La tour (1.1.1)

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Tome 1 > chapitre 1 (prologue) > partie 1

Astheïa

Île de la Décision

Territoire autonome de la Calistrie

Mes décisions furent un élément majeur de ma propre construction.

La Décision, malgré ses conséquences, immenses pour le Continent, fut, en regard, anecdotique.

— Astheïa, après moi, personne ne passe plus cette porte, quoi qu’il advienne, dit l'Archimage d'une voix forte.

Il offrait un visage souriant à la jeune femme empreinte de gravité. Elle hocha la tête d’un geste sec.

— Personne ne passera. Quoi qu’il arrive. Je te le promets grand-père, répondit-elle d'une voix ferme.

Il puisa dans la confiance qu’elle affichait pour lutter contre son dernier doute. S’il admirait le génie de ce qu’ils s’apprêtaient à finaliser, il redoutait tout autant la catastrophe que ce pourrait être.

— Bien, j’ai toute confiance en toi, plus qu’en n’importe qui. Toi et tes hommes, restez dans la tour, vous n’y risquerez rien, leur ordonna-t-il.

Il se retourna pour passer la massive porte de bois et de fer, vers l’escalier de pierre menant au sommet de l’observatoire. Il était le dernier des vingt-deux mages et des deux astronomes à la franchir.

— Grand-père ! Tu ne m’as toujours pas dit ce que vous alliez faire, intervint Astheïa.

Tant le ton assuré que l’inconvenance de la question surprirent les deux disciples qui attendaient leur maître plus loin. Ils lui lancèrent un regard autoritaire : on ne parlait pas ainsi à l’un des membres de l’assemblée des Décideurs, le groupe de sages et dirigeants de l’île.

Le vieil homme s’arrêta un long instant, puis déclara enfin :

— Nous allons infléchir une courbe, petite effrontée. Et cela infléchira l’Histoire.

Il gravit les marches avec un rire sibyllin, sa lourde robe violette se fondant dans la pénombre. Il emporta avec lui les légers tintements métalliques de ses innombrables bracelets d’argent, d'or et de cuivre.

La porte se referma, la serrure cliqueta, les pas s’éloignèrent. Il ne resta bientôt plus que les respirations des soldats en armure et le lent roulis des vagues au loin.

Astheïa et son groupe de protecteurs au service de l'Archimage restèrent ainsi dans l’immense tour. Haute d’une centaine de mètres pour une quarantaine de diamètre, elle servait initialement à la protection du port. Elle avait été reconvertie en observatoire astronomique, avec la salle de la très-longue-vue installée sur la terrasse. Bâtie bien à l’écart de la ville à l'extrême ouest de leur île, juste après les champs et toute proche de la mer, elle offrait un panorama unique sur les environs.

Astheïa, avec sa candeur habituelle, magnifiée par sa chevelure blonde et ses immenses yeux bleus, s’accouda au rebord d’une fenêtre dans une pose rêveuse. Elle survola du regard les cultures, les fermes éparses, la rivière calme. D’un geste machinal, elle toucha les deux alliances passées dans un lacet autour du cou.

La nuit venant, les chants des oiseaux s’effaçaient, les plantes relâchaient une dernière effluve, la nature s’apaisait lentement. Astheïa contemplait la neige éternelle du mont, dorée par le soleil couchant. L’unique montagne de l’île, son territoire, le seul qu’elle connaîtrait durant toute sa vie. Rester avait été son choix.

Parfois, elle enviait ceux qui avaient décidé de partir pour leurs vingt ans, découvrir le monde, poser le pied sur le Continent, parcourir la Calistrie. Ils voyaient enfin ce pays à des centaines de kilomètres de chez eux qu’ils avaient juré de protéger, sans même le connaître.

Traversant la pièce, elle se tourna vers l’horizon coloré se confondant aux ramures des arbres aux troncs blancs et aux feuilles rouges, orange, jaunes, invariables tout au long de l’année sur cette île. Les anciens livres montraient des forêts vertes. Astheïa se les imaginait difficilement. Paraissait-il que dans le reste du monde, les frondaisons prenaient ces teintes chaleureuses seulement en automne.

Son regard dériva sur la mer, elle regarda les vagues agitées par le vent, les poissons sautant par-dessus les flots et les bois dérivants sans buts. L’odeur de l’iode, les cris des oiseaux, le bruit du ressac marquaient la limite de son monde. Au loin, dans l’horizon marin, les puissants navires de Calistrie montaient la garde.

Le dernier fragment de soleil disparut dans la mer, il était temps : elle se tourna vers ses compagnons et donna les directives. Une grande confiance émanait d’elle : port droit, voix ferme, regard assuré. Déjà, le groupe obéissait, habitué à suivre ses ordres. Ils estimaient leur capitaine, louaient sa force de volonté et les idéaux qu’elle leur inspirait.

Andenos, son second, s’approcha du pas assuré des soldats expérimentés dont il avait tout l'aspect avec ses courts cheveux grisonnants et sa musculature sèche. Ses yeux bruns se posèrent affectueusement sur sa protégée, car il voyait avant tout en elle la fragilité affleurant dans la blancheur de sa peau et la petitesse de son armure comparée à celles de ses compagnons.

— Tu penses qu’il va se produire quelque chose ? demanda le vieux guerrier dans son armure ouvragée.

— Je ne sais pas Andenos. Mais les précautions des Décideurs m’inquiètent : amener les citoyens dans la ville-haute, remonter les embarcations de pêche dans les terres. J’ai même vu les provisions des rivages être entreposées ailleurs ! Je ne comprends pas, et ça n’a pas de sens de me laisser dans le secret.

— Je n'en sais pas plus que toi, mais leurs raisons sont rarement connues. Quoi qu'il en soit, j’ai déjà hâte que la nuit finisse. J’aurais préféré préparer les fêtes du solstice au lieu de garder l’observatoire et de rassembler les gens comme à la veille d'une guerre, admit-il avec la résignation d'obéir à des ordres qu'il ne comprenait pas nécessairement.

— Moi aussi. Mais j’aimerais savoir ce qu’ils font là-haut. Infléchir l’Histoire, d’ici ?

Andenos retourna parcourir leur vaste pièce aux murs de pierres massives, il s'attarda sur les dizaines d’instruments d’astronomie avant d'aller fouiller les rayons de livres. Il entreprit d'en feuilleter certains.

— Quoi qu’on fasse ici, un peu plus de lumière ne ferait pas de mal, dit-il en s'approchant d'une fenêtre.

Dans la nuit tombante, le ciel révélait peu à peu ses étoiles. Astheïa en connaissait les constellations, elle les nomma mentalement pour passer le temps, se rappelant les mythologies de leur création, jolies histoires pour enfants. Sur une île si petite, perdue en pleine mer Adunière et coupée volontairement du monde, la sécurité, le destin tout tracé ainsi que la douceur de l’existence laissaient tout le temps aux petites filles d’écouter les conteurs, virevolter sur la musique et regarder le ciel.

— Pour l’instant, cette pénombre me suffit. Plus tard, j’aurai besoin de voir l’extérieur, murmura-t-elle en réponse à Andenos.

La plus grande source de lumière céleste ne venait ni des astres lointains ni de la lune. La comète était incroyablement visible cette soirée-là. La même comète revenant tous les cent vingt ans. Les astronomes disaient qu’elle passait au plus proche lors du solstice d’été. La queue majestueuse laissée dans son sillage ressemblait à des cheveux d’or. Astheïa l’admira durant plusieurs minutes, se demandant s’il y avait un moyen de l’atteindre, d’où lui venait sa brillance, quelle matière la composait.

Peut être d'hybre ? L'hybre, matière du pouvoir des hommes et de la puissance des royaumes, source d'énergie de leur monde, principe des prodiges et des magies.

Observer cet astre luminescent lui donna envie de contempler ses joyaux à elle. Elle plongea la main dans sa bourse de cuir pour en tirer ses sphères d’hybre. Elle les regarda affectueusement, les faisant tourner dans ses mains tout en souriant, leur blanc opaque devenant peu à peu brillant. Elle possédait trois des six sphères de lumière de l’île, ce don et cet immense privilège la rendaient fière.

Les allées et venues des hommes et femmes sous le commandement d'Astheïa rythmèrent la première heure de veille : descente, échange avec les autres, remontée de la cinquantaine d'étages.

Andenos revint vers elle lui parler à voix basse.

— Tu t’es déjà demandé notre utilité ? Ce soir nous avons à faire mais parfois je m’interroge sur notre but. Protecteurs de l’île, onze protecteurs contre quoi ? On s’entraîne tous les jours, mais nous ne faisons rien de plus que de la figuration. La garde de la ville veille aux affaires quotidiennes et la Calistrie garde les côtes.

— On ne fait pas de la figuration Andenos, nous sommes les protecteurs de l’Archimage ! Si la garde sert l’Administrateur, nous non, lui répondit Astheïa avec assurance.

Il sourit devant son idéalisme et reprit :

— Tu n’en es qu’aux débuts, voilà vingt-deux ans que je suis protecteur, et je n’ai vraiment eu à combattre que trois fois. Non que ma vie soit ennuyeuse, loin de là.

— Les soldats semblent toujours inutiles, jusqu’à ce qu’on ait cruellement besoin d’eux, ils deviennent alors le dernier salut. Tu le sais mieux que moi, c’est grâce à toi que le renversement de l’Assemblée a été évité.

— Oui, je m’en souviens malheureusement, cette nuit horrible, tous ces morts, répondit-il.

Il laissa un long silence.

— Tu avais quel âge à l’époque ? demanda Astenos.

— Je ne devais pas avoir plus de huit ans, je pense.

Ils restèrent à regarder le crépuscule s’en aller à son tour. Les grillons se mettaient à bruire sous une brise effleurant les branchages, les fleurs se refermaient, au loin les lumières s’allumaient par endroits dans la cité.

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