Chapitre 6 : Adriana

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Par un beau dimanche matin, je suis sortie faire quelques courses au marché avec la famille complète. Cela fait si longtemps, et c’est si rafraîchissant ! Ce que j’apprécie lorsque je me balade avec Thomas, c’est que mon handicap est moins visible de l’extérieur. Enfin, c’est ce que m’a dit ma mère, une fois. Nous nous promenons main dans la main, Thomas adaptant son rythme au mien. Grâce à cela, nous arrivons presque à communiquer seulement grâce aux mouvements de nos deux mains réunies, guidée par mon mari attentionné.

S’il recule sa main, je dois ralentir, voire m’arrêter. S’il penche d’un côté ou d’un autre, il y a un obstacle à éviter. Parfois, il joue sur la pression de ses doigts, pour m’indiquer si quelqu’un cherche à communiquer avec nous, pour sembler plus naturelle, ou moins froide. Avec Rémi, c’est différent. Il me tire derrière lui comme s’il promenait un chien, mais il m’a dit qu’il aimait lorsqu’il se sentait utile à mes yeux.

« Adriana, me murmure délicatement Thomas, il y a des amis à Rémi dans le parc.

- Rémi, tu peux rejoindre tes amis si tu veux, on en a pour un instant, je suggère sans me poser de questions. »

Entendre le rire de son enfant est une bénédiction à laquelle j’ai toujours droit. Cependant, je suis également capable d’entendre certaines paroles, pourtant parties d’une bonne intention. J’aurais aimé ne pas y prêter attention, et me concentrer sur la liste de courses, seulement, les autres sens se développent lorsque l’un disparaît.

« Hé Rémi, ta maman elle est aveugle ?

- Ouais et alors ?

- Pourquoi elle fait pas le Programme, comme tout le monde ? Mon tonton s’est inscrit, lui, et plus personne n’a besoin de s’occuper de lui ! Ma maman dit que c’est mieux comme ça.

- Je m’en fiche de ce que dis ta maman ! Ma maman elle a pas besoin de voir ! »

Juste après avoir prononcé ces mots, je suis sûre que Rémi réalise qu’il les regrette déjà. Bien sûr que j’ai besoin de voir. J’ai besoin d’admirer ton sourire, tes cheveux, tes dessins, tes cadeaux, tes amis, tes jouets, tes prouesses, ton bonheur, ma famille. Ce ne sont pas des envies, mais un besoin que nous partageons, mon fils et moi. J’ai besoin de le voir, et il a besoin d’être regardé par sa mère.

Comme pour me ramener à la réalité, Thomas serre ma main un peu plus fort. Par réflexe, un sourire se dessine sur mes lèvres et je redresse la tête vers lui, mais je ressens son regard empli d’inquiétude posé sur moi. A-t-il entendu notre fils parler avec ses amis à l’instant ?

* * *

Finalement arrivée à la partie palpitante de mon livre audio, je suis interrompue par une alarme me prévenant de l’arrivée imminente de Rémi à la maison. Cependant, celui-ci se fait désirer. Peut-être est-il rentré avec des amis en prenant son temps ? Ou peut-être est-il passé par la boulangerie parce qu’il avait faim ? Non, ce n’est pas son genre. Il rentre toujours directement après l’école pour prendre soin de moi.

Cependant, il est vrai que ces derniers jours, son comportement a changé. Est-ce depuis l’épisode du parc ? Rémi semble rechigner lorsque je lui demande d’effectuer certaines tâches, ou du moins, c’est comme s’il n’acceptait plus ma condition. Je voudrais mettre les choses au clair, mais s’il n’en parle pas, c’est qu’il n’en a visiblement pas envie. Ma plus grande peur serait que mon fils ait honte de moi.

« Maman, je suis rentré !

- Je suis dans le salon, tu peux venir voir deux minutes s’il te plaît ? »

Je prends pour réponse les bruits de pas se dirigeant vers moi d’un rythme régulier, pour un enfant de six ans.

« Tu as bien fermé la porte ?

- Oui.

- Viens, assieds-toi à côté de moi.

- D’accord, répond-il timidement, comme s’il avait deviné la suite des évènements.

- Alors, qu’est-ce que tu as fait à l’école aujourd’hui ?

- Je me suis fait un nouveau copain, il s’appelle Julien.

- Ah oui ? Et comment il est ?

- Sa grande sœur a été acceptée dans le Programme parce qu’elle est sourde depuis toute petite, Julien était très content aujourd’hui, il arrêtait pas de le rappeler à tout le monde.

- Et toi Rémi, tu es heureux pour Julien et sa famille ? je demande après hésitation, le cœur serré.

- Ben oui ! Je ne sais pas ce que ça fait, mais j’aimerais pas rien voir ni entendre, ça fait peur… Ca te fais pas peur, toi, de rien voir ? Moi j’aimerais pas. Si j’étais comme toi, je pourrais pas voir les étoiles que j’ai collées dans ta chambre. C’est dommage, elles sont trop belles. »

Soudainement, et sans que je ne m’en rende compte, Rémi saute sur ses deux pieds et court vers la porte d’entrée. Son père est rentré du travail. Il est rentré tôt car on est jeudi, aujourd’hui, j’avais oublié. Je devrais me lever, et l’accueillir comme il se doit, comme une bonne épouse, et une bonne mère, mais aucune parole ne sort de ma bouche, seulement un sanglot impossible à réprimer. De chaudes larmes que je n’avais pas laisser couler depuis très longtemps surgissent et m’envahissent d’un sentiment de tristesse profond.

Plongée dans un noir plus intense que d’habitude, voilà que mon ouïe se perd. Il me semble entendre mon mari me réconforter et me prendre dans ses bras. Je crois même que mon fils tient ma main en ce moment. Je suis perdue dans un néant terrifiant et infini. Mon fils ne m’accepte plus en tant que mère. Je ne suis pas assez normale pour prendre soin de lui correctement.


Alors que le bruit des fourchettes raclant les assiettes résonne dans mes oreilles, pour la première fois, je n’ose imaginer le regard que doit me porter mon fils à l’instant présent. Un repas de famille tendu, c’est inédit, chez nous. Tout ça à cause de ce programme, et de tout ce qu'il implique pour notre famille, tout ce qu'il fait espérer à Rémi. Seulement, mon fils est trop gentil pour oser imposer son avis aux autres, et Thomas ne veux pas alourdir l’atmosphère suffisamment pesante. Lorsque l’ambiance devient insupportable même pour Thomas, il décide de passer à l’action.

« Tu es sûrement fatiguée Adriana, tu devrais te reposer, je vais m’occuper de débarrasser la table. Rémi, tu veux bien accompagner maman ?

- Pas la peine, ça va aller, je réponds en posant délicatement ma main sur la sienne. Rémi, tu peux regarder un peu la télé si tu veux. »

Sans poser plus de questions, mon petit garçon se lève et traîne des pieds jusqu’au canapé. Je ne pensais pas qu’un tel évènement pourrait affecter son moral de la sorte, lui qui est toujours de bonne humeur.

« Tu verras, ça ira mieux demain, il aura respecté ta décision.

- Et toi Thomas, tu en penses quoi ? je lui demande sans pouvoir dissimuler mon inquiétude.

- Je soutiendrai ton choix, quel qu’il soit, affirme-t-il en serrant ma main dans la sienne.

- C’est juste que je n’arrive pas à leur faire confiance. Toute cette publicité me semble fausse, juste bonne à récolter de l’argent et utiliser des humains comme cobayes. Et le pire, c’est que tout le monde le soutient.

- Ils essaient de les soigner, Adriana. Evidemment, il y a forcément eu des échecs dont nous ne sommes pas au courant, mais c’est grâce à ça que l’être humain évolue. Tu te rends compte qu’ils peuvent rendre la vue à n’importe qui, quelle que soit la raison du handicap ? Tout ce qu’ils veulent, c’est apporter du bonheur. Pourquoi hésites-tu encore ? Tu as pourtant écouté et réécouté l’émission qui est passée l’autre jour. Tu es sûre de ne pas vouloir essayer ? Ce n’est pas comme si tu allais en prison, tu y vas pour recouvrer la vue.

- Je ne sais pas… Je vais me coucher, je lui chuchote alors que je sens le regard inquiet de Rémi depuis le salon. »

Malgré la fatigue et l’envie irrémédiable de m’abandonner aux bras paisibles de Morphée, le sommeil ne me gagne pas. Je me tourne et me retourne dans ce grand lit vide. Il est encore tôt, mais ce qui m’empêche de trouver le sommeil se trouve dans ma tête. Toutes ces pensées qui se bousculent jusqu’à me refiler une migraine. Devrais-je vraiment accepter de m’éloigner de ma famille pour finalement m’en rapprocher ? Serais-je capable de supporter la chirurgie, le fonctionnement du Programme, et les éventuelles conséquences ?

Je bascule de l’autre côté pour essayer de trouver mon radio réveil. Lorsque je le tombe enfin sur le bouton prévu à cet effet, celui-ci m’indique qu’il est sept heures du matin. Aurais-je dormi sans m’en rendre compte ? D’un geste du bras, je cherche mon mari derrière moi, et je rencontre son torse nu. Il n’est pas encore levé pour aller au travail. Me supposant reposée, je décide de m’habiller et de descendre dans la cuisine.

« Jim, démarre la cafetière.

- Très bien, madame. Voulez-vous que je déclenche le réveil de monsieur plus tôt que prévu ?

- Non, laisse-le dormir. »

Alors que j’examine la table afin de trouver une place où déposer ma tasse, je tombe sur une feuille de papier. C’est à ce moment que j’entends des petits pas caractéristiques provenant de l’escalier. Rémi est réveillé. A peine arrivé au bas de l’escalier, il se rue dans mes bras. J’ai retrouvé mon fils radieux et jovial.

« Bonjour mon amour, je lui susurre en l’embrassant sur la joue. Tu as bien dormi ? Dis-moi, c’est quoi cette feuille sur la table ?

- C’est ta feuille d’inscription pour le Programme. On l’a fait hier soir avec papa, au cas où tu veux y aller… Mais on veut pas t’obliger ! C’était juste comme ça…

- Mon chéri, tu es un génie. »

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