Chapitre 45 : Le peuple exilé

9 minutes de lecture

JIZO


Il ignorait où il était. Et combien de temps s’était écoulé.

Jizo avait un mal de tête à vaincre. Des soubresauts à réfréner. Une transpiration et une soif à combler. Des douleurs ponctuelles et omniprésentes à endurer. Il supportait tout sur une fine couchette, où les replis caressaient ses vertèbres, où la lumière externe se tamisait sur la toile flavescente.

Le plus difficile est d’ouvrir les paupières. De revenir à cette réalité. Malgré ce qu’elle est devenue.

Une brillance dépourvue de naturel l’éblouit dès son réveil. Pour cause se découpait une ombre qu’il croyait disparue. Maîtresse Vouma elle-même, bras croisés, tête relevée, dévisageait Jizo avec un mélange de soulagement et de vanité. Pas elle… Pas encore.

— Décidément, rien ne t’arrête ! salua-t-elle. Quel est ton secret, mon beau ? Une chance inouïe ?

— Ne plus te voir dans les parages, riposta Jizo.

Vouma se fendit d’un rire gras avant de fixer le jeune homme plus en profondeur.

— Peut-être est-ce le contraire, affirma-t-elle. Peut-être que, même si tu ne veux pas l’admettre, tu es dépendant de moi.

— Non ! Tu es une vision dont je dois me débarrasser.

— Ne sois pas de mauvaise foi… Au fond de toi, tu aimes ma compagnie. Je t’ai insufflé du courage pour les durs événements. Tu as survécu une bataille, tu es donc aussi brave et costaud que je le pensais !

— C’est juste un miracle…

— Alors je remercie les miracles.

Vouma se lécha les lèvres tandis que ses pupilles s’élargissaient. Elle passa outre l’assentiment de Jizo pour se pencher vers lui. Sa main s’enfonça dans son pantalon, et dès lors ressent-il une désagréable sensation, un remous dont il n’aurait jamais souhaité ressentir le toucher.

— Toujours aussi plaisant…, murmura-t-elle. Surtout, laisse-toi faire…

— Il suffit !

Jizo agrippa le poignet de son ancienne maîtresse et serra de toutes ses forces. Tremblements et regards noirs réprimèrent les ardeurs de Vouma, qui s’en gaussa encore.

— Tu te penses drôle à m’agresser ainsi ? Tu ne l’es pas ! Ton attirance n’est pas réciproque ! Toutes ces années, j’ai été traité comme un objet, chaque jour rabaissé plus bas dans ma dignité ! J’ai supporté tes violences, tes chantages, tes faux compliments, parce que j’étais prisonnier. J’ai pleuré, j’ai geint, je me suis énervé, et j’ignore comment je me suis échappé de ces lieux de malheur. Mais les chaînes me rattrapent… Et je ne pourrai jamais m’en défaire.

— Oh, Jizo…, souffla Vouma. Tu ne penses pas si bien dire. Mais je te laisse, quelqu’un approche.

— Hein ? Comment tu le sais ?

Aussitôt Vouma cédasa place à Nwelli. Elle survient toujours au bon moment… Merci. Au-delà son sourire déployé de plus belle, au-delà de son soupir d’apaisement, elle redressa son ami pour l’accueillir de son bras. Un contact auquel Jizo consentait véritablement.

— Tu vas bien ! se réjouit-elle. J’avais tellement peur…

— Je m’en suis sorti…, constata Jizo. Mais j’ignore moi-même comment.

— Tu t’es comporté comme un héros. Je croyais que tu périrais sous les gravats, mais certains ont réussi à te tirer de là. Tu n’as plus rien à craindre, maintenant.

— Et les autres ?

— Eh bien… À toi de voir. Mais ce n’est pas très positif, loin de là…

Nwelli se rembrunit, conduisait Jizo à contrecœur vers l’extérieur, l’emmena au crépuscule auquel il devait se confronter.

Il eut une épreuve à supporter au-delà de sa propre personne. Depuis leur campement improvisé, jonché de tentes à peine montées, Doroniak se manifestait sans quelconque grandeur. Tant de brèches perçaient la muraille ouest que Jizo se demandait comment résistaient les derniers pans. Par-dessus les habitations effondrées s’exhalaient des colonnes de matière grise. Quelques jours plus tôt, Doroniak rayonnait en fière cité. Qu’est-il arrivé pour qu’elle soit détruite en un jour ? Comment réparer tout le mal qui a été commis ?

Promener ses yeux à proximité heurta davantage Jizo. Des agonisés succombaient encore malgré l’opiniâtreté de leurs proches, qui alors s’abattaient dans le chagrin. Peut-être subsistaient des centaines ou des milliers de survivants, mais ils paraissaient bien peu en comparaison des victimes de la guerre. Couverts de plaies ou de brûlures, privés des leurs ou d’une part d’eux-mêmes, engloutis dans la noirceur du traumatisme.

Pas sûr que beaucoup se relèveront. Qu’allons-nous devenir ? Pourquoi me suis-je réveillé pour assister à cela ? C’est trop difficile… Tous ces gens avaient un foyer où habiter, des proches à chérir, des amis à côtoyer. Ils n’ont plus rien, leurs fondations sont anéanties. Ciel…

Une chiche lueur émergea par-devers Jizo. L’un après l’autre, Irzine et Larno l’enlacèrent, et le petit garçon fondit même en larmes à hauteur de sa taille. Ce qui émut même sa grande sœur derrière son masque.

— Tu es fort, encore une fois ! complimenta Larno.

— Peut-être, mais j’en garderai des séquelles…, se dolenta Jizo.

— Comme nous tous, avança Irzine. Personne n’en est sorti indemne. Et franchement, j’ai encore du mal à croire que ce soit terminé. Cela aurait pu être notre fin à tous.

— Que s’est-il passé lorsque j’étais inconscient ?

Irzine s’écarta du reste du quatuor pour s’orienter vers la dévastation. D’ici Jizo percevait combien son corps se crispait face à cette vue, fût-elle limitée par son masque.

— Beaucoup et peu à la fois, expliqua-t-elle. Nous avons reçu l’aide de quelques mages supplémentaires, dont Médis. Elle est revenue auprès de nous, nous a protégés. Un élan altruiste l’a motivée malgré elle, sûrement car elle avait quelque chose à prouver. Elle est partie dès que nous étions en sécurité. Pour enfin accomplir sa vengeance, affirmait-elle.

— Je suppose que nous pouvons la remercier, dit Jizo.

— Elle s’est montrée héroïque, souligna Nwelli. C’est quand l’humanité est poussée dans les ultimes désespoirs qu’elle manifeste le plus de générosité. Nous devons prendre exemple sur elle.

— Et pas qu’un peu, ajouta Irzine. Il suffit d’examiner autour de soi.

De sinistres présages animèrent l’esprit de Jizo. Écouter la suggestion de son amie le plongea dans une incertitude encore plus tenace. Nwelli eut beau lui tapoter l’épaule, il garda ses épaules voûtées et ses bras ballants.

— Nous sommes livrés à nous-mêmes…, s’avisa-t-il.

— Il paraît que les miliciens et militaires se sont réfugiés au nord, rapporta Irzine. Autrement dit, ils nous ont abandonnés. Mes préjugés étaient définitivement faux.

— Sur les mages ? demanda Larno.

— Tous. Aujourd’hui, les prétendus défenseurs de la justice et du peuple ont prouvé qu’ils massacraient autant que leurs ennemis. Piégés entre deux feux, nous n’avons reçu que peu de soutiens et d’empathie. Des mages étaient coupables, d’autres étaient victimes aussi. À commencer par Taori…

— Qui est Taori ? s’enquit Jizo.

Irzine désigna une frêle silhouette à quelques dizaines de mètres.

— Elle. D’après les témoignages, il s’agirait d’une mage. Et pas n’importe laquelle : celle qui a détruit les murailles nord et a permis aux armées myrrhéennes de s’infiltrer à Doroniak.

— Une mage du côté des miliciens ? s’étonna Jizo. Cela n’a aucun sens !

— La question est partagée. Il est très probable qu’elle ait dû lancer ce sort contre son gré. Les miliciens en deviennent d’autant plus hypocrites… À toi de résoudre cette histoire.

— Pourquoi moi ?

— Taori est dimérienne. Et elle ne parle pas les autres langues…

Voilà bien longtemps que je n’en avais pas vus, si je ne compte pas les mercenaires… Si je dois m’engager, me rendre utile, alors je le ferai. Jizo entreprit de la rejoindre, toutefois Irzine l’attrapa pour lui glisser quelques dernières paroles :

— De nouvelles épreuves nous attendent. Je réalise maintenant combien j’ai été égoïste. Il y a de plus grandes ambitions que de rentrer dans les îles Torran. Des milliers de citoyens privés de demeure. Certains soutenaient les mages, d’autres les haïssaient. Tous ont été trahis. Peut-être que nous avons eu des différends par le passé, mais nous avons subi des malheurs semblables. À nous de prendre en main notre avenir. Pourras-tu amorcer le processus, Jizo ?

— Je m’y appliquerai au maximum, déclara l’ancien esclave.

Il abandonna ce faisant ses amis de toujours afin d’aller vers l’inconnu. Vers cette petite et maigre femme dont le visage poussiéreux révélait une paire d’yeux bridés et des iris bruns. À genoux sur un tapis carminé, presque recroquevillée sur elle-même. Des tressaillements s’emparèrent d’elle au moment où Jizo fut assez proche.

Saurais-je encore m’exprimer en dimérien ? J’ai l’impression que cela fait tellement longtemps… Que j’ai perdu mes racines. Je dois être un bon contact. L’exhorter à nous faire confiance.

— Bonjour…, bredouilla-t-il, bras à moitié tendu. Tu es Taori, il me semble ?

La concernée acquiesça avec hésitation. Ça commence mal…

— Je m’appelle Jizo, se présenta le jeune homme. Tout comme toi, je viens de Diméria. Mes origines sont moins marquées car mon père est skelurnien… Mais j’ai grandi là-bas avant de devenir esclave dans l’Empire Myrrhéen. Avant de me retrouver plongé dans cette bataille.

Jizo s’interrompit. Il ne décela aucune réaction de la part de Taori, sinon un regard porteur d’incongrue insistance.

— On te dit mage, poursuivit-il. On raconte que tu as jeté un sort contre la muraille nord.

— Oui…, s’exprima enfin Taori. J’ai été capturée. Traînée de force jusqu’ici. Contrainte de servir les envahisseurs. Et une fois mon rôle accompli, j’ai été abandonnée…

— Tu n’es pas abandonnée, compatit Jizo. Nous sommes là.

— Je ne comprends pas leur langue, mais ils me dévisagent.

— Ils apprendront à te connaître et leurs préjugés s’effaceront. Peu importe d’où nous venons, peu importe qui nous sommes, notre destinée sera la même. Je t’aiderai, Taori. J’en fais la promesse.

Il parvint à lui arracher un sourire pour la première fois. Mais l’accomplissement se révéla éphémère quand Maîtresse Vouma gloussa derechef derrière lui. Il salua poliment la mage avant de s’abriter à l’abri des regards. Face à face avec ses immortelles réminiscences, il retroussa ses manches, et toisa la femme au rire permanent.

— Tu vas encore me lancer des commentaires sarcastiques ? prédit-il.

— Moi ? fit Vouma. Pas du tout ! J’étais même prête à t’applaudir ! Tu multiplies tes engagements, une compatriote comme nouveau repère ! Là encore, tu te vois en elle ? C’est aussi une étrangère exploitée contre son gré. La différence est que cette Taori peut être exécutée juste en raison de sa nature.

— Pas si je me dresse face à ses ennemis.

— Tu es téméraire, Jizo, mais tu n’as qu’un sabre. Si elle est capable de faire s’effondrer une protection millénaire, j’imagine qu’elle est parfaitement capable de se défendre toute seule.

Privé du dernier mot, Jizo renâcla avant de se retourner. Je dois l’ignorer, il n’y a pas d’autre solution ! Mais à peine s’était-il éloigné que la persistante voix résonna de plus belle :

— Je suis réelle. Bien vivante.

Des frissons ankylosèrent Jizo. Des rafales naissantes, discrets appels de la sorgue, battirent ses vêtements et ses bandages, comme il s’était figé. Il lui fallut en puiser en lui pour fixer la provocatrice.

— Comment ça ? fit-il.

— Tu t’interrogeais sur ma nature, expliqua Vouma. Suis-je une hallucination née de ta consommation de drogue ou incarnation de la folie de ton esprit ? En réalité, je suis moi, ce même si mon enveloppe physique n’est plus. Tu risques de te demander si c’est possible. La thynème n’est pas n’importe quelle drogue. Il s’agit d’une poudre enchantée par Yaloudré Maok, un nom que tu ne connais pas, preuve que je dis vrai. Sinon comment aurais-je su que quelqu’un arrivait dans ta tente et toi non ? Quoi qu’il en soit, la thynème a pour effet de lier les âmes du donneur et du porteur. Comme si j’avais déjà anticipé que tu te retournerais contre moi… J’ai survécu à travers toi. Ce qui signifie que je ne disparaîtrais qu’à ta mort.

— Qu’il en soit ainsi.

Vouma demeura bouche bée. Tu ne t’attendais pas à cette réponse, hein ?

— Je te supporterai jusqu’à la fin, affirma Jizo. Tu incarnes ma part d’ombre ? Eh bien, je l’assumerai.

— Tu ne réalises pas encore. J’ai agi ainsi parce que je t’aime, Jizo. Passionnément, éternellement. Gemout était certes un homme sympathique, mais notre union a été scellée dans un but professionnel. Alors que toi et moi… Notre lien est plus puissant. Immuable.

— Je n’en pense pas tant. Mais si tu demeures en moi… Tu limiteras tes dégâts à ma personne. Tu ne feras plus de mal à personne d’autre. Et tu assisteras à la prise en main de mon futur.

— Crois-moi, j’ai hâte ! Comment Jizo, ancien esclave, se dépêtra dans la vastitude du monde ?

— Je vais aider ces gens. Chacun d’eux. Leur trouver un nouveau foyer. Les sortir de leur exil.

Peut-être que l’esprit s’acharna. Jizo n’en sut rien puisqu’il s’orienta vers les survivants. Il accorda un sourire à Nwelli, Larno, Irzine, et toutes ces personnes auxquelles il pouvait s’identifier. Un autre commencement. Incertain sans doute, mais nous ne subirons plus notre destin.

Rejetés du pouvoir. Délaissés de tous. Réfugiés de l’ancienne cité. Foulées après foulées, jours après jours, larmes et sang s’effaceraient dans le sang à tracer. Au gré du crépuscule se préparait une longue marche vers l’inconnu. Et dans l’obscurité se tapisserait l’appel de l’éveil.

Le peuple exilé se mit en quête d’une nouvelle terre d’accueil.

FIN DU TOME 1

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0