Chapitre 1 : Nouvelle loi (2/2)

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Par dizaines les traits faucheurs s’étendirent sur le marché, enveloppant peu à peu la moindre surface lumineuse. Un milicien transperça une jeune femme à sa portée. De ce premier décès s’amorça un mouvement de panique. Hurlements, déchirures, bousculades, aucun citoyen n’était épargné, tous cherchaient à gagner un chemin dans l’étroitesse des voies et de l’esprit.

— Fuis, Horis, murmura Kardus, inondé de sueur.

— Pas tout seul ! insista l’adolescent.

— Fais ce qu’on te demande ! supplia Olni. Rejoins Chédi et Réniol et sauvez-vous, vite !

Je ne peux pas les abandonner… Ça ne devait pas se passer ainsi ! Ce n’est pas possible… À contrecœur, Horis se mêla à la foule, courut à s’en rompre les poumons. Derrière lui fendait le métal au contact de la chair. Devant lui se tapissait l’inconnu, dans la masse chaotique, dans la décrépitude. Quelques lueurs rayonnaient pourtant de plus belle. Des spirales dorées fusèrent au centre du marché : aux hennissements des chevaux, Horis comprit qui avait riposté.

— Ne touchez pas à notre communauté ! s’affirma sa mère en posture offensive.

— Nous la protègerons, affirma son père impavide.

— Vraiment ? s’agaça Nerben. Vous n’êtes solidaires qu’envers les vôtres. Votre infamie s’éteint aujourd’hui !

Kardus et Olni se dressèrent en égides des leurs. Même si leur ennemi galopait vers eux, leurs paumes s’ouvrirent à leurs pouvoirs intérieurs. Ainsi communiquaient-ils avec leur environnement, à l’écoute de la nature, sédition contre l’imposture. Ils se placèrent en position défensive, tendirent leurs bras, ouvrirent de leur paume. Ils étaient le réceptacle d’une puissance incommensurable, les mages les plus illustres d’Ilhazaos. Protecteurs de leur famille, de leurs compatriotes.

Olni déploya un rayon lumineux, mais Nerben le dévia, éblouissant toute la place du marché. Kardus projeta des orbes étincelés que le milicien absorba de sa hallebarde. Quoi ? D’où proviennent ces capacités ? Peu importe ! Pas besoin de fuir ! Ils vont se débarrasser des miliciens ! Rien n’est capable de…

Nerben les décapita.

Deux protecteurs s’effondrèrent. Leur tête chuta à hauteur de leur corps meurtri, envolée loin des souffrances des leurs. Là périrent d’autres âmes de la cité, engorgées d’écarlate, où coulait l’échec avec le sang.

Chédi… Réniol… Je dois tenir ma promesse.

Horis se perdait. Chaque fois qu’un citadin s’affaissait dans l’abîme, il détournait le regard. Chaque fois qu’une lamentation vrillait ses tympans, il ravalait ses sanglots. Les cavaliers semblaient bondir de rues en rues, dans un déplacement fluide, à l’aise dans ce milieu. Des demeures s’embrasaient sur leur passage. L’architecture, connectée à la nature, s’effondrait en autant de morceaux que les dépouilles. Partout où un milicien surgissait, des mages trépassaient. Avec eux, leur culture. Avec eux, leurs accomplissements. Avec eux, leur héritage.

D’ordinaire, les mages ripostaient aisément face à ce type d’adversaires. Ils étaient submergés, incapables de s’adapter aux nouvelles armes de leurs opposants. Ils ne furent qu’une poignée à en occire, traversant leurs défenses, avant d’être tués à leur tour. Même lorsqu’ils étaient blessés, les miliciens résistèrent plus que de coutume.

Je n’ai pas ce pouvoir… Confiez-en moi. Donnez-moi la capacité de protéger ce que j’aime !

Il restait tant à sauver. Horis refusait de laisser son monde s’affaisser. Guère de choix se présentaient à lui quand des pans de murs se fissurèrent sous les flammes. Tant la chaleur des flammes que son effort physique le faisaient exsuder d’épaisses gouttes. Il sollicitait son corps comme jamais. Il devait secourir son frère et sa sœur. Rendre hommage au sacrifice de ses parents.

Mais des débris s’écroulèrent sur lui.

Écroulé à plat ventre, ses jambes coincées sous une masse de plâtre, il ne put qu’assister à l’inévitable.

Sa maison brûlait. Tout ce qu’il avait chéri. Tout ce qu’il avait bâti. Non ! Il me faut l’atteindre ! Je suis si proche…

Une silhouette sauta de la fenêtre. Son aîné. Il rejoignait sa propre lumière, sans éliminer les plus pernicieuses. Car le feu rongea chacun de ses os tandis que des borborygmes achevèrent d’éteindre sa voix. Face à Horis, il agonisait. Face à son cadet, il regrettait. Réniol échangea un ultime regard avant de rencontrer sa paix.

Je l’ai rabaissé. Je n’ai pas cru en lui. Mes dernières paroles, mon dernier jugement. Réniol, pardonne-moi… J’ai échoué.

— Qu’est-ce qu’on fait d’elle, chef ? se renseigna une milicienne. Mon arme n’a pas vibré.

— Vous connaissez cette demeure, non ? répliqua Nerben en descendant de sa monture.

Il ne l’avait pas vu. Lui, l’adolescent en sang et larmes, étalé misérablement sous les gravats. Il n’existait pas à leurs yeux. Pourquoi m’ignorent-ils ? Qu’ils rappliquent ! Je les attends ! Si je suis inapte à venir vers eux, qu’ils viennent vers moi !

Il l’avait vue. Elle, la petite fille à la peau ébène, aux longues tresses noires, vêtue d’une tunique immaculée. Une demi-douzaine de traqueurs la dévisageait. Aucun ne plissait les yeux ou brandissait sa hallebarde vers elle. Tous, sauf un. Le meurtrier de ses parents.

— C’est une Saiden ! s’écria Nerben. La famille mage la plus puissante de cette foutue cité ! Te fierais-tu à une quelconque innocence juvénile ? Le même sang impur coule dans ses veines.

— Chef, c’est une enfant ! plaida la milicienne. Elle n’a même pas encore dû apprendre la magie !

— Pas encore. Là se trouve le problème.

— Vous n’y pensez pas, chef ! Ne devenons pas comme nos ennemis ! Si vous franchissez cette limite…

— Notre objectif implique ce genre de choix ! Si un seul d’entre eux s’échappe, alors nous aurons échoué ! Tu savais à quoi t’attendre en t’engageant. Sinon, une dépouille de plus embellira cette cité autrefois souillée par la vermine.

La milicienne recula, et trembla autant que Chédi. Non qu’elle n’osât fixer le vieil homme, mais sa tête se penchait, balayant ses alentours d’un preste regard.

— Où sont mon papa et ma maman ? demanda-t-elle. Où sont mes frères ?

— Ne t’inquiète pas, petite, rassura Nerben.

— Pourquoi les gens meurent ? Pourquoi vous brûlez tout ?

— Réponds juste à une question : quel âge as-tu ?

— J’ai neuf ans.

— Très bien. J’espère que tu as bien profité de ces neuf années.

Une dague en acier surgit de la ceinture du milicien. Froide, magnifiée dans l’air libre, elle trancha la gorge de la petite fille qui succomba dans une flaque vermeille. Elle ne pleura pas. Elle ne souffrit pas. Elle ferma ses paupières, noyée dans l’appel du néant éternel.

Horis y avait assisté, médusé, terrorisé. Il n’avait secouru personne

Ainsi les miliciens poursuivirent leur œuvre. Tuèrent quiconque avait réveillé le potentiel en eux. Jamais ils ne se retournèrent vers Horis. Jamais ils ne prêtèrent une quelconque attention à Horis. Des minutes entières lui furent requis pour s’extirper de ce poids, pas celui qui lancinait son cœur, mais celui qui l’avait rendu immobile. Vulnérable. Impuissant.

Ils sont morts… Tous. Je les ai abandonnés. Je suis entièrement coupable.

Une allée s’ouvrit dans la clarté. Une voie à l’ouest, vers le désert d’Erthenori, son unique échappatoire. Horis s’enfuit. Il s’estimait incapable d’accomplir quoi que ce fût d’autre. Au-delà des dunes régnaient d’invisibles éclats. Sa sueur effacerait ses pleurs. Là où son sang goutterait, il errerait, quitte à renoncer aux siens, quitte à capituler. Ce jour-là, des forces immenses l’avaient dépassé, l’obligeant à commettre l’impensable. Ma lâcheté. Mon fardeau.

Pourtant, harassé au sommet des chemins embrasés, il se maintenait en vie, presque malgré lui. L’écho subsistait dans son esprit tourmenté.

Ils avaient tout prévu. Ils ont annoncé ce qu’ils allaient faire, pourtant je n’ai réussi à défendre personne ! Parce que… Parce qu’ils sont plus forts. Ce sont eux, les oppresseurs. Mais je me vengerai. Quand ma faiblesse périra, quand ma magie dominera, je leur montrerai. Je les traquerai jusqu’au dernier, puis je tuerai l’impératrice qui a fondé cette nouvelle loi.

Il n’en fit rien pour l’immédiat. Épuisé, assoiffé, Horis parvint à marcher des heures durant avant de s’évanouir sur le sable.

À peine aperçut-il le profil de ses sauveurs. Ils incarnèrent sa possibilité de recommencer. Ils incarnèrent ses perspectives d’avenir.

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