Chapitre 8 : Adriana

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« Et voici votre chambre, madame. »

La voix robotique et froide de l’agent de sécurité contraste totalement avec l’ambiance chaleureuse et accueillante de la pièce qu’on me présente. J’ai presque l’impression d’avoir fait un bond dans le temps et d’être de retour dans ma chambre étudiante, simple mais tout de même confortable.

J’ai pu repérer le minimum vital présent à grand coups de bras ridicules : un lit, une table de chevet, un bureau et sa chaise, une étagère, un placard et une ou deux lampes positionnées stratégiquement. A côté de la fenêtre, une porte se distinguait par son aspect vieux et rugueux, en contradiction des murs et meubles neufs et agréables au toucher de la chambre. J’espère qu’elle mène sur une salle de bain personnelle d’une propreté impeccable. Le robot humanoïde face à moi me donne simplement envie de rentrer chez moi à vitesse grand V. Ma famille et mon confort me manquent déjà…

« Trois repas sont servis par jour : matin, midi et soir. Vous devez vous rendre à la salle à manger où vous pourrez choisir votre plat selon le menu au choix. Vous avez deux heures pour manger, ne soyez pas en retard, et évitez le gaspillage, nous vous en serons reconnaissant. Installez-vous. Une réunion est prévue dans deux heures dans la cour, ne traînez pas. Bonne journée à vous. »

Malgré son intonation saccadée et sa voix sans profondeur, le départ de l’agent de sécurité anonyme ne laisse derrière lui qu’un silence effrayant et pénétrant. Soit le bâtiment n’abrite pas une once de vie, soit les murs sont excellemment insonorisés. Heureusement, j’ai amené une enceinte, et je ne vais pas hésiter à m’en servir dès que l’occasion se présente.


L’heure suivante passe plus vite que prévue. Le temps file à une vitesse folle lorsque l’esprit est occupé. J’ai fini de déballer tous mes vêtements et de les avoir soigneusement pliés dans le placard indécemment petit. Mes affaires de toilettes ont été évidemment disposées dans la salle de bains, également petite mais suffisante pour une bonne période. Après tous les allers-retours que j’ai effectués, j’ai estimé la taille de la chambre (seule, sans la salle de bains) à une vingtaine de mètres carrés, ce qui n’est pas le grand luxe, pour moi qui aie l’habitude de vivre dans une maison familiale. J’espère simplement que je n’aurai pas beaucoup de temps libre, ou bien je suffoquerai.

Quoique. Un cri vient de se faire entendre. En me dirigeant vers son origine, je tombe littéralement sur la fenêtre poussiéreuse de ma chambre, visiblement dépourvue de rideaux dignes de ce nom. D’après le timbre des voix qui s’élèvent, de leur fréquence et de leur incohérence, il s’agit certainement d’un groupe d’enfants qui s’amusent dans une cour prévue à cet effet. Et je sais de quoi je parle !

Toc, Toc…

« Madame Khera, c’est le docteur Julie, je peux entrer ?

- Oui, bien sûr ! je réponds en me tournant instinctivement vers la porte.

- Bonjour, je vois que vous avez eu le temps de vous installer. Ce n’est pas trop étroit ?

- Non, je m’habituerai. J’ai l’impression d’avoir rajeuni !

- Ah ah, c’est bien vrai ! plaisante-elle de son rire léger sonnant comme une berceuse à mes oreilles. Je suis donc ici pour vous apporter et vous expliquer votre emploi du temps ainsi que le plan de l’enceinte du Programme. Par quoi voulez-vous commencer ?

- Montrez-moi le plan, s’il vous plait. »

Je veux savoir comment se présente ce Programme soutenu par tant de gens, est-il réellement aussi bien organisé qu’il le prétend ? Sans se poser de questions, le docteur Julie fouille parmi les visiblement nombreux documents qu’elle a apportés. Elle dépose sur mes genoux une grande plaque rigide, comme une sorte de sculpture à trois étages.

« Voici le plan simplifié, il y a les bâtiments résidentiels à l’est, la cantine et les locaux réservés à l’apprentissage et à l’exercice de divers métiers sont à l’est et au nord. Les cours sont représentées par les parties striées un peu partout dans l’enceinte réquisitionnée pour le Programme. Vous avez des questions ? »

Alors que son apaisante voix décrit calmement les structures que je reconnais à l’aide de mes doigts, je me concentre pour déchiffrer les mots représentés. Cela fait si longtemps que je n’ai pas lu de braille, cela n’a d’ailleurs jamais été mon fort. En associant les paroles aux points présents, je parviens à associer chaque mot à sa signification. Fière de moi, je ne peux m’empêcher de retenir un sourire. Ils ont vraiment pensé à tout.

« Non, je n’ai pas de questions.

- Pour ce qui est de votre emploi du temps, il est assez léger pour le moment, car les activités accessibles aux personnes à visibilité réduite sont encore peu nombreuses, dû au matériel onéreux nécessaire à leur bon déroulement. Il est disponible sur mp3 avec casque, chaque piste correspondant à un jour, ou bien par écrit en braille. Que préférez-vous ?

- Le mp3, s’il vous plaît. J’aurais sûrement besoin de cours de braille, j’avoue, gênée.

- Pas de soucis, je crois même qu’ils sont déjà prévus. La dernière piste correspond aux membres appartenant à votre groupe de soutien, vous en saurez plus un autre jour. Pour le moment, vous devriez vous rendre à la réunion. Voulez-vous que nous fassions le chemin ensemble ? »

Je suis heureuse d’être tombée sur ce médecin, elle est si joviale et agréable à écouter que j’en oublie tout le reste. J’accepte volontiers sa proposition. Nous marchons comme deux amies qui ne se sont pas vues depuis une décennie, avec un millier de sujets de conversation. Du moins, c’est l’effet que me fait le docteur Julie alors qu’elle bavarde innocemment sur tout ce qui lui passe par la tête. Son enfance en Chine, l’accident de son père quand elle avait neuf ans, comment elle a adopté sa première tortue verte, pourquoi elle adore les gâteaux à la fraise… Il me manque certainement quelques chapitres, j’ai décroché lorsqu’il y avait trop de bruits inconnus autour de moi.


Une fois arrivées sur le lieu de la fameuse réunion, le docteur Julie me salue d’une façon chaleureuse avec un câlin dont elle seule a le secret. Elle me sert si fort, comme si elle n’allait plus jamais me voir. Je prends soin de lui sourire de toutes mes dents, et je m’assois sur une chaise qui se trouvait là.

« Bonjour, bonjour à tous, et merci d’être venus. Si vous êtes là, c’est que vous êtes curieux, pas vrai ? »

Je donnerais n’importe quoi pour voir l’expression de l’orateur en ce moment, et celle de son public. Un riche anonyme ingénieux qui parle devant une foule d’esquintés.

« Je me présente, je suis Bertrand Frêt, un des responsables du Programme. Mon adjoint Luc Gil est malheureusement en déplacement, et ne sera pas présent aujourd’hui, avoue-t-il presque timidement. Je suis ravi de voir l’ampleur qu’a pris le Programme en seulement quelques semaines. Votre enthousiasme est mon plus grand bonheur ! En ce moment, c’est la réunion dédiée aux personnes à visibilité réduite ou nulle. Elle a pour but de vous familiariser avec le déroulement du Programme. Premièrement, sachez que vous n’êtes pas ici parce que nous avons pitié de vous, mais parce que nous voulons vous guérir. C’est notre but ultime, et nous ferons tout pour y parvenir.

« Deuxièmement, vous vous doutez bien que nous ne pouvons pas faire cela gratuitement. Nous avons embauché des infirmiers et infirmières qualifiés, mais les autres secteurs de métiers seront assurés par les patients adultes du Programme afin de rembourser les opérations qui vous sont destinées. Selon votre profil, vous pouvez être professeur général ou spécialisé, cuisinier, technicien de surface, ouvrier ou même architecte. Si vous venez du milieu de la médecine, vous pouvez aspirer à devenir assistant médical, mais cela ne remplira pas les heures de services nécessaires au bon fonctionnement du Programme. Dans le cas des mineurs, vous serez amenés à effectuer plusieurs heures dédiées à des services dans différents secteurs. Si vous vous en sentez capables, vous pouvez apporter votre aide scolaire aux plus jeunes.

« Pour votre situation, certains métiers ne vous seront pas accessibles, mais nous mettons en jeu tous les moyens possibles pour modifier les choses, croyez-moi. En bref, votre emploi du temps dépend de vous, mais vous êtes obligés de le suivre à la lettre. Pour ceux qui ont des problèmes d’asthme ou musculaires, allez-voir un infirmier afin d’adapter vos heures. Pour les autres, sachez que vous pouvez modifier votre emploi du temps à votre guise, sous conditions. Vous pouvez donc vous reconvertir dans un autre métier plus fructueux à tout moment.

« Si l’idée de faire la même chose continuellement ne vous intéresse pas, nous avons mis à disposition des missions diverses et variées. Cependant, il vous faudra tout de même un métier à côté, à temps non complet. C’est un peu comme l’intérim, finalement. Si vous vous inscrivez sur cette liste, nous vous appellerons dès qu’une mission sera disponible et en adéquation avec vos capacités. Pour les détails, il faudrait voir avec mon collègue Luc, quand il sera de retour…

« Comme je l’ai dit plus tôt, cette réunion est spécifique aux gens tels que vous, mais je n’ai annoncé que des infos générales pour le moment. Pour ce qui est de votre cas, nous sommes conscients qu’il vous faudra du temps pour vous familiariser avec les locaux. J’espère que les chambres ne seront pas un problème de ce côté. Pour ceux qui le souhaitent, nous pouvons mettre à disposition des cannes, des chiens dressés ou des fauteuils automatiques afin de vous aider dans vos déplacements. Si vous êtes charitables, vous pouvez aider les enfants à remplir leurs heures de service, ils seront votre GPS personnel, et ils vous feront même la discussion, s’ils le peuvent et s’ils le veulent.

« Bien ! s’exclame-t-il en haussant soudainement le ton. Je crois que j’ai tout dit. Si vous avez des questions, n’hésitez pas, je ne suis jamais bien loin. Bonne journée à tous. »

Une salve d’applaudissement retentit. Puis, les bruits de pas m’indiquent que le responsable descend de l’estrade dans notre direction. J’ai presque la sensation qu’il se dirige vers moi précisément, mais personne ne pourrait me le dire, et je ne peux me concentrer dans ce brouhaha de gens perdus. Toute cette organisation parfaite me laisse perplexe, et semble tendre vers le désordre à mesure que le temps avance et que les résidences se remplissent. J’ai entendu deux infirmières discuter en marchant, il n’y a déjà plus de places libres.

Il est clair qu’il me faudra du temps pour que je commence à leur faire confiance.

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