois à l'intérieur, que les ceintures ont toutes été grossièrement coupées. Cependant ce n'est pas le moment de faire des manières et je regarde le paysage défiler durant le trajet d'un air totalement serein mais totalement factice qui ne trompe pas Pascal. En effet, une fois notre arrivée dans le fameux port, il me fait comprendre qu'il désire mon carnet.

« Ne t'en fais pas, sois discrète mais naturelle et tout se passera bien, m'écrit-il. »

J’acquiesce d'un mouvement sec de la tête, mais je ne peux retenir des larmes de perler à mes yeux. Contre toute attente, je parviens à les empêcher de dévaler mes joues jusqu’au moment où je sors de la voiture, le précieux colis dans la poche de ma veste.

J'avance dans l'obscurité de la nuit, en jetant des regards autour de moi. Ce silence dans un lieu à l'air libre est horriblement effrayant, bien que je sois habituée à l'absence de bruit. Je suis sûre que les coques des navire et l'eau se percutent en tintant, que le vent souffle fort en remuant les voiles des petits bateaux, que le vrombissement des voitures en ville parvient jusqu'ici. Mais je n'en entends pas une bribe.

Je continue mon avancée dans le quai et bientôt la petite voiture de Pascal n'est plus qu'un point au loin. Je suis le trajet que m'a précisé mon employeur. « A droite après les containers. » me remémoré-je. Après ce tournant, je débouche sur un groupe de sans-abris qui m'observent comme un animal en cage. Ils me suivent du regard, j'en suis certaine, mais je continue ma route avec une peur dévorante qui me vrille le cerveau et j'accélère même si le vent me fait face et me griffe avec force le visage et les doigts. « A gauche jusqu'aux hangars abandonnés ».

Environ trente minutes plus tard, j'arrive devant ces fameux bâtiments totalement délaissés qui sont mon lieu de rendez-vous. Les vitres sont toutes brisées, les murs tagués, le toit à moitié arraché et les pelleteuses sont déjà prêtes à finir le travail fait par le temps. En effet, des panneaux de promotions pour de nouveaux appartements sont déjà affichés sur les barrières qui entourent l'immeuble. « Contourne le hangar et entre par l'arrière ».

Une fois face à la porte en piteux état, je jette un regard discret autour de moi pour être sure que personne ne me voit entrer, comme me l'a ordonné Pascal. Puis, chose faite, je pousse le lourd battant et entre. Aussitôt le seuil passé, une odeur abominable me brûle le nez. Je porte une main au visage car les relents me donnent des hauts de cœur. Malgré tout, je continue à avancer en évitant les déchets, les flaques de vomi et les canettes d'alcool.

Puis, j'aperçois, assis dans un angle, le fameux Antony. Il n'y a pas moyen de se tromper. Il correspond exactement à la description que m'a faite Lucien. Une fois à ses côtés, face à son air décontenancé et abasourdi, je lui tends mon carnet sur lequel j'ai pris l'initiative d'écrire auparavant la phrase suivante :

« Mot de passe ? »

Son visage, malgré l'obscurité, laisse deviner une surprise et une incompréhension logique. Mais il reprend bien vite sa raison, attrape le cahier, et y gratte le mot de passe. Je souffle un coup, soulagée par un poids qui pesait lourd sur mes épaules et sors le paquet que je tends à l'homme basané. Il me sort une énorme enveloppe que je saisis et enfouis dans ma poche.

Puis sans demander plus, je fais demi-tour et rentre d'un pas rapide jusqu'au quai. Le retour paraît plus court que l'aller, mais la tension n'en est pas moins forte. J'ai deviné que l'enveloppe que l'on m'a confiée est très certainement remplie d'argent. Je peux la toucher du bout des doigts et le papier cartonné semble me brûler.

Je croise de nouveau le groupe de squatteurs qui m'ignorent et cela me permet de passer sans ennuis. Enfin, je retrouve Pascal dans la voiture. Je sors le colis de ma poche et lui jette sur les genoux comme si ce n'était qu'un déchet répugnant. Il l'ouvre, les mains tremblantes et en sort une liasse impressionnante de billets. Mes yeux sont aussitôt attirés par cette masse d'argent. Comme hypnotisée, je n'arrive pas à détourner le regard. Lorsque Pascal me tend une dizaine de billets la seule pensée qui me passe dans l'esprit est : « c'est tout ? ».

Mais je les prends sans rechigner et nous rentrons au Programme. L'adrénaline qui parcourait mes veines s'estompe petit à petit, mais c'était une sensation grisante que je suis prête à revivre, surtout si c'est pour retrouver l'ouïe. Un mince sourire apparaît sur mon visage. Je ne me suis jamais sentie aussi libre et aussi puissante.

* * *

Deux jours plus tard, rien n'a changé, si ce n'est que j'ai gagné de quoi me passer de deux semaines de ménage. Je suis dans le salon, assise sur un de ces fauteuils si confortables et j'observe une femme que je ne connais pas jouer de ce magnifique piano placé au centre de la pièce. Ses doigts virevoltent sur le clavier, mais chaque touche qu'elle enfonce me fait l’impression d'un coup de poignard dans le dos. Je donnerais n'importe quoi pour entendre les notes claires s'élever de cet instrument.

Tandis que je suis dans mes pensées, Lucien arrive et s'assied à côté de moi.

« Bonjour, le salué-je.

- Bonjour Léane, je peux te parler un instant ? »

Je lui souris en lui indiquant que je suis totalement disponible. Son parfum est toujours aussi écœurant, ses canines, effrayantes et son air, faussement enjoué, mais depuis le soir même de ma première mission, j'attends impatiemment un nouveau travail.

« Pascal a de nouveau besoin de toi, et ce, pour tous les soirs sur une durée d'une semaine. Partante ?

- Évidemment, répondé-je.

- Parfait ! Rendez-vous à la même heure ce soir sur le parking. »

Sans en dire plus, il se lève et s'éloigne. Il n'en faut pas plus pour que je me sente sur un petit nuage. Et lorsque Charles passe dans la pièce, je me lève et me précipite vers lui. Nous nous sourions et nous allons manger ensemble sans qu'aucun d'entre nous n'ait à prononcer un mot, nos mains enlacées.

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