9.

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Accroupie au dessus de la cuvette, dans la minuscule cabine, la Mertingelle attendait. Elle avait beau presser ses mains sur son ventre, mettre ses doigts au fond de sa gorge, rien ne venait. Pourtant, il le fallait. Elle devait se libérer. Pliée en deux, elle repoussa de sa main moite ses cheveux collés à son front, les torsadant pour qu'ils se tiennent sagement sur son épaule. Les effluves d'urine de la pièce auraient pourtant dû l'aider.

A la porte, des coups violents retentirent, la faisant sursauter brutalement. La peur triompha de toutes les barrières qui lui restaient, et courbée en deux, elle vomit tout son saoul. La pollution sonore de cette activité somme toute peu ragoûtante vint à bout de l'impatient derrière la porte. La Mertingelle n'entendit que quelques bribes de ce qu'il marmonna :

  • Oh merde... Y en a un qui gerbe là-dedans. Tu sais qui c'est ?

Une autre voix, féminine cette fois, de répondre : "J'en sais rien, et qu'est-ce qu'on s'en fout..." Une ceinture qu'on déboucle, une braguette qui s'ouvre. Un bruit de succion se fit entendre, de quoi faire remonter la bile dans la gorge de n'importe qui. Plaquée contre la fine paroi de bois, gravée par mille anonymes désireux de ne plus l'être, la Mertingelle reprenait son souffle, essuyant son rouge à lèvres et sa bouche souillée sur son bras nu.

"Bon, tu dégages, crevure de chiotte ? beugla de façon tout à fait peu gracieuse la voix féminine." Elle avait toutefois eu la décence de ne pas parler la bouche pleine.

  • Arrête de parler, Bébé, intima la voix masculine, péremptoire.

Un silence tout relatif s'installa à nouveau, fissuré par les basses de la salle, par le martèlement des pieds qui semblaient faire du sol une surface meuble, instable. Ou peut-être que le sol n'y était pour rien. Titubant un peu, la Mertingelle se laissa glisser jusqu'à la cuvette sans lunette et s'assit sur le rebord crasseux, le regard vide. D'une main malhabile, elle fit descendre sa culotte à mi-cuisses, et soupira de soulagement alors que sa vessie, trop pleine elle aussi, se vidait. Derrière la cloison, des soupirs, ponctués de quelques murmures dont la cause ne faisait aucun doute se faisaient entendre, rythmant péniblement les pensées de la Mertingelle.

  • Oh oui... Non ! Reste là !

Lentement, à travers la brume alcoolisée qui avait obscurci son esprit, elle réalisa ce qui la troublait. La voix lui était familière. Peut-être pas la voix d'ailleurs, mais plutôt ce ton impérieux, froid et déterminé à la fois. Pas de chaleur dans cette demande, formulée pourtant au coeur du plaisir. La Mertingelle secoua la tête. Elle constata avec une lucidité glacée que la surprise n'était pas le premier sentiment qui l'assaillait ; ni même la colère, ou la jalousie. L'indifférence était certainement ce qui la douchait toute entière.

  • Hmmmm ! s'exclama la voix féminine, d'un ton que la Mertingelle jugea indigné.

Toujours installée sur le bord des toilettes, elle attendait. Enfermée dans son refuge, comme dans une cage. La discordante symphonie derrière la porte ne lui donnait certes pas envie de sortir. Elle prit dans son petit sac à main qui avait chu son miroir de poche. La soirée n'était pas encore finie, et elle se sentait mieux. D'un bout de mouchoir, elle essuya ses yeux qui avaient coulé, arrangea son rouge à lèvres, pinça un peu ses joues pâles. Son regard glissa comme à l'ordinaire, sans faire attention aux ridules qui gagnaient le coin de ses yeux, à celles qui circonscrivaient maintenant sa bouche jadis gourmande. Elle ne voyait pas, ou ne voulait pas voir, ce qui revenait au même.

Dans un lugubre concert de gémissements, hypocritement synchrones, la débâcle voisine prenait fin. La Mertingelle se redressa, remontant sa culotte ; elle réajusta sa mini-jupe en jean, celle qui gainait ses cuisses. D'un geste machinal, elle décrocha une feuille de papier toilettes collée au talon de sa sandale compensée et remit en ordre son top noir afin qu'il masque les bretelles de son soutien-gorge.

Elle déverrouilla ensuite la porte et sortit. Elle s'était promis de jeter un regard méprisant au couple, et plus particulièrement à Charles ; sa poissonnière n'avait pas grande importance à ses yeux. A moins d'un mètre de là, les gais lurons se rhabillaient dans un silence désintéressé. Le regard bleu de Charles percuta la Mertingelle de plein fouet. D'une main, il repoussa en arrière la jungle de ses cheveux noirs. La Mertingelle se remémorait encore leur épaisseur, et ses doigts se crispèrent un peu.

Charles ne se donna pas la peine d'afficher le moindre embarras. Finissant de boucler sa ceinture, il lui adressa un petit signe de tête. La Mertingelle le regardait avec fixité, incrédule. Dans son regard sombre on ne lisait que de la peine : une peine crue, une souffrance presque physique. Elle se demanda si son coeur n'allait pas une nouvelle fois quitter ses lèvres, pour les chaussures cette fois de l'Apollon des toilettes.

Les six mois passés défilèrent lentement devant ses yeux, habillés des compromissions consenties, des heures d'attente, des mots blessants, quand ce n'était que des mots. Les paroles creuses. Les promesses vaines. La compagne de Charles sortit, sans se priver de la toiser de bas en haut comme un quartier de viande. Elle se fendit même d'un petit rictus moqueur, qui ne rendait pas service aux traits grossiers de son visage. La Mertingelle aurait voulu être spirituelle et acide ; lui tendre un mouchoir en lui suggérant de s'essuyer la bouche ; ridiculiser les attentes de la garce envers les hommes, moquer sa vulgarité. Mais rien ne vint, et la porte des toilettes se ferma bientôt, repoussant au dehors le rythme lancinant de la musique.

La Mertingelle se dirigea vers la porte à son tour, d'un pas hésitant, perchée en équilibre sur ses talons, non sans avoir rassemblé toute la dignité qu'elle avait à disposition. Elle posait sa main sur la poignée quand la voix familière retentit :

  • Eh, on rentre ensemble, Bébé ?

Lentement, la Mertingelle tourna la tête. Et pour seule réponse, sans prononcer un mot, elle laissa sa main glisser de la poignée.

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