Chapitre 2 : Léane

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Du fond de la classe, je médite en regardant par la fenêtre un immense arbre au sommet duquel sont perchés de drôles d'oiseaux. Au plumage coloré, ils me semblent prêts à décoller. Je les fixe en guettant le moment où ils s'envoleront. Le vent souffle fort et file entre les branches. A travers l'épaisse vitre, nous n'entendons qu'un doux chuchotement. J'essaie de me concentrer sur ces murmures, mais le chahut de ma classe rend ce travail compliqué. Je ferme alors les yeux.

J'entends bien, voire trop, les bavardages de mes camarades, le grattement des stylos, le tintement des fioles, et les froissements des feuilles. Mais je parviens à discerner aussi le son du vent. Je devrais pourtant être concentrée, le TP que nous allons réaliser est noté et exige une certaine dextérité. Notre professeur prend la parole, détournant mes pensées. Je soupire alors, en tentant de ne pas céder à l'ennui et à la fatigue qui pèsent sur mes épaules depuis quelques semaines. Les préventions de notre professeur sont longues, bien trop longues et bien trop barbantes. Le silence qui plane soudainement autour de moi devrait pourtant me faire comprendre que la manipulation qui va suivre n'est pas à prendre à la légère. Mais je ne réalise pas, et tente de faire bonne impression.

« Commencez, annonce notre professeur. »

Je me frotte les yeux, et demande à mon voisin de table s'il peut aller chercher le matériel. Il me regarde avec de grands yeux. Ce garçon a toujours un regard immense. On dirait qu'il est en permanence surpris ou effrayé. Loin d'être méchant, il est juste un peu perdu dans ses pensées. Aujourd'hui, je suis cependant la plus déconnectée du monde. Lorsqu'il revient avec des flacons recouverts de signaux inquiétants et colorés, et les pose sur notre bureau, j'en saisis un et l'observe avec attention. Une attention toute factice qui ne trompe personne. Faisant mine de lire les avertissements, je laisse mon collègue commencer la manœuvre délicate. Il tremble, et je ne comprends pas pourquoi.

Je remarque qu'il porte, ainsi que tous les autres élèves, des gants, des lunettes et un masque qui lui recouvre la bouche et le nez. Je le remarque, mais ne prend pas la peine d'aller en chercher.

Notre professeur passe entre les tables en réprimandant parfois un élève dont le gant est mal mis, ou dont le masque est de travers. Une fois à notre niveau, je fais mine de m’intéresser aux lunettes que mon camarade a gentiment apporté pour moi.

« Ne commencez pas sans protection, mademoiselle Jekyl, dit-il »

J'acquiesce. Une fois mon professeur de dos, je repousse avec négligence les gants en plastique bleus. Je sens le regard réprobateur de mon voisin, mais ne le note pas. Puis, je retourne à ma méditation et me penche vers la fenêtre. Les oiseaux sont partis, et je maudis toutes les entités qui puissent exister ou non, de m'avoir fait rater leur décollage. D'une humeur massacrante, je croise les bras en repensant à tout ce qui n'aurait pas pu être pire dans cette journée.

Me levant en retard de trente minutes pour aller en cours, j'ai débuté ma journée par une course contre la montre pour me préparer. J'ai couru pour attraper le bus qui est passé devant moi. Je me souviens bien de ces collégiens qui, à travers la vitre du bus, m'ont adressé des gestes obscènes en riant si fort que je parvenais à les entendre. Puis il y a eu ce moment où je me suis pris une porte dans les couloirs, et devant un groupe entier d’élèves qui n'ont pas loupé l'opportunité de s'esclaffer à leur tour. Je n'oublie pas non plus la malheureuse inondation provoquée par mon verre d'eau qui s'est renversé pour submerger la table où j'avais étalé le devoir que je devais rendre l'heure d'après.

Aussi, lorsque le cours se finit, je pousse un souffle de soulagement, rassurée à l'idée d'être au labo dans une demi-heure, où je fais mon stage. Lorsque la sonnerie retentit, je saute de ma chaise, range mes affaires et, comme à mon habitude, je suis la première à sortir de la salle de classe.

« Mademoiselle Jekyl ! »

Je jure en entendant notre professeur me rappeler. Alors je fais demi-tour, retourne en classe et me place face à lui tandis que tous les élèves sortent un par un en m'esquissant un sourire.

« Oui monsieur ?

– Vous ne m'avez pas rendu votre travail, constate-t-il en feuilletant les copies qu'il tient en main.

– J'ai eu un accident ce midi, et ma feuille est totalement illisible.

– Vous connaissez mes règles... soupire-t-il. Vous deviez déjà me le rendre la semaine dernière. Ce sera donc un zéro.

– S'il vous plaît ! Je vous la rapporte lundi à huit heures tapantes !

– Non, vous avez déjà trop abusé de ma patience, déclare-t-il comme pour clore la discussion. »

C'est ainsi que je sors du lycée, en donnant de grands coups de pieds dans les pierres qui ont le malheur de croiser mon chemin, ou les pigeons qui ont l'audace de se mettre sur ma route. Je prends finalement le bus pour aller au laboratoire. En effet, j'ai eu la chance de me faire prendre en stage par un prestigieux laboratoire de recherche. Certains accusent les relations qu'ont mes parents avec le directeur. Moi, je leur réponds qu'ils ont raison. Comment expliquer que moi, du haut de mes vingt ans, de mon insolence et de mon récent désintérêt total pour les études, j'ai pu être prise par cet institut ? Je plaide coupable. J’ai déjà derrière moi une année de fac d’histoire et une autre de maths. Je n’ai fini aucune des deux, et c’est avec dépit que je me suis alors orientée dans ces études scientifiques qui, en réalité, sont bien loin de m’intéresser.


Une fois arrivée, je constate que j'ai une dizaine de minutes de retard. J'enfile précipitamment ma blouse dans les vestiaires et me rue là où je devrais être, aux côtés de mon maître de stage, le docteur Fernandez.

Ce dernier me jette un regard furieux en me voyant arriver au pas de course.

« Tu es en retard, Léane, marmonne-t-il. »

Pour toutes excuses, je baisse les yeux en demandant ce que je dois faire.

« Eh bien, tu arrives à temps pour ranger le laboratoire D. Nous avons des dizaines et des dizaines d'échantillons à classifier.

– Comment ? m’étonné-je en relevant la tête, avec un regard scandalisé.

– Tu m'as bien entendu, déclare le docteur en me tendant des gants qu'il semblait garder pour l'occasion. Fait très attention à ne pas les briser, je le notifierai dans ton rapport de stage.

– Je... débuté-je dans l'intention de ne pas céder. »

Mais je me tais, retenant une impulsion de colère que j'étouffe sous un sourire terriblement faux. Je me rends finalement au laboratoire D, dans lequel deux assistants me laissent avec grand plaisir la sale besogne. Ils partent en refoulant des rires moqueurs.

Je crois rêver, mais les fioles en verre qui m'attendent attestent du contraire. Je sais aussi que ce laboratoire contient de dangereux produits qui résultent d'expériences ratées. Mais à l'instant, rien ne semble m'atteindre. Aussi, je me plante devant les fioles et les boites de pétri qui patientent et les saisit à pleines mains, sans prendre le temps d'enfiler mes gants.

L'heure qui passe paraît en valoir cinq fois plus. Aussi, commencé-je à chantonner en rangeant. J'effectue même quelques pas de danses avec dans les mains quelques fioles en verre. Puis, mes jambes s’emmêlent, et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je trébuche. Une simple petite étourderie… Due à un simple manque de contenance. Je ne vois pas les récipients tomber avec moi. La seule chose que je réalise, c'est qu'après ma chute mes mains me brûlent et je me relève en hurlant.

« Merde ! » beuglé-je en les essuyant précipitamment sur ma blouse blanche maculée et en retirant les petits cristaux de verre qui s'y sont logés.

La douleur, qui reste supportable, m'arrache des petits cris. Dans la panique, je me remémore les avertissements du docteur Fernandez et m'emploie à nettoyer la flaque avec tout ce que je peux trouver : des mouchoirs en papier que je sors de mes poches. L'odeur qui s'en élève est écœurante et me pique les yeux.


Comment imaginer pire que de terminer cette journée catastrophique par une corvée nettoyage ? A cet instant, tandis que je passe un coup sur le sol du laboratoire, rien ne peut me paraître être plus horrible. La douleur s'atténue, mais les picotements que je ressens au niveau de la bouche, du nez et des oreilles ne sont pas pour me rassurer.

Quand je pars du laboratoire, il fait nuit, et le portail principal est fermé. J'emprunte donc l'entrée secondaire et rentre chez moi au bord de la crise de nerfs.

Arrivée chez moi, c'est à peine si je parle à mes parents. Je m'enferme dans ma chambre, et saute sur mon lit sans prendre le temps de me doucher. Je reste là une bonne-demi-heure, à regarder les photos que j'ai accrochées au mur, et les moutons fluorescents collés au plafond. Inutile de préciser que j'empeste, et que, le réalisant au bout d'une durée indéterminée, je décide de me lever, mais mes pieds se dérobent sous moi.

Tout tourne autour de moi, comme dans un manège, et je me rattrape de justesse à mon lit. Une douleur lancinante au niveau de mon crâne m'oblige à fermer les yeux. J'ai cette impression que l'on me broie le cerveau. Pourtant je ne pousse pas un cri. Je n'en ai pas le temps, car cette souffrance me quitte aussi vite qu'elle est venue.

J'ouvre les yeux, tentant de retrouver un semblant de calme, mais la peur me tord l'estomac. Puis je comprends que ce n'est pas que de la peur. En effet, je me précipite dans les toilettes et recrache le contenu de mon dernier repas. La douleur s'estompe de nouveau en quelques secondes. L'odeur nauséabonde qui s'élève dans les toilettes ne me laisse pas le choix. Je tire la chasse en fixant ma main qui tremble.

« Du calme » pensé-je en reprenant ma respiration.

Je me rends à la salle de bain d'un pas lent, car le mal de crâne revient sans prévenir et me force à fermer les yeux. Une fois sous la douche, je laisse le jet d'eau brûlante se déverser sur mon corps. Petit à petit, je reprends de l'assurance, et la souffrance finit même par disparaître. Je souris, maudissant ma bêtise et mon inquiétude inutile.

Lorsque je vois le sang sur mes mains, la panique ressurgit. Mes mains qui tremblent sont parsemées de petits sillons écarlates. Rien de grave, je suppose, mais je constate que le sang provient de mon nez et de mes oreilles. J'ai beau me rincer pour m'en débarrasser, le liquide rouge s'écoule sans arrêt. Et ce fichu bourdonnement n'est pas pour m'apaiser.

Enfin, le flot s'arrête. Je nettoie la douche de toutes les traces que j'ai pu laisser. Quelques heures plus tard, après le repas, alors que je suis dans mon lit, je tâte mes oreilles. Plus de sang. Mais désormais, je n'arrive plus à être sereine.

Je m'endors sans savoir ce qui m'est arrivé en priant pour que ce ne soit pas grave, et en fermant les yeux sur mon piano, consciencieusement nettoyé et si silencieux…


* * *


Le lendemain même de l'incident, je ne m'en soucie même plus, retrouvant mon insouciance et ma négligence. Mon réveil a sonné moins fort que d'habitude, les appels de ma mère ne m'ont pas réveillée, mais rien d'anormal. Je me suis levée avec l'attitude insouciante qui me caractérise si bien. En effet, après avoir porté une main à mes oreilles, je n'ai pas eu la désagréable surprise de la ramener devant mes yeux pleine de sang. Tout s'était réglé.

Je m'habille en vitesse en remettant à jour mon calendrier. Un petit cadre qui contient une feuille par jour et que l'on arrache pour dévoiler le suivant. Puis je prends rapidement mon petit-déjeuner et je pars en lançant un « bonne journée » peu sincère à ma famille. En refermant la porte, une fois dans la montée d'escalier si silencieuse, je remarque un son inhabituel. Je m'immobilise et me concentre. En effet, un bourdonnement peu commun semble me vriller les oreilles. L'inquiétude reprend sa place, mais les voisins sortent de leur appartement et le son disparaît, fondu sous le flot de paroles que s'échangent les deux adolescents d'à côté.


Durant le trajet, impossible de discerner le sifflement, les discussions des personnes autour de moi recouvrant ce son.

La journée ne fait que confirmer mes soupçons, et me rassure. Le bourdonnement était imaginaire. Je m'insulte pour ma peur irrationnelle et mes questions idiotes. Les cours se déroulent, comme à leur habitude, à une lenteur exaspérante. Je fais mine de m'y intéresser, comme chaque jour de chaque semaine. Mais au fond de moi, je n'attends qu'une seule chose : mon prochain cours de musique.


Le jour suivant et celui d'après me paraissent défiler aussi lentement qu'un de ces films en noir et blanc réalisé par je ne sais quel illustre et innovateur réalisateur et qui t'oblige à te lever plus tôt pour aller le voir dans le cadre d'un cours de français.

Enfin, arrive le jour que j'attends le plus dans n'importe quelle semaine : samedi. Debout aux aurores, je me lève pour aller au conservatoire. Cela fait bientôt huit ans que je me lève tous les samedis matin pour aller m'exercer en compagnie de cette femme qui a des doigts de fée, des doigts de magicienne, des doigts de vraie musicienne. Carolane. Elle sait aussi bien jouer de la contrebasse, que de la flûte ou du piano. Parler de talent serait réduire la vérité. Elle est un génie de la musique.

Lorsque j'arrive dans la salle, elle me sourit, et m'invite à la rejoindre. Je m'assieds devant le clavier de son majestueux piano à queue, et remonte le siège qui est élevé pour l'élève précédent.

« Bonjour Léane » dit-elle en remontant les lunettes qui glissent le long de son nez.

Je me baisse pour sortir les partitions de l'énorme sac que j'emmène partout avec moi. Puis, lorsque je regarde de nouveau Carolane, elle me fixe d'un étrange regard, qu'abordent les gens qui n'ont pas de réponses à leur question. Elle fronce les sourcils.

« Oui ? interrogé-je.

– Je t'ai demandé comment tu allais.

– Ho bien, merci, et toi ? » demandé-je en baissant les yeux.

L'absence de réponse n'est pas pour me rassurer. Le bourdonnement est plus que jamais perceptible dans cette salle insonorisée. Je tente de retrouver de la contenance et adresse un large sourire à Carolane.

« Commençons par les gammes. » intime-t-elle d'une voix plus grave qu'à la normale.

Je pose mes mains sur le clavier, et entame une longue montée le long des touches, en croisant et décroisant les doigts, alternant les notes pour réaliser la gamme de Si mineur. Les sons qui s'élèvent parviennent à mes oreilles, mais ils me paraissent déformés.

Enfin, lorsque je reviens au point de départ de ma gamme, la dernière note sonne comme un glas. Je ne retiens pas la larme qui perle à mon œil, et cette dernière s'écoule le long de ma joue. Je me tourne vers Carolane, ses lèvres bougent, mais aucun son ne sort de sa bouche.


Moins d'une heure après, me voilà entourée de pompiers qui m'ont recouverte d'une inutile couverture bien trop chaude. Ils me regardent comme cette bête de foire à qui on lance des sucreries à travers les barreaux de sa cage. Carolane parle un peu plus loin à un homme, un médecin sans doute.

J'aurais beau me tenir à leurs côtés, je ne saisirais pas le moindre mot. En fait, je n'en perçois plus un seul. Lorsque ma mère arrive, probablement briefée par un pompier, elle m'enlace. Puis, les yeux mouillés, face à moi, elle me prononce des paroles que je n'entends pas. Ses lèvres, sa gorge, son nez. Tout bouge, mais je n'entends rien. Même cet affreux bourdonnement a disparu.

Un pompier écrit sur une tablette puis me la tend.

« As-tu mal quelque part ? »

Je fixe l'homme et prononce un « non » que je n'entends pas. Cette simple réaction me glace d'effroi. Par réflexe, je tente à nouveau de parler. Je répète ce dernier mot en portant une main à ma gorge qui se mouve. Mais je n'entends rien. Le regard terrorisé de ma mère me fait comprendre qu'elle a peur. Ou que je lui fais peur.

Je crie, mais je n'entends rien. Est-ce que je crie vraiment ?

La réalité me rattrape et je m'effondre en larmes dans les bras de ma mère qui me console par des caresses. Peut-être me chuchote-t-elle des mots rassurants, mais je ne les entends pas...

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