Je suis désolée, Lucas. (1/1)

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Plus tard dans la soirée, tandis que je regarde la télévision sur le canapé, sa voix revient.

C’est toujours un peu angoissant, quand tout s’arrête d’un coup, grogne-t-il.

– C’est ce que je me disais aussi. Tout va bien, et puis, plus rien.

Oui. Chaque fois, je manque de tomber de mon vélo.

Soudain, une petite ampoule s’allume au-dessus de ma tête.

– Et si c’était une condition ?

Que je fasse du vélo ? C’est bizarre quand même, et puis, au début, je suis dessus et tout va bien.

– Peut-être qu’à un moment, tu t’éloignes trop ? Une frontière ? tenté-je.

Oh… oui. Oui, ce doit être ça…

Il ouvre la porte de chez lui, se débarrasse de ses affaires et soudain, l’angoisse explose en nous.

– Lucas ? demandé-je, interloquée. Que se passe-t-il ?

Je… je dois vérifier. Si ce que tu me dis est vrai… Impossible à l’école, mais maintenant…

Carte d’identité. Date écrite dessus. 97 ? 98 ? Je dois savoir.

Son cœur bat plus vite, mais cette fois, mon corps ne se cale plus au sien, comme il le fait d’habitude quand je m’accapare ses pensées et que mon cerveau réagit à sa détresse qui n’est pas mienne. Là, mon cœur s'exprime pour moi. Je suis tendue et désireuse de connaître la vérité.

Mes mains tremblent, remarque-t-il.

Il les secoue nerveusement, histoire d’arriver à ouvrir cette satanée fermeture éclair de sac à dos.

Et si toute ma vie… n’était qu’une imposture ? me demande-t-il, effrayé.

Le poing crispé dans le poil de mon chien, je suis à l’écoute des moindres émotions de Lucas. J’essaye de taire ma présence, soucieuse de ne pas le déranger, et me concentre uniquement sur ses pensées.

Il ouvre son porte-monnaie et en sort sa carte.

Lucas Auché, lit-il en parcourant l’objet des yeux. 24 décembre 1997… Non, souffle-t-il. Non. Non. Non !

Il était sincère, je l’avais ressenti, il croyait vraiment être de 98. Comment peut-on seulement se méprendre sur son année de naissance ?

C’est impossible… dit-il. Je ne comprends pas. Je… comment ça se fait ?

– Ça va ?

– Non…me répond-il, la voix tremblante.

Il relit encore une fois :

1997.

Ses yeux butent sur la date, comme hypnotisé.

Je suis perdu, putain ! s’énerve-t-il, envahi par la panique et immensément troublé. J’ai l’impression que toute ma vie… que toute ma vie est une farce…

Ne sachant pas quoi dire, je m’abstiens de tout commentaire. Comment pourrais-je seulement le comprendre ?

Tu avais raison. Tu… Comment ai-je fait pour croire que j’étais de 98 ? me demande-t-il avec difficulté. J’avais pourtant ma carte avec moi… J’aurais dû le voir.

– Je ne saisis pas non plus, murmuré-je faiblement, impuissante.

Comment est-ce possible ? Tout le monde connaît son année de naissance ! Tout le monde… Ce n’est pas normal ! Pourquoi ? Pourquoi…

Désabusé, sa voix déraille dans les aiguës.

– Je ne sais pas, Lucas… Mais tu as forcément déjà vu que tu étais de 97.

Alors pourquoi est-ce que j’ai toujours cru être de 98 ?

Il y a un silence, étrange, puis il reprend :

Mes parents ont toujours dit que j’étais de 98… Pourquoi ? Et comment se fait-il que je n’aie pas vérifié ?

– Tu ne l’as vraiment jamais fait ?

Si ! Si… Mais j’ai toujours vu 98 ! Qu’est-ce qu’il m’arrive ? s’écrit-il, le cœur battant. Qu’est-ce qu’il… m’arrive ?

Tout son corps se met à trembler. Incompréhension ? Colère ? Les deux, me semble-t-il. Puis il se calme d’un coup avant de reprendre :

Tu sais… Le plus étrange, c’est que je ne me souviens pas de toute mon enfance. Tu m’as dit que, du jour au lendemain, je suis parti. Seulement, je ne m'en rappelle pas.

– Quoi ?

J'ai juste conscience d'avoir déménagé pendant les grandes vacances. Mon père changeait de travail, et nous l’avons suivi. C’est tout.

– C’est tout, répété-je d’une voix blanche.

Une autre chose, pourtant logique, qui ne m’a en aucun cas paru étrange : je n’aurais jamais dû penser que j’étais du même âge que mes camarades de classe. Je me souviens de toi et de ce début d’année de CP. Mais l’année d’après, j’étais de nouveau en CP, sans aucune honte vis-à-vis de mon redoublement, alors qu’à cet âge-là, ce n’est pas rien. Comme si, dans mon esprit, je n’avais pas repiqué. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire, mais j’ai toujours un peu ressenti notre année commune comme un rêve. Quelque chose de flou. Je n’ai jamais été sûr de rien et j’ai tout simplement occulté le problème.

Je me sens mal. J’ai l’impression que mon sang déserte mon visage. Ce qu’il me dit… Perdre la mémoire n’a jamais été anodin.

Je récapitule pour moi-même les informations que nous possédons. 1997. Grandes vacances. Mutation. Rien ne colle avec mes souvenirs. Vraiment, soit la mémoire de Lucas est défaillante, soit il s’agit de la mienne, mais l’un de nous a un problème. Il faut que je vérifie.

Je me lève et vais chercher mon album photo consacré aux clichés d’école. Je tourne les pages, une par une. Depuis notre première année ensemble, à celle du CP. Il est bien là, derrière moi, son sourire coquin en coin et il regarde l’objectif. Les photos de classe se déroulent toujours en début d’année. Il était encore présent.

M’écoutant, il se précipite sur son propre album et découvre une autre photo. Celle de sa promo de CP à lui. Il la retire du classeur et la retourne. La mienne et la sienne ont été prises à une année d’intervalle, comme l’indique le dos de nos deux clichés.

Il le laisse tomber et, les doigts tremblants, attrape celui de la classe précédente. Entre les deux dates, il manque une année. Celle où il est parti, celle qui est immortalisée dans mes mains.

Rachel…

– Je suis désolée, Lucas.

Il s’est passé quelque chose cette année-là. Quelque chose que nous devons découvrir.

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